THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

(L'OURS, avale le gendarme.)


GUIGNOL. - Tout y passe, même les bottes !


(L'OURS est content ; il a bien mangé.)


GUIGNOL. - Pauvre gendarme !


(L'OURS grogne.)


GUIGNOL. - Il demande son café, maintenant.— Si j'essayais...


(L'OURS, son appétit satisfait, s'accroupit contre un arbre, ne quittant pas des yeux Guignol.)


GUIGNOL. - Et pas moyen de lui brûler la politesse ? — Il me guette, le chenapan ! Si je tâchais de le persuader ?


(L'OURS a soif.)


GUIGNOL. - Oh ! quelle idée ! J'ai dans ma poche une bouteille de vin achetée le long de la route par ce pauvre gendarme ; nous l'avons à peine entamée. — Si je la lui offrais ? Il doit avoir soif, et une bonne manière en appelle une autre. (Appelant.) Pstt ! Pstt !


(L'OURS le regarde.)


GUIGNOL, tirant la bouteille de sa poche et la lui montrant. - Bouteille, bon vin, pour toi, boire. (À part.) Je lui parle en petit-nègre, il comprendra mieux.


L 'OURS fait signe que oui.


GUIGNOL. - Il accepte. Voilà !


(L'OURS prend la bouteille.)


GUIGNOL. - Et maintenant adieu. (Il veut s'en aller tout doucement.)


(L'OURS le retient avec sa patte.)


GUIGNOL. - Comment ? tu ne veux pas ?


(L'OURS fait signe que non.)


GUIGNOL, à part. Il tient à ma compagnie. (Haut) Le temps d'aller acheter quelques cigares et je reviens.


L'OURS, grognant. - Hou ! Hou !


GUIGNOL. - Il ne croit pas aux cigares ! Je lui ai pourtant donné ma bouteille ! Et il la boit ! le gredin. Hein, c'est bon, n'est-ce pas, vieux brigand ?


(L'OURS se gratte le ventre, il a tout bu, il lui remet la bouteille.)

GUIGNOL. - Il rend le verre ! Et dire qu'il va falloir tout à l'heure que j'aille retrouver ce pauvre gendarme ! C'est vrai qu'il ne doit pas s'amuser tout seul là dedans. (Regardant l'ours.) Eh bien ! qu'est-ce qu'il lui prend ?


(L'OURS, commence à donner des signes d'une gaieté folle. — Il gesticule, il marche, en trébuchant, regardant Guignol, mettant la main sur son cœur. )

GUIGNOL. - Il me fait des mamours maintenant. Ah ! mon Dieu, mais il est gris ! C'est le vin.


(L'OURS s'avance vers lui, lui faisant signe.)


GUIGNOL. - Comment il veut que je danse avec lui maintenant ! Va te promener.


(L'OURS est très navré, il pleure, il lui prend son mouchoir et s'essuie les yeux.)


GUIGNOL. - Comment ? tu pleures, mon pauvre vieux ; ce n'est rien, ce sont les boîtes que tu ne digères pas !


(L'OURS fait signe qu'il a sommeil.)


GUIGNOL. Tu as sommeil, dors ! (Sur un nouveau signe) Sois sans inquiétude, je ne m'en irai pas, je te le promets ; tu comptes sur moi pour ton souper, sois tranquille, je ne te ferai pas défaut.


(L'OURS s'endort.)


GUIGNOL. - Il dort ! Sauvé. Tra, deri dera ! Tra la la la ! Filons (S’arrêtant.) Ah ! non cependant ! Nous avons un compte à régler ensemble. (Il va prendre un bâton.) Chassons-lui les mouches. (Il assomme l'ours qui ne fait entendre que de sourds grognements, mais ne peut pas se réveiller.) Tiens, vieux brigand, chenapan, voleur, goinfre, ivrogne ! Et le gendarme disait que j'étais un poltron, je le défie de faire ce que je fais.

 

VOIX  DU  COMMISSAIRE, au loin. - Gendarme ! gendarme !

GUIGNOL. - Eh ! c'est monsieur le commissaire ! Par ici ! par ici ! monsieur le commissaire. Nous tenons l'ours.



SCÈNE  V

LES  MÊMES,  LE  COMMISSAIRE. 


 

 

LE  COMMISSAIRE. - Tiens ! Guignol.


GUIGNOL, fièrement. - Moi-même ! Et voici mon adversaire.


LE  COMMISSAIRE, reculant. - L'ours !


GUIGNOL. - N'aie donc ! pas peur... il est mort.


LE  COMMISSAIRE, s'approchant. - Mais il remue encore.


GUIGNOL, s’essuyant le front. Ah ! Ce fut une rude bataille ! Quel combat, monsieur le commissaire. Quel gigantesque combat ! Non, on vous le raconterait que vous n'oseriez pas y ajouter foi.


LE  COMMISSAIRE. - Vous êtes sûr qu'il est bien mort ?


GUIGNOL. - C'est tout comme. A preuve....


(Il le frappe.)


LE  COMMISSAIRE. - Ça ne prouve rien.


GUIGNOL. - Comment ? (Lui donnant un coup de bâton.) Qu'est-ce que vous faites ?


LE  COMMISSAIRE. - Je fais aïe !


GUIGNOL. - Le fait-il ? Lui.


LE  COMMISSAIRE. - Non !


GUIGNOL. - Eh bien ! alors... D'ailleurs, pour plus de sûreté, nous allons le ficeler.


(Il va chercher une corde et l'attache.)



LE  COMMISSAIRE. - Sans que je le juge ?


GUIGNOL. - Vous le jugerez après. Aidez-moi.


LE  COMMISSAIRE. - Et à ce propos, le gendarme, ou est-il allé ?


GUIGNOL. - Le gendarme ! Ah ! il est quelque part où point vous ne pouvez le rencontrer. Il est là.


LE  COMMISSAIRE. - Où ?


GUIGNOL, lui montrant le ventre de l'ours. - Là dedans.


LE  COMMISSAIRE. - Il est....


GUIGNOL. - Avalé, comme un simple pruneau. Ah ! je n'aurais jamais cru qu'un gendarme s'avalât aussi facilement ! Pauvre ami, dire qu'il est là et que nous pourrions frapper à la cloison, (Même jeu que plus haut.) il ne nous répondrait pas !


LA  VOIX  DU  GENDARME. - Guignol !


GUIGNOL. - Ah ! mon Dieu ! qui m'appelle ?


LE  COMMISSAIRE. - Mais c'est la voix du gendarme ?


GUIGNOL. - Qu'est-ce que vous faites là-dedans ?


LA  VOIX  DU  GENDARME. - Je voudrais bien sortir, je m'ennuie.


GUIGNOL. - Vous n'êtes donc pas mort ?


LA  VOIX  DU  GENDARME. - Non.


LE  COMMISSAIRE. - Si vous essayiez de trouver la sortie ?


LA  VOIX  DU  GENDARME. - C'est qu'il fait nuit comme dans un four.


GUIGNOL. - Si on lui passait des allumettes ?


LA  VOIX  DU  GENDARME. - Attendez ! j'y suis.


GUIGNOL. - Poussez fort.
 

(L'OURS, semble se tordre.)


LE  COMMISSAIRE. - Il y a du tirage.


GUIGNOL. - Je voudrais bien vous y voir vous, si vous aviez avalé un gendarme.


(Le gendarme reparaît.)


GUIGNOL. - Le voilà !


LE  COMMISSAIRE. - Complet ?


LE  GENDARME. - Sauf une botte.


GUIGNOL. - Il n'a pas tout rendu.


LE  GENDARME. - Ah ! quel voyage ! C'est effrayant ce que j'ai vu ! Et lui, où est-il ?


GUIGNOL. - Là !


LE  COMMISSAIRE. - Ficelé ?


GUIGNOL. - Je l'ai assommé à coups de bâton.


LE  GENDARME. - Je les ai sentis.


GUIGNOL. - Ah ! Bah !


LE GENDARME. - Oui. Ça me secouait même assez fort par moment !


GUIGNOL. - Je le regrette. Mais si nous aidons dîner maintenant ?


LE  COMMISSAIRE. - C'est juste. Nous allons fêter à table cette belle victoire.


GUIGNOL. - Dépêchons-nous donc.


LE  COMMISSAIRE. - Et l'ours ?


GUIGNOL. - Le gendarme le traînera... Il lui doit bien ça.


LE COMMISSAIRE. - Mais tout cela ne nous dit pas, Guignol, comment seul, avec un simple bâton, vous êtes arrivé à vous défaire d'un aussi redoutable adversaire.


GUIGNOL. - À table je vous raconterai cela. Quant à mon bâton, je vous le recommande. C'est une jeune branche que j'ai coupée moi-même à la cime d'un peuplier, un soir, à la clarté de la lune, sur les bords de la Garonne.


LE  GENDARME, allant pour charger l'ours. - Où est-ce situé, la Garonne ?


GUIGNOL, lui donnant un coup de bâton. - Mais... dans la lune !


LE  COMMISSAIRE. - Guignol, nous vous élèverons une statue sur la grande place.


GUIGNOL. - Non... Si ça ne vous fait rien, je préférerais mon buste... à cheval ! (Au public.) Ainsi finit la comédie.



Rideau.




 



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