THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

BAPTISTE. - Écoutez, Monsieur, je vais vous parler franchement. Vous avez une bonne tête.

MONSIEUR GRAUMOINOT. - Comment ça j'ai une bonne tête ? (À part.) En voilà un grossier personnage, je me plaindrai à mon gendre, j'espère bien qu'il chassera ce domestique.


BAPTISTE. - Ne m'interrompez pas, Monsieur, je suis en veine d'éloquence, laissez-moi vous parler à cœur ouvert ! Il y va de votre intérêt. Comme vous me plaisez, je veux éviter un grand malheur.


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Il m'épouvante ce serviteur.


BAPTISTE. - Croyez-moi, Monsieur, n'hésitez pas à p'sit ! p'sit ! p'sit !


MONSIEUR GRAUMOINOT. - C'est à moi que vous parlez ?


BAPTISTE. - Oui, Monsieur, je vous en supplie, allez, allez, p'sit ! p'sit ! p'sit ! 


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Je vous demande pardon, je ne p'sit ! p'siterai pas ! (À part.) Pour sur que je le ferai chasser ce misérable.


BAPTISTE, à part. - Enfin, c'est lui qui l'aura voulu. (Il prend son bâton et tape dessus.)


GRAUMOINOT, tombant. - Mais misérable, laissez-moi donc ! (Il reste évanoui.)


BAPTISTE. - Je ne peux pourtant pas le jeter par la fenêtre, la cour serait pleine. Voyons, où donc vais-je le mettre, ce Monsieur ? Ah ! dans la cuisine, sous la fontaine, je vais lui ouvrir un robinet sur la tête, et lorsqu'il sera revenu à lui, je le mettrai dehors. (Il le charge sur ses épaules en disant.) Monsieur, prenez donc la peine d'entrer. (Il l'emporte.)


MADAME GRAUMOINOT, dans les coulisses. - Oscar ! (Elle entre.) Oscar ! Ah ! ça, où donc est mon mari ? Il doit être ici puisque son chapeau et son parapluie sont dans l'antichambre. En effet, c'est très joli chez notre futur gendre. (Appelant encore.) Oscar ! (Même scène qu'à l'entrée de son mari, elle se cogne fortement sur Baptiste qui accourt à son appel.) Vous ne pouvez donc pas faire attention, vous ?


BAPTISTE. - Je demande pardon à Madame, mais je ne la voyais pas. (À part.) Allons bon, j'ai encore laissé la porte ouverte. Ça doit être la dame d'un créancier. (Haut.) Que demande Madame ?


MADAME GRAUMOINOT. - Annoncez-moi à monsieur Pifambosse, madame Graumoinot !


BAPTISTE. - Impossible, Madame, monsieur Pifambosse n'est pas là !

MADAME GRAUMOINOT. - C'est bon, je vais l'attendre.


BAPTISTE. - Mais je vais vous dire, madame Grospierrot...


MADAME GRAUMOINOT. - Moinot !


BAPTISTE, à part. - Comment, elle m'appelle moineau ? (Haut.) Monsieur Pifambosse ne reçoit pas aujourd'hui, par conséquent, je vous prie de vouloir bien p'sit ! p'sit ! p'sit !


MADAME GRAUMOINOT. - En voilà des manières, tâchez donc de me parler mieux que ça, n'est-ce pas ?


BAPTISTE. - Madame, j'ai des ordres.


MADAME GRAUMOINOT. - Qui ne me concernent pas. Du reste, mon mari est ici, je veux le voir de suite.


BAPTISTE. - Le mari de Madame ?


MADAME GRAUMOINOT. - Sans doute, puisque son parapluie et son chapeau sont dans l'antichambre.


BAPTISTE, à part. - Oh ! c'est la dame du Monsieur qui est sous la fontaine ! (Haut.) Madame, j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, ayez la bonté de p'sit ! p'sit ! p'sit !


MADAME GRAUMOINOT. - Quel impudent personnage, je vous ferai châtier !


BAPTISTE, à part. - Allons, c'est elle qui l'aura voulu. (Il prend son bâton et l'assomme.)


MADAME GRAUMOINOT. - Au secours ! À la garde ! Papa ! Maman ! (Elle tombe évanouie.)


BAPTISTE. - Où vais-je la placer ? Ah au fait il y a deux robinets sous la fontaine, je vais la mettre à côté de son mari. (Il la charge sur ses épaules et l'emporte en disant :) Madame, veuillez accepter mon bras. (Il revient presque aussitôt et dit en regardant vers la cuisine.) Ils sont gentils comme ça. (On sonne.) Oh ! ça, c'est le coup de sonnette de Monsieur, allons ouvrir et apprêtons-nous à recevoir des félicitations. (Il va ouvrir et revient.) C'est bien lui, il ôte ses gants et son chapeau ! Le voilà !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Eh bien, Baptiste, est-il venu des créanciers ?


BAPTISTE. - Oui, Monsieur, il en est venu deux paires.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Comment deux paires ?


BAPTISTE. - Oui Monsieur, il en est venu quatre.


MONSIEUR PIFAMBOSSE. - Eh ! on dit quatre, on ne dit pas deux paires.


BAPTISTE. - Monsieur, c'était pour aller plus vite !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Allons, c'est bon. Et vous les avez fait partir ?


BAPTISTE. - Oui, Monsieur, j'ai exécuté vos ordres, consciencieusement, scrupuleusement et radicalement, je leur ai d'abord dit de p'sit ! p'sit ! p'sit !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Comment ? vous leur avez dit ça ?


BAPTISTE. - Dame, Monsieur, c'est vous qui me l'avez dit.


PIFAMBOSSE. - Comment moi, je vous ai dit ça ? Allons donc, c'est peut-être un geste que j'ai fait, mais je ne vous ai pas dit de le répéter, c'est très inconvenant !


BAPTISTE. - Vous comprenez, Monsieur, que c'est très embarassant, vous me donnez des ordres, je les exécute, et après ce n'est plus ça !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Taisez-vous, ça suffit ! Mais, alors ils devaient être furieux en partant.


BAPTISTE. - Furieux, je ne sais pas trop, ils ne m'ont rien dit, car après les avoir assommés à coups de bâton...


MONSIEUR PIFAMBOSSE - ...Comment à coups de bâton ?


BAPTISTE. - Mais, Monsieur, c'est le second moyen que vous m'avez indiqué pour les faire partir.


PIFAMBOSSE. - Malheureux, je vous ai dit ça en l'air, c'est une manière de parler, c'est une figure.


BAPTISTE. - Je ne sais pas moi, Monsieur, je ne connais pas la photographie.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Alors, ils se sont contentés de ça ?


BAPTISTE. - Mais pas du tout, j'ai été obligé d'en jeter deux par la fenêtre.


PIFAMBOSSE, bondissant. - Comment par la fenêtre ?


BAPTISTE. - Oui, Monsieur., le troisième moyen ; ce n'est pas encore ça, alors je ne sais plus quoi faire.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Mais malheureux, c'est épouvantable ce que vous avez fait ! On ne jette pas ainsi le monde par la fenêtre. J'habite heureusement un petit entresol, mais si j'avais été au cinquième !


BAPTISTE. - Ils seraient tombés de beaucoup plus haut, voilà tout !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Mais dites-moi, il n'est pas venu un monsieur âgé avec une dame ?


BAPTISTE, réfléchissant. - Avec une dame ? Ah si !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Ils m'attendent, n'est-ce pas ?


BAPTISTE. - Je ne crois pas, Monsieur !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Enfin où sont-ils, dans le salon ?


BAPTISTE. - Non, Monsieur, ils sont sous la fontaine !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Comment sous la fontaine ? Mais expliquez-vous donc, vous me faites frissonner !


BAPTISTE. - C'est par pitié Monsieur, que je les ai mis là... Comme ce sont des créanciers que je ne connais pas...


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Mais ce ne sont pas des créanciers, c'est mon futur beau-père et ma future belle-mère. Oh ! faut-il que vous soyez naïf !


BAPTISTE, seul. Il éclate de rire. - Elle est bien bonne ! Est-ce que je pouvais me douter de ça moi ? Monsieur n'avait qu'à me dire poliment : « Baptiste j'attends mes futurs beaux parents », mais pas du tout, il ne me dit rien, je ne pouvais pas le deviner.


PIFAMB0SSE, il entre avec monsieur Graumoinot. - Venez donc par ici, mon cher beau-père.


GRAUMOINOT. - Ah ! mon pauvre ami, j'en ai la tête comme une tomate pas mûre, ça me dégouline, ça me dégouline, ça me dégouline dans le cou ! Mais enfin, expliquez-moi ce que cela signifie.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - C'est bien simple mon cher beau-père, figurez-vous que mon pauvre valet de chambre, un serviteur modèle, vient d'être subitement frappé d'aliénation mentale.


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Ça ne m'étonne pas ce que vous me dites-là ! Figurez-vous qu'en entrant, après m'avoir débité quelques paroles incohérentes, il se mit tout à coup à me dire p'sit ! p'sit ! p'sit !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Eh bien ! oui, c'est ça ; c'était un commencement de folie. Je vous demande pardon, je vous quitte, je vais voir si madame Graumoinot a besoin de quelque chose.


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Je n'ai vraiment pas de chance, pour la première fois que je viens chez mon gendre, être reçu par un fou, c'est horrible. J'ai toujours eu une peur épouvantable de ces gens-là. Pauvre garçon, c'est malheureux tout de même. Il me semble encore le voir. (Il se prosterne et reste sur la tablette la tête dans ses mains.)


BAPTISTE, il entre sans être vu de Graumoinot. - Ah, le voilà ce Monsieur, je vais lui faire des excuses. (Il s'approche de lui.) Monsieur ! 

MONSIEUR GRAUMOINOT, relevant la tête- Ah ! (Il se sauve.)


BAPTISTE, stupéfait. - Qu'est-ce qu'il a donc (Graumoinot paraît de nouveau et se sauve encore en voyant Baptiste. Ils traversent plusieurs fois la scène, Baptiste le poursuivant et criant.) Monsieur ! monsieur ! écoutez donc !


MADAME GRAUMOINOT. - En voilà une affaire par exemple !, je m'en souviendrai toute ma vie ! Ce domestique qui était fou, j'aurais dû m'en douter. (Elle se prosterne comme son mari à la scène précédente.)


BAPTISTE. - Ah ! voilà Madame, je vais lui demander pardon, (Il s'approche d'elle.) Madame !


MADAME GRAUMOINOT, elle relève la tête et l'aperçoit. - Ah ! au secours ! (Elle se sauve.)


BAPTISTE. - Comment elle aussi, mais ils sont donc fous ces gens-là ? (Même scène que la précédente avec monsieur Graumoinot. Poursuites, cris, etc. Baptiste finit par rester seul.) Non, ils ne veulent pas accepter mes excuses ; je vais dire à Monsieur qu'il leur en fasse pour moi, il a l'habitude de ça, lui !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Dites donc Baptiste, vous avez failli faire manquer mon mariage, vous le savez ?


BAPTISTE. - Il faut avouer, Monsieur, que c'est un peu de votre faute !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - C'est vrai, enfin, il n'y a pas de mal. Mon mariage aura lieu dans deux mois, par conséquent vous irez passer cette période dans votre pays.


BAPTISTE. - Moi, Monsieur, pourquoi ça ?


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Parce que j'ai dit à mes futurs beaux-parents que vous étiez fou.


BAPTISTE. - Comment, vous avez dit ça ?


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Dame ! comment voulez-vous que j'explique votre conduite autrement ?


BAPTISTE. - Ça c'est vrai, ça ne serait pas facile.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Par conséquent, dans deux mois je dirai que vous êtes guéri, vous reprendrez votre service, et je vous paierai ce que je vous dois.


BAPTISTE. - Bien, Monsieur, je vais apprêter ma malle. (Il sort.)


MONSIEUR PIFAMBOSSE - C'est-à-dire que dans deux mois, je lui règle son compte et je le mets à la porte, je n'ai jamais vu un idiot pareil.


La toile tombe. 
 




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