THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

L'EXERCICE IMPOSSIBLE

l`exercice, pièce pour marionnettes, duranty, freehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f394.item

Louis-Émile-Edmond Duranty

1880 - domaine public

 

PERSONNAGES :

PIERROT.
LE CAPITAINE.
LE CAPORAL.
SOLDATS.

UNE CASERNE EN PRUSSE.

 

LE CAPITAINE. — Il me manque des hommes... une fièvre maligne, on peut certes l'appeler maligne..., a dévoré une partie de ma compagnie.

PIERROT (entrant dans la cour.) — Pardon, Monsieur, vous ne pourriez pas m'indiquer la maison de mon cousin Frùschentisch ?

LE CAPITAINE. — Si, mon ami. (À part.) En voilà un qui me convient.

PIERROT. — Il est mort, et j'arrive de Pontoise pour recueillir son héritage.

LE CAPITAINE. — C'est ici sa maison, mon camarade, et je vais te remettre tout de suite ce qu'il a laissé pour toi,

PIERROT — Vous êtes donc le notaire ?

LE CAPITAINE. — À peu près. (Il sort.)

PIERROT. Ma fois, voilà un pays où les choses se font vite ! (Le Capitaine revient avec un attirail militaire.) Qu'est-ce que c'est que tout ça ?

LE CAPITAINE. — C'est le mobilier de ton cousin... Comment l'appelles-tu ?

PIERROT. — Frùschentisch.

LE CAPITAINE. — De ton cousin Frùschentisch.

PIERROT. — Quel drôle de mobilier ! Mais il n'avait donc pas une petite table... une ?..

LE CAPITAINE. — Il t'a laissé la table et le logement dans cette maison pour toute ta vie.

PIERROT. — Ah ! le brave homme !

LE CAPITAINE. — Et même son emploi avec son traitement.

PIERROT. — Ah ! le brave homme ! Et quel était son emploi ?

LE CAPITAINE. — De faire beaucoup d'exercice... pour se bien porter...

PIERROT. — Ah ! Ah !

LE CAPITAINE. — Et cela moyennant un sou par jour : la table, le logement et le vêtement.

PIERROT. — Mais c'était un habile homme !

LE CAPITAINE (lui mettant le casque.) — Prends son chapeau : il te va bien.

PIERROT. — On le dirait fait pour moi !

LE CAPITAINE (lui mettant le sac.) — Voici une espèce de petite armoire... qu'il avait l'habitude de porter.

PIERROT. — On dirait une cave à liqueurs.

LE CAPITAINE (lui mettant la giberne.) — Sans doute ! et ceci...

PIERROT. — C'est pour mettre le tabac ?

LE CAPITAINE. — En poudre, oui. (Lui mettant un balai à la main.) Et voilà pour écarter les pierres de ton chemin...

PIERROT. — Il prenait bien des précautions, mon cousin.

LE CAPITAINE. — C'était un homme si utile au roi de Prusse !

PIERROT. — Il était utile au roi de Prusse ?

LE CAPITAINE. — C'était un des principaux amis et employés du roi de Prusse.

PIERROT. — De sorte qu'en héritant je serais aussi un des principaux amis et employés du roi de Prusse, sans avoir jamais rien fait pour le mériter ?

LE CAPITAINE. — Tout juste !

PIERROT. — Ah ! que j'ai bien fait de venir vite de Pontoise ici !

LE CAPITAINE. — Or çà, quel est ton nom ?

PIERROT. — Pierrot !

LE CAPITAINE. — Le roi de Prusse aimera ce nom. (Écrivant.) Pierrot, numéro cent-trente-neuf, première compagnie du troisième de la septième du deuxième ! Voyons : voltigeur, oui. Allons ! signe pour ton héritage.

PIERROT (signant.) — Ah ! ah ! je vois bien que vous êtes notaire maintenant, vous écrivez sur des papiers et vous faites des comptes.

LE CAPITAINE. — Tu as le nez fin... Or çà ! Pierrot, pour plaire au roi de Prusse, es-tu décidé à faire quelque petite chose ?

PIERROT. — Sans doute, mais comme je viens de faire une longue course, je voudrais déjeuner d'abord. Indiquez-moi une auberge ! (Il se dirige vers la porte.)

LE CAPITAINE (criant d'une voix terrible.) — Schnip ! schnap ! fertisch, clapp, dass thur !
(Un factionnaire se place devant la porte.)

PIERROT. — Il a l'air fort bête, celui-ci.

LE SOLDAT (croisant la baïonnette.) — Nicht bassir !

PIERROT (reculant d'un saut.) — Eh bien ! qu'est-ce qu'il a ? je lui ai rien fait.

LE CAPITAINE. — C'est le portier de la maison. C'est une maison bien ordonnée : tout s'y fait régulièrement. On n'en sort qu'à certaines heures.

PIERROT. — La maison n'était donc pas à mon cousin ?

LE CAPITAINE. — Peuh ! il n'en était que locataire, avec beaucoup d'autres.

PIERROT. — Mais pour déjeuner, comment m'y prendrai-je ?

LE CAPITAINE. — Or çà, drôle ! sache que tu es enrôlé au service du roi de Prusse, et qu'il ne s'agit point de déjeuner, mais d'apprendre à marcher au pas et à faire la charge en douze temps !

PIERROT. — Comment ! comment ! vous n'êtes donc pas notaire ?

LE CAPITAINE. — Je suis le capitaine Schlague, ton supérieur !

PIERROT. — Eh bien ! et mon cousin ?...

LE CAPITAINE. — Je ne l'ai jamais connu.

PIERROT. — Et mon héritage ?

LE CAPITAINE — Tu le chercheras plus tard.

PIERROT (furieux) — Qui ? moi, servir pour le roi de Prusse ? J'aurais été volontiers conscrit français, mais conscrit prussien, jamais ! (Il s'élance vers la porte.)

LE FACTIONNAIRE (croisant la baïonnette). — Nicht bassir !

PIERROT (reculant.) — Je suis pris ! mais ils me le payeront.

LE CAPITAINE (prenant un bâton.) — Attention ! ton instruction militaire va commencer, et tâche de faire des progrès, mauvais chien ! (Il le frappe.)

PIERROT. — Aïe ! aie !

LE CAPITAINE. — Tiens-toi fixe ! roide comme un bâton. (Il le frappe.)

PIERROT. — Aïe ! aïe !

LE CAPITAINE. — Si tu dis un mot, tu seras fusillé. Attention ! allons, marche au pas : Une, deux ! une, deux ! (Il indique le mouvement. — Pierrot l'imite d'une manière bouffonne, puis feint de tomber et donne un violent coup de tête sur celle du capitaine. Celui-ci tombe à la renverse, puis se relève furieux.) Damné maladroit ! quarante jours de salle de police. Allons, recommence ! (Il veut le frapper, mais Pierrot passe par-dessous le bâton.) Comment, coquin ! tu es assez maladroit pour ne pas être touché par ma canne ! Allons, au pas : Une, deux ! une, deux ! (Pierrot recommence et tombe de nouveau en renversant le Capitaine d'un coup de tête. — Celui-ci, exaspéré :) Idiot ! tête de bois ! brute ! Tiens : Une, deux ! une, deux ! une, deux ! (À chaque mot, il cherche à donner à Pierrot des coups de canne que l'autre évite.)

PIERROT. — Ah ! je comprends à présent. (Frappant le Capitaine à grands coups de balai.) Une, deux ! une, deux ! une, deux

LE CAPITAINE. — Lourdaud, imbécile ! tu es encore plus bête que quand tu t'es laissé enrôler. Passons à autre chose, tu comprendras peut-être mieux ! Fixe, attention ! Portez... arme !

PIERROT (élevant son balai en l'air.) — Voilà !

LE CAPITAINE. — Bélître ! Pour porter arme, on saisit le fusil à la hauteur du...

PIERROT (lui laissant tomber son balai sur la tête.) — Je ne peux plus le porter.

LE CAPITAINE. — Holà !... (Se frottant vivement la tête.) Il est indéniaisable ! Portez... arme ! portez... arme ! (Il veut le bâtonner, mais Pierrot s'esquive à chaque coup.) Tu n'as pas honte !

PIERROT. — Mais je vois bien ! (Frappant le Capitaine.) Portez... arme ! portez... arme !

LE CAPITAINE. — Hé là ! coquin, assez ! Est-ce que tu le ferais exprès, par hasard ?

PIERROT. — Je fais ce que je peux !

LE CAPITAINE. — Allons, attention ! continuons : présentez... arme !

PIERROT (lui mettant le balai dans la figure.) — Tout de suite !

LE CAPITAINE. — Pouah ! j'ai bien fait de te donner un balai pour commencer. S'il avait eu un fusil entre les mains, il m'aurait tué, le balourd ! Je ne voudrais pas en avoir trente comme lui à instruire. Attention ! croisez... la baïonnette !

PIERROT. — En avant, marche ! (Il marche sur le Capitaine et lui donne des coups de la pointe de son manche à balai.)

LE CAPITAINE. — Scélérat ! (Il recule.)

PIERROT (le poursuivant.) — En avant, marche !

LE CAPITAINE. — Je te fais fusiller si tune t'arrêtes pas. (Pierrot s'arrête.) Tu es incapable de jamais apprendre l'exercice.

PIERROT. — Capitaine, deviendrai-je général ?

LE CAPITAINE. — Comment ! impudent drôle, toi qui ne sais pas même tenir un fusil...

PIERROT. — Enfin, puis-je devenir général ?

LE CAPITAINE. — Jamais ! Jamais !

PIERROT. — Et colonel ?

LE CAPITAINE. — Jamais !

PIERROT. — Et capitaine ?

LE CAPITAINE. — Capitaine ! capitai... aine !  ! comme moi !  ! ... Mille sabres ! cinquante jours de salle de police pour avoir eu l'audace d'y penser !

PIERROT. — Et sous-lieutenant ?

LE CAPITAINE. — Non, non. non, jamais !

PIERROT. — Et sergent ?

LE CAPITAINE. — Jamais ! !

PIERROT. — Et caporal ?

LE CAPITAINE. — Non, non, non ! Si tu continues tes questions, je te donne cinq-cents jours de salle de police de plus.

PIERROT. — Ah ! jamais ! Eh bien ! et ma giberne ?

LE CAPITAINE. — Quoi ! ta giberne ? quel rapport...

PIERROT. — On ne m'y mettra pas un bâton de général en chef ?

LE CAPITAINE. — Non, thunderteuifel ! As-tu fini tes questions idiotes ?

PIERROT. — Mais alors, pourquoi donc apprendrai-je l'exercice ?

LE CAPITAINE. — Pourquoi, pourquoi ? parce que je le veux, parce que le roi de Prusse l'exige.
 




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