THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE VI

BALANDARD, LES MÊMES.



BALANDARD. - Mesdames, j'ai l'honneur de vous avertir que les huîtres sont ouvertes et n'aiment pas attendre.


MADAME PALMER. - Trop aimable, monsieur. (À Kate.) Va, passe lapremière, je te rejoins. (À Balandard.) Un mot, monsieur. (Miss Kate entre au casino.)


BALANDARD. - Tout à vos ordres, madame !


MADAME PALMER. - Je serai brève. Croyez-vous au spiritisme ?


BALANDARD. - Je ne crois qu'à ça.


MADAME PALMER. - Avez-vous du fluide ?


BALANDARD. - Guère, avant déjeuner.


MADAME PALMER. - On en a toujours ou jamais. Faites-vous tourner des tables ?


BALANDARD. - Sans doute, comme des talons.


MADAME PALMER. - Nous allons bien voir. (Elle place la table devant Balandard.) Imposez les mains à Cléophée. Touchons-nous les petits doigts. Y êtes-vous ?


BALANDARD. - J'y suis. Les étincelles magnétiques pétillent sous mes ongles. Les entendez-vous ! Pchi, pchi, pchi ! Voyez, elle va tourner !


MADAME PALMER. - Ménagez-la ; faites-la écrire. Je veux savoir ce que le destin nous ménage. Êtes-vous célibataire ?


BALANDARD. - Tout à fait !


MADAME PALMER, transportée. - Cléophée écrit... oui Bal... Bal... C'est bien vous ! Il faut vous marier !...


BALANDARD. - Bien ne presse ; allons déjeuner !


MADAME PALMER. - Vous êtes l'homme que je cherche.


BALANDARD, à part. - Est-ce qu'elle veut faire de moi son gendre ?

MADAME PALMER. - Je ne vous demande pas si vous êtes riche ou pauvre, peu m'importe ! J'ai trente millions de dollars en rentes aux États-Unis, fermes, usines, cottages, forêts vierges, prairies dans le Far-West, usines de fer et de cuivre au lac Supérieur, placers d'or en Californie, plantations de coton en Louisiane, cannes à sucre aux Antilles, trois steamers sur le Mississipi, et des champs de café, de vanille et de chocolat partout.


BALANDARD, à part. - Complètement folle !


MADAME PALMER. - Vous doutez ? Regardez-moi. Y love you.


BALANDARD. - Et moi donc ? Je m'en ferai mourir.


MADAME PALMER. - Voici mon anneau, donnez-moi le votre, et nous sommes fiancés.


BALANDARD. - Chère dame, allons d'abord déjeuner. Nous reparlerons fiançailles au dessert.


MADAME PALMER. - Pourquoi pas tout de suite ? C'est convenu.


BALANDARD. - Madame, je ne puis vous répondre sans avoir d'abord consulté ma malle.


MADAME PALMER. - Votre malle ?


BALANDARD, à part. - C'est le moment de me débarrasser d'elle et de faire les affaires de mon neveu. (Haut.) Il n'y a pas que vous qui cultiviez le spiritisme. Je m'occupe aussi de cette science. Votre Cléophée n'est rien en comparaison de ma malle. Votre table écrit, c'est vrai ; mais elle ne parle pas. Cette malle a appartenu à Swedenborg, le noble Suédois, et je ne l'ai pas payée sa valeur ; car je lui dois ma fortune et je ne fais rien sans la consulter.


MADAME PALMER. - C'est admirable ! oh ! je voudrais l'entendre parler. Où est-elle ? Pourrai-je la voir, la toucher ?


BALANDARD. - Rien de plus facile, je vais l'apporter ici. (À part.) Il s'agit de prévenir Arthur. (Il rentre au casino.)



MADAME PALMER, secouant sa table. - Cléophée ! parle ! Tu peux parler puisque les malles parlent bien. Je veux que tu parles ! Rien ! tu restes muette, tu n'es qu'un esprit subalterne. Je vais te mettre en pénitence ! (Elle la pose dans un coin.)



SCÈNE VII

BALANDARD et PURPURIN, apportant une malle énorme

et la posant. MADAME PALMER et MISS KATE.



BALANDARD, à part. - Il n'est pas léger mon neveu.


PURPURIN. - Nous allons rire.


MISS KATE, à part. - Quelle est cette nouvelle folie de ma mère ?


MADAME PALMER, regardant la malle avec admiration. - Qu'elle est belle et grande ! un monument. (À Balandard.) Laissez-moi la baiser au front. (Elle l'embrasse.) Elle a remué. Le cœur me bat. (On entend frapper trois coups dans la malle.)


BALANDARD. - On frappe les trois coups, ça va commencer.


MADAME PALMER. - Ah ! que je suis émue ! (On soupire dans la malle.) Je crois qu'elle soupire.


BALANDARD. - C'est un soupirant !


MADAME PALMER. - À la main de ma fille, sans doute. Voyons, esprit, veux-tu me répondre ? (Un bruit sec résonne dans la malle.) Aoh ! ça sent bien mauvais, et les esprits sont inodores.


BALANDARD. - Pas tous, madame, pas tous ! (Nouveau bruit dans la malle.)


MADAME PALMER. - Oh ! c'est un esprit bien polisson !


BALANDARD. - C'est l'esprit de Pigault-Lebrun, il va parler, c'est toujours ainsi qu'il débute.


MADAME PALMER. - Avec qui dois-je marier ma fille ? Serait-ce monsieur Balandard ?


LA VOIX DE LA MALLE. - Non, il est trop vieux !


BALANDARD, à part. - Il tient à ce que je sois vieux.


MADAME PALMER, à la malle. - Alors, avec qui ?


LA VOIX DE LA MALLE. - Avec moi.


MADAME PALMER. - Étrange ! marier ma fille à l'esprit d'un emballeur peut-être ! Spirite, qui es-tu ?


LA VOIX DE LA MALLE. - Arthur Dupinceau.


BALANDARD, à part. - Ah ! il est trop bête, mon neveu.


MADAME PALMER. - C'est un coquin qui se moque de moi. (Elle se jette sur la malle et la redresse en la secouant.) Jetez tout à la mer.


LA VOIX D'ARTHUR. - Remettez-moi sur pied ! J'ai des tendances à l'apoplexie. Je n'en puis plus.


MADAME PALMER, ouvrant la malle. - Sortez de là ! Pour un amoureux, vous poussez des soupirs qui ne sentent pas la fleur d'oranger. Je ne veux point de vous pour gendre. Sortez, polisson, ou je fais appeler la gendarmerie. Quant à vous, monsieur Balandard, vous vous êtes moqué de moi. Vous m'avez enlevé toutes mes illusions. Je reconnais ma folie. J'y renonce ; mais c'est mal, bien mal.


BALANDARD. - Ma foi, je suis fâché d'avoir prêté la main à ce tour de rapin. Vous prenez cette mauvaise plaisanterie mieux que je ne l'aurais cru. Veuillez me pardonner.


MADAME PALMER. - Je vous pardonne et je tâcherai d'oublier.


MISS KATE, à Balandard. - Moi, je vous remercie d'avoir ouvert les yeux à ma mère. C'est un service que je n'oublierai jamais.



(Rideau)

 



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