LES ESPRITS FRAPPEURS
Impromptu en un acte.
Sand, Maurice.
1890
domaine public.
PERSONNAGES :
BALANDARD.
ARTHUR, jeune peintre.
PURPURIN, aubergiste.
UN GENDARME.
MADAME PALMER.
MISS KATE, sa fille.
La scène se passe à Cannes, en 1871.
À gauche, un casino. Sur la porte est écrit HÔTEL PERPERISO.
Jardins arec escaliers et palmiers. La mer au fond.
SCÈNE PREMIÈRE
PURPURIN, UN GENDARME.
LE GENDARME. - Eh bien, monsieur Purpurin, avez-vous de nouveaux clients cette semaine à votre hôtel ?
PURPURIN. - Mon casino est bondé. J'ai d'abord madame Palmer, une Américaine, et sa fille, miss Kate, Américaine aussi, avec des yeux langoureux et dix-huit printemps. La mère a encore du cheveu et un certain galbe, archimillionnaire en sus, ce qui me botte, car elle ne regarde pas à la dépense. Par exemple, c'est une toquée. Elle fait tourner des tables et tout ce qui lui tombe sous la main.
LE GENDARME, surpris. - Je connais des femmes qui font tourner leurs maris en bourriques ; mais des tables, c'est épatant !
PURPURIN. - Oh ! quant à son mari, celle-là est veuve depuis longtemps.
LE GENDARME. - C'est peut-être un bonheur pour le défunt ! Et vous avez d'autres voyageurs, sans doute ?
PURPURIN. - Ah ! je crois bien ! Monsieur Balandard, un homme très bien, très gai, et puis son neveu, Arthur Dupinceau, un jeune rapin, un croûtard !
LE GENDARME. - Un croûtard ?
PURPURIN. - Oui, un étudiant en peinture, avec un poil dans la main. Il ne fait pas de grosses dépenses, et encore c'est-il l'oncle qui paye.
LE GENDARME. - Subséquemment, un oncle est toujours fait pour ça.
PURPURIN. - Tenez, le voilà là-bas avec son chevalet et sa boîte à couleurs. Au lieu de salir tant de bonne toile à faire des chemises, ne vaudrait-il pas mieux d'être photographe ? Au moins, c'est un état propre. (On entend quelques coups de cloche.) Mais, excusez, gendarme, je m'amuse à bavarder avec vous et le premier coup du déjeuner me réclame. (Ils sortent.)
SCÈNE II
ARTHUR, sa palette à la main, un châssis et un chevalet qu'il place au premier plan. - C'est là qu'elle a passé hier et qu'elle repassera aujourd'hui. Quelle adorable jeune fille que miss Kate, des yeux d'un outremer profond, des lèvres du plus pur carmin et une forêt de cheveux terre de Sienne brûlée. (Il soupire.) Mais travaillons le fond du paysage. Le travail, c'est la prière. Oh ! la voici qui se dirige de ce côté !
SCÈNE III
MISS KATE, ARTHUR, allant à la ville.
ARTHUR. - Miss Kate, votre serviteur !
MISS KATE. - Bonjour, monsieur ; mais ne vous dérangez pas. Votre paysage avance-t-il ?
ARTHUR. - Pas vite !
MISS KATE. - Pourquoi ?
ARTHUR. - Il y a de l'embu.
MISS KATE. - De l'embu ? Qu'est-ce que c'est ?
ARTHUR. - C'est-à-dire que la peinture sèche mal.
MISS KATE, d'un air distrait. - Il fait bien beau ce matin.
ARTHUR. - Sans doute, il ne fait pas mauvais. Quel climat délicieux !
MISS KATE. - Le climat de l'Italie.
ARTHUR. - Et quel ciel ! quel ciel en bleu de cobalt !
MISS KATE. - Le ciel de l'Italie aussi. C'est du paysage que vous faites ?
ARTHUR. - Parfaitement !
MISS KATE. - Mais ceci, on dirait une robe jaune ?
ARTHUR. - En effet, c'est une robe avec une femme, un ange dedans, qui promène ses rêveries sous les cytises en fleurs et les palmiers, tandis que moi je promène sur ma toile mes pinceaux enflammés. (À part.) Je crois que ma déclaration est lancée.
MISS KATE. - C'est étonnant comme cette femme ressemble à ma mère, et pas flattée, qui plus est.
ARTHUR, à part. - Pas de chance. Je suis retoqué.
MISS KATE. - Pardonnez-moi si je me suis trompée ; mais je ne me connais pas en peinture... Et monsieur Balandard ? Je ne l'ai pas encore vu ce matin. C'est un homme charmant.
ARTHUR. - Je ne dis pas ; mais il est un peu vieux.
MISS KATE. - Oh ! À son âge on n'est pas vieux, et vous avez tort de ne pas lui savoir gré de tous les sacrifices qu'il fait pour vous.
ARTUUR. - Ah ! en voilà un qui se sacrifie pour les autres, un profond égoïste !
MISS KATE. - Vous êtes injuste. Voulez-vous me permettre de vous donner un bon conseil ?
ARTHUR. - Parlez, miss Kate, tout ce qui me vient de vous me plaît.
MISS KATE. - Eh bien, monsieur Arthur, vous feriez mieux, au lieu de débiner votre parent et de flâner sous prétexte de peinture, d'embrasser une carrière sérieuse. Aux États-Unis, tous les hommes travaillent. (Elle s'éloigne et sort.)
ARTHUR, haussant les épaules. - Elle ne comprend rien à la peinture. (Regardant son tableau.) Le fait est que ça ressemble à sa mère. Attends ! je vais lui allonger le nez, augmenter les tire-bouchons, pocher les yeux et lui coller une table en sautoir. (Il peint.) Ça marche, ça devient frappant. Je pourrai placer ma toile auprès de la vieille toquée avec une devise tenue par des colombes : Souvenir de Cannes, dix-mille euros, prix d'ami.
SCÈNE IV
BALANDARD, ARTHUR.
BALANDARD. - Ah ! tu es là, toi ? Déjà au travail, c'est bien, ça ; mais viens-tu déjeuner, il signor Purpurino nous promet des huîtres et du homard.
ARTHUR. - Ah l j'ai bien autre chose à faire, miss Kate vient de me couper l'appétit.
BALANDARD. - Et à propos de quoi ?
ARTHUR. - Elle m'a blessé dans mon amour-propre ; je travaille depuis des jours à ce tableau dont elle tient le premier plan, je retrace ses traits avec mon cœur plein de ses charmes, je le lui montre, et elle me dit que c'est le portrait de sa mère.
BALANDARD, s'approchant de la toile. - En effet, c'est frappant !
ARTHUR. - Maintenant que j'y ai fait quelques retouches, sans doute ; mais avant, c'était miss Kate. Ah ! elle n'entend rien à l'art. C'est une bourgeoise ! Tout est perdu ! que faire ? Si je me perçais de mes pinceaux ? Si je me passais ma palette au travers du corps ? Si j'avalais mes vessies. Si je crevais ma toile ? (Il donne on coup de pied dans le chevalet, un coup de pied dans toile, jette sa palette et piétine le tout.) Ça m'a un peu soulagé.
BALANDARD. - Quelle fureur t'agite ! Voyons, calme-toi. Qu'est-ce-que je peux faire pour toi ? Est-ce un billet de cinq-cents euros qu'il te faut ?
ARTHUR. - Loin de moi, la cupidité.
BALANDARD. - Belle parole ! Veux-tu autre chose ? Veux-tu Salammbô ? Veux-tu Flaubert lui- même ?
ARTHUR. - Je veux miss Kate !
BALANDARD. - Je ne dispose pas d'elle. Demande sa main à sa mère.
ARTHUR. - Demandez-la-lui pour moi. Je suis jeune, je suis beau, plein d'avenir, tandis que vous n'avez pas, je le suppose, la prétention de me supplanter auprès de cette jeune Américaine. Vous êtes, passez-moi le mot, assez laid, vous n'êtes pas jeune et vous parlez du nez.
BALANDARD. - J'ai un physique qui plaît aux femmes. Je suis vieux parce que j'ai trente-cinq ans ? Si tu viens me faire de ces compliments-là, tu peux te taire. Sur quoi as-tu marché ? tu ne sais pas ce que tu dis.
ARTHUR. - Vous voyez bien que je souffre, aidez-moi au lieu de m'envoyer promener.
BALANDARD. - T'aider à quoi ?
ARTHUR. - À obtenir la main de Kate.
BALANDARD. - Eh bien, je n'y tiens pas, moi, à Kate ! Elle est trop riche pour toi et pour moi aussi. Écoute, si tu veux un conseil. Laisse la peinture de côté, fais une pacotille de colliers de verre, de petits miroirs, de vieux fusils et surtout de barils d'eau-de-vie ; pars pour les États-Unis, échange tes bibelots pour des fourrures et de la poudre d'or, fais fortune et va demander ensuite la main de miss Kate.
ARTHUR. - Ce sera long, et elle sera bien vieille.
BALANDARD. - Alors autre chose... Crois-tu aux spirites, aux tables tournantes ?
ARTHUR. - Pas du tout.
BALANDARD. - Eh bien, il faut y croire, plaire à madame Palmer, abonder dans son sens, dire comme elle et faire la demande.
ARTHUR. - Bien, j'abonderai.
BALANDARD. - Allons, viens déjeuner ; ça te remontera. D'ailleurs, j'ai invité madame Palmer et sa fille pour le breakfast, comme disent ces dames. — Viens donc, nous chercherons quelque bon truc pour toucher le cœur de la femme aux tables tournantes. (Ils sortent et entrent au casino.)
SCÈNE V
MADAME PALMER avec une petite table ronde à trois pieds,
en sautoir ; MISS KATE, entrant d'un autre côté.
MISS KATE. - Ma mère, il ne faut pas faire attendre monsieur Balandard qui nous a invitées.
MADAME PALMER. - Oh ! il n'est pas encore l'heure et nous avons le temps d'aller plonger nos torses dans les flots bleus de la Méditerranée.
MISS KATE. - Mais vous n'allez pas vous baigner avec votre table
MADAME PALMER. - Si fait. Elle ne me quitte jamais, tu le sais. Il m'est arrivé parfois de l'oublier dans les auberges ; les bonnes, les garçons s'en amusaient, ils la tourmentaient et ensuite elle ne me disait que des polissonneries.
MISS KATE. - Vous croyez donc vraiment ?...
MADAME PALMER. - Tu en doutes, enfant ; sache donc que ce matin encore je l'ai consultée elle m'a prédit que tu feras un heureux mariage. Tu vois, la preuve c'est que voici monsieur Balandard qui nous invite à déjeuner. N'est-ce pas une première démarche ?
MISS KATE. - Monsieur Balandard ne me déplaît pas ; mais je ne vois rien de si concluant dans les oracles de cette table en bois blanc.
MADAME PALMER. - Oh ! pauvre fille ! je vois bien que tu n'as pas la foi. Mais je veux consulter sur-le-champ, et devant toi Cléophée, mon amie !
MISS KATE, à part. - Ah ! je ne la croyais pas folle à ce point !...
MADAME PALMER, posant sa table devant elle. - Cléophée, tu vas écrire, tu vas donner une preuve de ta lucidité à cette enfant qui doute. Voyons ! ma chérie, éclaire-nous ! (À part.) Elle est inquiète, ne dit rien qui vaille. Ah ! pourtant si ! Ah ! il me semble qu'elle a écrit là... Bal...