THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GRIBICHE. — Je n'ai jamais vu un homme si franc ! Quelle chance j'ai eue de le rencontrer !

POLICHINELLE (rentrant avec un cerceau au bout d'une perche et un balai.) — Prends le balai, et allons sous la fenêtre de la vieille. (Ils s'approchent de la maison. — Polichinelle s'arrange de façon à ne pouvoir être vu par la Vieille.) Appelle-la. Crie : Hé ! la Vieille ! la vieille bête !

GRIBICHE (criant de toute sa force.) — Hé ! la Vieille ! Hé ! la la vieille bête !

LA VIEILLE (ouvrant sa fenêtre.) — Qui est-ce qui m'appelle ?

GRIBICHE. — Eh ! bonjour, la vieille bête !

LA VIEILLE. — Insolent ! (Polichinelle lui passe le cerceau autour de la tête pour l'empêcher de se retirer de la fenêtre.) Eh bien ! qu'est-ce que c'est ? Voulez-vous me lâcher ! ...

POLICHINELLE. — Barbouille-lui la figure.

GRIBICHE (frottant le visage de la Vieille avec son balai.) — C'est pour te faire la barbe.

LA VIEILLE. — Au secours ! au meurtre ! à l'assassin ! (Elle se dégage.)

POLICHINELLE. — C'est votre ami Gribiche qui vous a fait ces caresses.

GRIBICHE. — Eh ! Polichinelle, vous n'auriez pas dû lui dire mon nom ; c'est imprudent.

POLICHINELLE. — Mais c'est pour qu'elle soit bien sûre que ce n'est pas moi. Ne m'as-tu pas dit que tu te dévouais ?

GRIBICHE. — C'est vrai.

LA VIEILLE (sortant et tombant à grands coups de balai sur Gribiche.) — Tiens ! tiens ! scélérat de Gribiche, en attendant que tu sois pendu ! (Gribiche reste étendu sur la place. — Et au moment où la Vieille rentre chez elle, elle reçoit de Polichinelle qu'elle ne peut voir, un grand coup de bâton.) Aïe ! il me court après, le lâche ! (Elle referme sa porte.)

POLICHINELLE (allant à Gribiche.) — Allons, mon ami, ceci n'était pas imprévu. Tu devais t'y attendre, puisque cette femme est mon ennemie.

GRIBICHE (se relevant.) — Ah ! quelle journée ! Que d'aventures !

POLICHINELLE. — C'est la vie !

GRIBICHE. — Je dois être bleu des pieds à la tête.

POLICHINELLE. — Mais quelle profonde reconnaissance j'ai pour toi !

GRIBICHE. — Il n'y a que cela qui me réconforte.

POLICHINELLE. — Si tu savais comme c'était amusant de voir la Vieille barbouillée te courir après.

GRIBICHE. — Il me semble que vous vous amusez facilement.

POLICHINELLE. — Tu te plains toujours : quel homme aigre ! Mais c'est une grande qualité que de savoir amuser les autres. Et quant à ceux qui s'amusent de tout, c'est qu'ils ont un bon caractère.

GRIBICHE. — C'est vrai, mon cher ami, vous avez plus réfléchi que moi. Mais je n'en puis plus !

POLICHINELLE. — C'est un peu de ta faute. Je ne voudrais pas t'humilier, mais tu n'es guère adroit. Tu ne me fais pas honneur. Je ne pourrai guère avouer que je te connais. On prendrait mon amitié envers toi pour de la bêtise.

GRIBICHE. — Oh !

POLICHINELLE. — Le monde est ainsi fait ! Je n'ai rien à gagner avec toi !

GRIBICHE. — Aussi, dis-moi ce que tu veux que je fasse.

POLICHINELLE. — Bah ! tu récrimines pour la moindre chose ! Tu n'as pas de laisser-aller !

GRIBICHE. — Mais si, j'essayerai de mieux réussir.

POLICHINELLE. — Non, amusons-nous tranquillement, et chassons les choses sérieuses de notre liaison. Considérons-nous comme de simples connaissances ! 

GRIBICHE. — Non ! non !

POLICHINELLE. — Tu vois ce Chien qui arrive là-bas ! Nous allons lui attacher une casserole à la queue ! et nous rirons bien.

GRIBICHE. — Mais où est la casserole ?

POLICHINELLE. — Oh ! j'en ai par là une vieille. (Il sort et rapporte une casserole que Gribiche prend. — Le Chien entre.)

LE CHIEN. — Ouah ! ouah !

POLICHINELLE. — Petit, petit, du sucre ! Viens ici !
(Le Chien s'approche, Gribiche lui attache la casserole à la queue.)

LE CHIEN (furieux il sautant après Gribiche, qui se sauve tout autour de la place.) — Ouah ! ouah !

POLICHINELLE. — Xi ! xi ! mords-le ! mords-le !

GRIBICHE (toujours poursuivi et courant.) — Eh ! ne l'excitez donc pas !

POLICHINELLE. — C'est pour rire ! xi ! xi ! mords-le !
(Le Chien attrape Gribiche, le mord, le roule à terre.)

GRIBICHE. — Polichinelle ! à moi ! à moi !

POLICHINELLE (riant.) — Ah ! ah ! ah ! ah !
(Le Chien lâche Gribiche et sort en traînant sa casserole.)

GRIBICHE. — S'il était enragé ! Il m'a cruellement mordu ! (Entre un Homme avec la casserole.)

L'HOMME. — Qui est-ce qui a attaché une casserole à la queue de mon chien ?

POLICHINELLE. — C'est Monsieur î

GRIBICHE. — Taisez-vous donc !

L'HOMME (frappant Gribiche avec la casserole et l'en coiffant ensuite). — Mauvais drôle, vous n'en serez pas quitte à si bon marché !

POLICHINELLE. — Ne vous trompez pas, il s'appelle Gribiche.

L'HOMME. — Gribiche, bien ! (Il sort.)

POLICHINELLE. — Vois-tu, il faut toujours accepter la responsabilité de ses actions. Je ne connais que l'honnêteté.

GRIBICHE. — Puisque j'ai été mordu et battu ! il me semble que je l'ai bien portée, ma responsabilité ! Ce n'était pas une raison pour dire mon nom à cet homme.

POLICHINELLE. — Oh ! si tu ne veux pas être un honnête homme, brisons là, je n'aime pas les coquins, moi !

GRIBICHE. — Non, non, Polichinelle, n'ayez pas mauvaise opinion de moi.

POLICHINELLE. — Moi qui voulais te demander un dernier service, mais un véritable service pour lequel il faut un homme courageux, solide et sûr... mais je ne puis pas t'en charger, tes principes ne sont pas bien assis... l'amitié ne vit que de dévouement... mais toi...

GRIBICHE. — Dites, Polichinelle, et ne me percez pas le cœur, dites ce que je dois faire...

POLICHINELLE. — Qui aperçois-tu là-bas ?

GRIBICHE. — Un Gendarme.

POLICHINELLE. — Oui, le Gendarme ! Celui-là est un ennemi bien plus terrible que la Vieille. Je ne cherche pas à m'en venger, mais à m'en délivrer une fois pour toutes. Seulement, tu comprends que je ne puis demander cela à personne. D'abord, c'est indiscret... et puis lancer un ami dans une si grave entreprise...

GRIBICHE. — Pas un mot de plus, je m'en charge !

POLICHINELLE. — Je m'en vais, je n'aime pas à me trouver avec lui. On dirait que j'ai tort de lui faire du mal, que je ne sais pas pardonner les offenses...

GRIBICHE. — Allez, allez !... (Entre le Gendarme.)

POLICHINELLE (très haut.) — Adieu, Gribiche. (Il sort.)

LE GENDARME. — Vous êtes Gribebiche, vous ?

GRIBICHE. — Oui !

LE GENDARME. — C'est un nommé Polichinelle qui s'en va là-bas ?

GRIBICHE. — Qu'est-ce que ça vous fait ? qu'est-ce que vous lui voulez ?

LE GENDARME. — C'est un fieffé maroufle !...

GRIBICHE. — Oui, oui !

LE GENDARME. — Un voleur !

GRIBICHE. — Allez, dites-en du mal !

LE GENDARME. — Un trompeur !

GRIBICHE. — On voit que vous ne l'aimez pas,

LE GENDARME. — Un de ces matins, nous le strangulerons !

GRIBICHE. — Ce n'est pas sûr, scélérat ; vous osez attaquer mon meilleur ami ! (Il le bat.)

LE GENDARME. — Hé ! là, drôle, vous êtes de la bande ! (Il tire son sabre.)

GRIBICHE. — Je lui rapporterai ta tête ! (Il continue à le battre.)

LE GENDARME (le renversant d'un coup de sabre.) — Tiens, pic, repic et capot. Tu m'as bien bâtonné !

GRIBICHE (tombant.) — Je suis fendu en deux !

LE GENDARME. — Et adieu donc, Grebibiche, tu retiendras mon logement au paradis, si tu y portes cela ! (Il sort. — Polichinelle revient.)

POLICHINELLE. — Eh bien ! Gribiche, es-tu content ? Cela s'est-il bien passé ?

GRIBICHE (se relevant.) — Ah ! le maudit homme ! il m'a transpercé.

POLICHINELLE. — Ce n'est rien ! L'as-tu bien battu au moins ?

GRIBICHE. — Tant que j'ai pu ; cela avait bien commencé.

POLICHINELLE. — Alors, je suis content ! Tu ne peux rien désirer de plus ! Tout est bien.

GRIBICHE. — Tu es content ? Alors je suis heureux ! Regarde ma blessure !

POLICHINELLE. — Eh ! mais tu n'as rien ! ce n'est que ton habit qui est transpercé !

GRIBICHE. — Bah ! je me suis cru pourfendu.

POLICHINELLE. — Allons, allons, puisque tu ne l'as pas tué, tu feras bien de te cacher.

GRIBICHE. — Pourquoi ?

POLICHINELLE. — Parce qu'on va vouloir te pendre. Cache-toi ! J'arrangerai ton affaire avec mon ami le Commissaire.

GRIBICHE. — Bien, bien, merci ! je te devrai la vie ! (Il sort.)

POLICHINELLE. — Il y a moyen d'arranger l'affaire de cet imbécile ! (Entre le Commissaire.)

LE COMMISSAIRE. — Polichinelle, ne connais-tu pas un nommé Gribiche ?

POLICHINELLE. — Oui, un coquin très dangereux.

LE COMMISSAIRE. — Je le cherche pour le pendre.

POLICHINELLE. — Si vous voulez me donner de l'argent, je vous le livrerai tout pendu.

LE COMMISSAIRE. — Tope là !

POLICHINELLE. — Allez chercher l'argent. Dès que je vous verrai arriver avec les écus, je pends mon homme.

LE COMMISSAIRE. — Bien, je me hâte. (Il sort.)

POLICHINELLE (redressant et préparant la potence.) — Eh ! j'aurai tiré un bon parti de mon stupide ami ! (Appelant.) Holà ! Gribiche, holà !

GRIBICHE. — Est-ce arrangé ?

POLICHINELLE. — Parfaitement. Il est convenu avec le Commissaire que nous ferons le simulacre de te pendre, pour avoir l'air de satisfaire le Gendarme et les autres.

GRIBICHE. — Eh ! mais...

POLICHINELLE. — Ne t'inquiète pas, puisque c'est avec moi que tu vas jouer cette comédie.

GRIBICHE. — N'ayez pas de distraction.

POLICHINELLE. — Nous ne serrerons même pas le nœud ! Passe la tête (Gribiche met sa tête dans le nœud coulant.) Tu vois, nous n'en ferons pas plus que cela. Le Commissaire feindra de croire que tu es mort. Je lui ai graissé la patte, toutes mes épargnes y ont passé, mais pour un ami... je ne le regrette pas !

GRIBICHE. — Vous êtes le plus parfait des hommes. (Entre le Commissaire avec un sac d'argent. — Polichinelle tire la corde et pend son ami.) Ah ! ... ah ! Poli...

LE COMMISSAIRE. — Ah ! fort bien, tu es très habile !

POLICHINELLE. — Donnez-moi l'argent.

LE COMMISSAIRE. — Non ! non ! tu vends tes amis...

POLICHINELLE (le battant et prenant le sac.) — Je n'aime pas ces tromperies ! (Le Commissaire se sauve.) Bah ! après tout, ce que j'ai fait est très naturel, je suis un très honnête homme... (Le Diable apparaît.) Ah ! toujours toi ?...

LE DIABLE (enfourchant et emportant Polichinelle.) — Coquin ! tu n'avais pas encore été si infâme !
 

FIN





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