THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LES CRÉANCIERS DE MONSIEUR PIFAMBOSSE

COMÉDIE EN UN ACTE


Darthenay,

1890

domaine public
 

PERSONNAGES :
MONSIEUR PIFAMBOSSE.
BAPTISTE, valet de chambre.
MONSIEUR GRAUMOINOT.
MADAME GRAUMOINOT.
PREMIER CRÉANCIER.
DEUXIÈME CRÉANCIER.


 

La scène représente un salon.


BAPTISTE. - Ah non, par exemple, en voilà assez ! Jamais je n'ai vu une infamie pareille. Moi, je dis une chose : quand on n'a pas le moyen de prendre des domestiques, on fait comme moi, on n'en prend pas, on se met domestique soi-même. Quand on pense que voilà six mois que je suis ici, et depuis cette époque je n'ai pas encore reçu cinq centimes d'acompte sur mes appointements ? Tous les mois, Monsieur m'augmente de dix euros, j'aimerais mieux qu'il me diminue au contraire, et qu'il me paye un peu plus. Voilà ce que c'est que d'entrer chez des maîtres sans prendre des renseignements. Oh ! mais ça m'est égal, je vais le citer chez le juge de paix.


MONSIEUR PIFAMBOSSE, entrant furieux. - Ah ça, dites-donc, monsieur Baptiste, vous n'avez pas fini de crier comme ça ? C'est honteux, on vous entend jusque sur le palier !


BAPTISTE. - Mais, Monsieur.


MONSIEUR PIFAMBOSSE. - Allons, c'est bon, taisez-vous ; vous êtes un ingrat !


BAPTISTE. - Cependant, Monsieur...


MONSIEUR PIFAMBOSSE. - Oui, un ingrat, je le répète, car enfin vous devez bien remarquer une chose, c'est que je ne vous ai jamais regardé comme un domestique, mais plutôt comme un confident, presque un ami.


BAPTISTE. - Je ne dis pas le contraire, Monsieur, mais cependant...


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Allons, voyons, écoutez-moi. Je vais vous donner une nouvelle preuve de ma confiance. Dans quelques jours, je dois épouser une jeune personne qui m'apporte trois millions de dot, vous voyez donc que vous n'avez rien à craindre pour six malheureux mois que je vous dois.


BAPTISTE. - Ah ! Monsieur, c'est différent, du moment qu'il en est ainsi.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - C'est bon, c'est bon, laissez-moi.


BAPTISTE. - Si Monsieur m'avait dit plus tôt...


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Oui, oui, allez-vous-en.


BAPTISTE. - Je ne me serais certainement pas permis de...


MONSIEUR PIFAMBOSSE, le poussant dehors. - Mais laissez-moi donc tranquille. (Seul.) Il est évident que je suis bien ennuyé, tracassé, poursuivi de tous les côtés, mais enfin ce n'est pas une raison pour perdre la tête. Si ce mariage peut réussir, je suis sauvé mais, si malheureusement je manque l'affaire, je suis fricassé. Voyons, monsieur et madame Graumoinot, mes futurs beaux-parents m'ont promis de venir me voir à trois heures, il ne faudrait pas que des créanciers se présentassent ici pendant leur visite, justement comme je vais sortir, je vais prévenir Baptiste. (Appelant.) Baptiste !


BAPTISTE. - Monsieur !


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Écoutez, Baptiste, j'ai une recommandation à vous faire. Vous savez, n'est-ce pas, qu'il se présente assez souvent ici quelques créancier ?


BAPTISTE, éclatant de rire. - Quelques créanciers Monsieur est modeste ! Moi j'appelle ça une nuée, une fourmilière, un océan de créanciers. C'est à un tel point ! Je n'ai pas voulu le dire à Monsieur, pour ne pas lui faire de la peine, depuis le commencement de la semaine, voilà la quatrième fois que je remets un nouveau cordon de sonnette.


MONSIEUR PIFAMBOSSE - Bon, ça ne fait rien. Voyons dites-moi, aujourd'hui il ne faut pas qu'un seul créancier pénètre chez moi, vous entendez, j'ai de graves raisons pour ça. Comme je vais sortir, je vous recommande cet ordre, exécutez-le bien. Aussitôt qu'il en arrivera un, p'sit, p'sit, faites-le partir carrément. (Il va pour sortir.)


BAPTISTE. - Bien, Monsieur ! (Le rappelant.) Ah ! dites donc, Monsieur ? Et s'ils ne veulent pas partir ?


MONSIEUR PIFAMBOSSE - S'ils ne veulent pas partir ? Ma foi je ne sais pas, arrangez-vous comme vous voudrez, tapez dessus si ça peut vous faire plaisir. (Il se dispose encore à sortir.)


BAPTISTE. - Bon, Monsieur ! (Se rappelant.) Et s'ils persistent encore à ne pas vouloir partir ?


MONSIEUR PIFAMBOSSE, impatienté - Eh bien faites ce que vous voudrez, je n'en sais rien, je m'en rapporte à vous, jetez-les par la fenêtre et n'en parlons plus !


BAPTISTE. - C'est bien, Monsieur ! (Seul.) Voyons, récapitulons ; Monsieur m'a commandé d'abord de leur dire p'sit, p'sit, p'sit, ensuite de taper dessus, et après, les jeter par la fenêtre. Tout ça c'est bien simple et facile à exécuter. Il est évident qu'ils vont bientôt venir, ça ne va pas manquer. Tous les jours à cette heure, c'est une véritable procession, ça n'arrête pas. Il y en a des petits, des grands, des gros, des vilains, des pas beaux. (On entend sonner.) V'lan, tenez ça y est ! Ça, s'est un coup de sonnette de créancier, il n'y a pas à s'y tromper. Mais, il ne faut pas ouvrir de suite, Monsieur m'a toujours dit : « Baptiste, il ne faut jamais ouvrir immédiatement à un créancier lorsqu'il sonne, et la raison est celle-ci : lorsque le créancier vient chez son débiteur, il a toujours très chaud, de sorte qu'en le laissant pendant quelques minutes sur le palier, cela suffit pour lui donner un joli petit refroidissement capable de faire tomber la créance. » (On entend sonner avec persistance.) Voilà, voilà ! (On sonne encore.) Voilà, voilà ! (On sonne toujours.) Voilà, voilà ! Oh ! (Il va ouvrir. On lui entend dire :) Monsieur, je vous dis qu'il n'y a personne. (Il entre avec le créancier qui le bouscule.) Je vous le répète, il n'y a personne. Monsieur est sorti.


LE CRÉANCIER. - Allons donc c'est une plaisanterie on ne se moque pas du monde comme ça !


BAPTISTE. - Monsieur, je ne me moque de personne Je vous dis que mon maître est sorti, il est absent et il n'est pas là.


LE CRÉANCIER. - Eh bien, je l'attendrai.


BAPTISTE. - Mais Monsieur, il ne rentrera pas avant six mois !


LE CRÉANCIER. - Ça m'est égal, je l'attendrai tout de même.


BAPTISTE, à part. - Je vais être obligé d'employer les trois moyens indiqués par Monsieur ! (Haut.) Monsieur, voulez- vous je vous prie, avoir la bonté de p'sit ! p'sit ! p'sit ! Il fait en disant cela un geste lui indiquant la sortie.)


LE CRÉANCIER. - Qu'est-ce que vous dites ?


BAPTISTE. - Je dis que je prie Monsieur de vouloir bien p'sit ! p'sit ! p'sit !


LE CRÉANCIER. - Mais qu'est-ce que ça veut dire ça ?


BAPTISTE. - Ça veut dire, que je prie Monsieur de sortir, parce que Monsieur ne peut pas rester là.


LE CRÉANCIER. - En attendant, je vous conseille de me laisser tranquille, n'est-ce pas ?


BAPTISTE, à part. - Nous allons être obligé d'employer le deuxième moyen. Oh moi, ça m'est égal (Il prend son bâton et assomme le créancier.)


LE CRÉANCIER. - Mais voyons, qu'est-ce que vous faites ? Oh là là ! Au secours ! (Il tombe.)


BAPTISTE. - Vous ne voulez pas partir ?


LE CRÉANCIER, râlant. - Oh ! je suis malade !


BAPTISTE. - Ça ne me regarde pas, faut vous en aller. Allons-y, employons le troisième moyen. (Il le prend dans ses bras.) Par la fenêtre !


LE CRÉANCIER. - Oh là là ! Qu'est-ce que vous faites ?


BAPTISTE, le balançant. - Une, deux et trois ! (Il le jette dehors et regarde par la fenêtre.) En plein sur la concierge. J'espère que Monsieur va être content, car voilà un ordre bien exécuté. Il va me faire des compliments, vous allez voir ça, je suis sûr qu'il va m'augmenter de dix euros. (On sonne encore). Allons bon en voilà un autre. Oh ! toute la journée ça va être comme ça. (On sonne plus fort.) Voilà, voilà ! (On sonne avec acharnement.) C'est bon, on y va ! (Il sort et on lui entend dire). Monsieur je vous dis que non !


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Moi, je vous dis que si !


BAPTISTE. - Et moi, je vous répète que non, na ! Je vous dis que Monsieur est absent.


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Ça m'est égal, je veux le voir !


BAPTISTE. - Mais, Monsieur, c'est impossible, il est en voyage ; il est en province, il est allé à San-Francisco !


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Vous appelez ça la province, vous ?


BAPTISTE. - Ah ? je n'en sais rien, pour moi, du moment que c'est plus loin que les Batignolles, c'est toujours la province. Enfin ça n'a pas d'importance ; en attendant, il faut vous retirer.


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Jamais, pas avant d'avoir vu votre maître !


BAPTISTE, à part. - Allons-y, employons nos trois moyens. (Haut.) Monsieur !


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Eh bien ! Quoi ?


BAPTISTE. - Voulez-vous avoir la bonté, la complaisance et l'extrême obligeance de vouloir bien p'sit ! p'sit ! p'sit ! p'sit !


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Qu'est-ce que c'est que ça ?


BAPTISTE. - S'il vous plaît, allez, allez, p'sit ! p'sit ! p'sit !


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Mais que voulez-vous dire ? Qu'est-ce que c'est que ces manières-là ?


BAPTISTE. - Ça, ce sont des manières employées généralement pour dire aux gens de se retirer.


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Je n'ai jamais entendu employer ça nulle part !


BAPTISTE. - Chez moi dans mon village on parle comme ça.


LE CRÉANCIER. - Mais tout le monde n'en est pas de votre village.


BAPTISTE. - Heureusement, il n'y aurait jamais assez de place.


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Ça ne m'étonne pas ! Enfin c'est bon, en voilà assez, laissez-moi tranquille !


BAPTISTE, à part. - Le second moyen, alors. (Il prend son bâton et l'assomme.)


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Mais malheureux, laissez-moi donc ! Oh ! Là ! Ah ! je suis mort ! (Il tombe.)


BAPTISTE. - Vous ne voulez toujours pas partir ?


LE DEUXIÈME CRÉANCIER, râlant. - Aïe ! Aïe ! Aïe !


BAPTISTE, le ramassant. - En avant le troisième moyen, mon devoir avant tout !


LE DEUXIÈME CRÉANCIER. - Ne me secouez pas, ne me secouez pas !


BAPTISTE, le balançant. - Une, deux et trois. (Il le lance par la fenêtre et le regarde tomber.) Allons bon, en plein dans la boîte du facteur. C'est égal, Monsieur peut se vanter d'avoir en moi un fameux serviteur. Moi, voyez-vous, la consigne, je ne connais que ça, je suis esclave du devoir. (Il sort.)


MONSIEUR GRAUMOINOT, dans les coulisses. - Il n'y a personne ? ( Après une pause et très fort.) Il n'y a personne ? (Il entre.) Comment se fait-il que la porte soit ouverte et que personne ne soit là pour recevoir le monde ? C'est très imprudent. C'est très bien chez mon futur gendre, l'appartement est superbe ! Du reste les renseignements que j'ai obtenus sur ce jeune homme sont excellents ! Rangé, sérieux, travailleur, intelligent. Aussi, je n'ai pas hésité à lui accorder la main de ma fille. Mais personne ne vient. (Appelant.) Il n'y a personne ?


BAPTISTE, il entre en tournant le dos à la scène, et M. Graumoinot est dans la même position du côté opposé de sorte que se retournant tous les deux en même temps, ils se heurtent violemment la figure et se tiennent la tête en jetant des cris de douleur. À part. - Par où donc est-il entré celui-là ? Tiens, j'ai laissé la porte ouverte. C'est sans doute un nouveau créancier, je ne l'ai pas encore vu ! (Haut.) Monsieur demande ?


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Monsieur Pifambosse.


BAPTISTE. - Il n'y est pas.


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Il va venir.


BAPTISTE. - Non, Monsieur.


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Je vous dis qu'il va venir.


BAPTISTE. - J'ai l'honneur de réitérer à Monsieur que Monsieur ne va pas venir.


MONSIEUR GRAUMOINOT. - Mais puisqu'il m'a donné rendez-vous.


BAPTISTE. - Mais non, mais non, c'est impossible, Monsieur confond !





Créer un site
Créer un site