THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LES DEUX AMIS

les deux amis, pièce de theatre de marionnettes, duranty, polichinelle, freehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f434.item

Louis-Émile-Edmond Duranty

1880 - domaine public

PERSONNAGES

POLICHINELLE.
GRIBICHE.
CASSANDRE.
LA VIEILLE.
LE COMMISSAIRE.
LE CHIEN.
LE DIABLE.
UN HOMME.

PLACE PUBLIQUE. — MAISONS ET ARBRES.


POLICHINELLE. — J'aperçois un jeune homme bien habillé, qui a l'air doux et innocent ; j'en ferais volontiers mon ami. J'ai besoin d'un ami ; l'amitié est une belle chose ! (Saluant.) Monsieur, je suis votre serviteur.

GRIBICHE (Saluant.) — Monsieur, c'est beaucoup d'honneur...

POLICHINELLE. — Votre figure, votre air honnête me plaisent et m'attirent de la plus invincible façon. Je désirerais vivement être votre ami.

GRIBICHE. — Monsieur, c'est beaucoup d'honneur !

POLICHINELLE. — Nullement, l'honneur est tout à moi. Je suis même déjà votre ami. Mais il faudrait que vous voulussiez bien être le mien. Je suis Polichinelle ; vous avez peut-être entendu parler de moi ?

GRIBICHE. — Polichinelle !... oh ! Monsieur... que d'honneur !

POLICHINELLE. — Cela vous agrée-t-il ? De ma part, je vous le répète, la sympathie est immense...

GRIBICHE. — Oh ! Monsieur Polichinelle !...

POLICHINELLE. — C'est dit, n'est-ce pas, nous sommes amis à la vie, à la mort, désormais ?

GRIBICHE. — Quel honneur !

POLICHINELLE (à part.) — Il ne semble pas avoir la parole facile, mais il a un cœur d'or. (Haut.) Tu es mon ami, mon meilleur ami. Je compte beaucoup sur toi. C'est si bon le dévouement !

GRIBICHE. — Oh !

POLICHINELLE. — Comment vas-tu me témoigner ton amitié ?

GRIBICHE. — Comme vous voudrez.

POLICHINELLE. — As-tu quelque argent ?

GRIBICHE. — Hélas ! non. (Se cognant la tête.) Je suis désespéré, vous allez avoir mauvaise opinion de moi.

POLICHINELLE. — Hum ! amis jusqu'à la bourse, incapables de sacrifices ; je n'en ai rencontré que de pareils.

GRIBICHE. — Monsieur Polichinelle, mon ami, ne le croyez pas, je ferai tout ce que je pourrai.

POLICHINELLE. — En effet, il est possible que tu aies un bon naturel, et l'on pourrait se fier à toi, peut-être.

GRIBICHE. — N'en doutez pas, je me jetterais au feu...

POLICHINELLE. — Oh ! il n'en est pas encore temps... et puis je connais si bien les belles promesses... Tu me trahiras.

GRIBICHE. — Jamais ! !

POLICHINELLE. — Eh bien ! tâchons de nous procurer à déjeuner. Vois-tu, ton ami a faim et tu ne voudrais pas le laisser souffrir.

GRIBICHE. — Mais sans argent, comment nous y prendre ?

POLICHINELLE. — Es-tu leste et adroit ?

GRIBICHE. — Oui.

POLICHINELLE. — Ah ! ah ! Eh bien ! tu vois cette maison ? Elle appartient à monsieur Cassandre, et à toute heure du jour on est sûr d'y trouver un pâté et une bouteille de vin. Vas-y, tu me jetteras les vivres par la fenêtre et tu viendras me rejoindre.

GRIBICHE (enthousiasmé.) — J'y cours. (Il entre dans la maison.)

POLICHINELLE. — Je crois avoir fait une trouvaille en ce jeune homme.

GRIBICHE (à la fenêtre.) — Hé ! voilà le pâté. (Il jette le pâté.)

POLICHINELLE. — Vive le père Cassandre !

GRIBICHE. — Chut ! il nous entendrait ; il est dans la chambre à côté. Voilà la bouteille. (Il jette la bouteille.)

POLICHINELLE. — Vive le père Cassandre ! (À part.) Mon ami recevra bien quelque torgnole, j'espère.

CASSANDRE (arrivant à la fenêtre avec un bâton et frappant Gribiche.) — Vous me dévalisez, vous ?

GRIBICHE. — Aïe !

CASSANDRE (le frappant et le jetant par la fenêtre.) — Apprenez, coquin, à entrer chez moi sans être annoncé. (Il referme la fenêtre.)

POLICHINELLE (riant.) — Ah ! ah ! ah ! voici mon jeune ami qui commence la série de ses sacrifices. (Se penchant vers Gribiche.) Oh ! il est tombé dans un petit trou, il ne s'est point fait de mal. Allons, hop là, mon garçon, remettons-nous sur nos jambes.

GRIBICHE (se relevant.) — Oh ! je suis tout étourdi ; je ne pensais pas descendre par là.

POLICHINELLE. — Tu n'es pas malin, on ne peut guère compter sur toi.

GRIBICHE. — Oh ! c'est un accident, voilà tout ; une autre fois, vous verrez !

POLICHINELLE. — À la bonne heure ! (Riant.) Ah ! ah ! ah ! sais-tu que ta culbute était très drôle ?

GRIBICHE. — Si vous n'aviez pas crié si fort, Cassandre n'aurait rien entendu.

POLICHINELLE. — Voilà bien les amis ! Tu vas m'injurier et m'accuser, à présent ?

GRIBICHE. — Non, non, Polichinelle.

POLICHINELLE. — C'est que si je te soupçonnais d'avoir une parcelle de défiance, je briserais sur le champ et nous ne nous reverrions plus. Je suis fort susceptible.

GRIBICHE. — Non, non, Polichinelle, j'ai eu tort, et si ma culbute vous a diverti, j'en suis récompensé.

POLICHINELLE. — Déjeunons. Cette gymnastique a dû te mettre en appétit.

GRIBICHE (se frottant le dos contre un arbre.) — Euh ! euh ! les reins me cuisent...

POLICHINELLE. — Alors, il me semble que c'est moi qui ai fait la culbute, car j'ai une faim de loup. Il nous faut une table. Ah ! qu'est-ce que c'est que cela ? Une vieille potence ! Cela va nous faire une table et un banc excellents. (Il pose une bûche à terre et place la potence en travers en balançoire. — Le pâté et le vin sont à côté de lui.) Là, assieds-toi à l'autre bout, avec précaution. Il serait inutile de se balancer en mangeant. Es-tu prêt ?

GRIBICHE. — Oui.

POLICHINELLE. — Allons.
(Tous deux s'asseyent, mais Polichinelle étant le plus lourd, Gribiche est enlevé très haut. — Polichinelle lui tourne le dos et se met à boire.)

GRIBICHE (se démenant.) —Eh ! eh ! Polichinelle, je vais tomber, lève-toi un peu.

POLICHINELLE (se retournant à demi.) — Ah ! ah ! ah ! te voilà non pas pendu, mais suspendu. Ah ! ah ! ah ! qu'il est drôle ! Ne lâche pas, tu tomberais. (Il fait osciller la potence à droite et à gauche et mange le dos tourné à Gribiche.)

GRIBICHE. — Eh ! eh ! ne remue pas, je vais me casser le cou !

POLICHINELLE (le secouant de toutes ses forces.) — Cela te donnera l'appétit qui te manque.

GRIBICHE. — Non ! non ! l'appétit est venu.

POLICHINELLE (continuant et mangeant.) — Vois-tu, nous sommes une vraie paire d'amis, et tu ne feras jamais pour moi la centième partie de ce que je me sens entraîné à faire pour toi.

GRIBICHE. — Eh ! ah ! mais je causerais plus facilement à terre. Eh !... oh !...

POLICHINELLE (continuant de le secouer.) — C'est un grand mystère que ces attractions subites.

GRIBICHE. — Oui, oui, assez ! Laisse-moi descendre !

POLICHINELLE (se retournant.) — Ah ça ! qu'est-ce que tu fais donc là-haut ? Tu dois être très mal, mon pauvre garçon.

GRIBICHE. — Mais voilà une heure que je...

POLICHINELLE (se levant et laissant retomber la poterne avec Gribiche, qui roule à terre et disparaît.) — Eh ! que diable, tu ne prends aucune précaution. (Relevant Gribiche.) Tu n'as pas dû te faire de mal ; je porte bonheur à mes amis.

GRIBICHE (boitant.) — Je suis tombé sur le coccyx, puis sur la tête ! Je ne me suis pas fait de bien non plus.

POLICHINELLE. — Tu me donnes un démenti ! Quand j'affirme une chose, je ne veux pas qu'on en doute. Alors nous briserons là...

GRIBICHE. — Non, non, Polichinelle, je ne me suis pas fait de mal précisément, je me suis seulement frotté, et même si j'avais eu quelques démangeaisons, je me serais trouvé tout gratté.

POLICHINELLE. — Donc, tu t'es fait du bien !

GRIBICHE. — À bien examiner, oui !... Je vais déjeuner à mon tour !

POLICHINELLE. — Ah ! c'est toujours la même chose ! Tu es comme les autres, je te croyais supérieur. Tu m'as dit que tu n'avais pas faim, j'ai tout mangé et tout bu ! Que diable ! il faut être sincère avec moi. Je n'aime pas ces fausses politesses ; je suis tout à la bonne franquette, moi.

GRIBICHE. — Ne vous fâchez pas, mon bon Polichinelle, vous avez raison.

POLICHINELLE. — Eh bien ! maintenant, il faut nous balancer ; c'est très bon pour la digestion.

GRIBICHE. — Ah diable ! je vous avoue que je ne m'en soucie guère ; j'ai peur de dégringoler encore une fois.

POLICHINELLE. — Mais, décidément, tu es un ami tyrannique, il faut que je me soumette à tous tes caprices, et tu ne veux rien me concéder.

GRIBICHE. — Eh bien ! Polichinelle, balançons-nous, mais doucement. (Ils s'approchent de la balançoire. Au moment de s'asseoir, Gribiche glisse. — Polichinelle, en s'asseyant, roule à la renverse, tandis que le bout de la potence frappe Gribiche à la tête et le fait tomber de l'autre côté.) Oh !

POLICHINELLE (se relevant.) — Tu l'as fait exprès ! On ne doit pas se faire de farces entre amis. Moi, j'ai marché très loyalement.

GRIBICHE (se frottant.) — Oh ! là, quelle torgnole ; je te jure que j'ai glissé.

POLICHINELLE (prenant un bâton.) — Cela m'est égal. Je vais te faire une bonne farce, moi aussi ! (Il le bat.)

GRIBICHE. — Oh ! oh ! je te jure que...

POLICHINELLE. — Oui, oui, c'est une bonne farce.

GRIBICHE. — Eh ! eh ! assez, tu m'assommes, je suis mort !
(Il tombe. — Polichinelle le roule en tous sens en lui glissant son bâton sur le cou.)

POLICHINELLE. — Non ! moi j'aime la franchise. On est ami ou non. Ah ! ça, est-ce que je l'aurais tué ? Hé ! Gribiche ! Ce serait dommage, car il me plaisait.

GRIBICHE (se relevant.) — Oh ! la tête, la tête !

POLICHINELLE. — Il ne faut pas nous brouiller pour cela. Ce n'est rien. Je tiens à ton estime. Je voulais te prouver que j'ai du cœur.

GRIBICHE. — Vous avez été vif, Polichinelle, mais je comprends bien votre sentiment. En effet, c'est très beau de votre part.

POLICHINELLE. — Oh ! je suis Romain !

GRIBICHE. — Aïe ! je suis en compote.

POLICHINELLE. — Est-ce que le plaisir de voir à quel ami sûr et ardent tu as à faire ne te remet pas un peu ?

GRIBICHE. — Oh ! si. Voilà que ça se passe.

POLICHINELLE. — Toi aussi, tu es un garçon de cœur, mais tu n'en as pas encore autant que moi. Enfin, il faut que nous passions le reste de la journée à nous occuper ou à nous divertir. Qu'en dis-tu ?

GRIBICHE. — Je ne sais trop.

POLICHINELLE. — Voilà ! tu n'as pas d'initiative, non plus. Ah ! ah ! là-bas !...

GRIBICHE. — Quoi donc ?

POLICHINELLE. — Tu vois cette vieille ?

GRIBICHE. — Oui.

POLICHINELLE. — C'est une coquine qui m'a fait bien du mal !

GRIBICHE. — Ah ! je la hais déjà.

POLICHINELLE. — Celui qui me vengerait d'elle serait un véritable ami !

GRIBICHE. — Vraiment ?... Mais je suis tout prêt.

POLICHINELLE. — Elle rentre chez elle. Il y aurait un bon moyen de la punir, mais je ne voudrais pas qu'on sache que c'est moi... Tu comprends ?

GRIBICHE. — Si ce n'est que cela... Dites-moi le moyen.

POLICHINELLE. — Bon ! la voilà rentrée. Attends ! (Il sort.)
 





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