THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 
 

LES CHASSEURS ET L'OURS

d'après

Fernand Beissier

1894

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57435258/f101.image


PERSONNAGES :
GUIGNOL. — LE  GENDARME.— LE  COMMISSAIRE. — L'OURS.

La grande place du village,

 


SCÈNE  PREMIÈRE.



GUIGNOL, entre tristement. - Oh ! là, là, que j'ai le ventre creux. On dit qui dort dîne. En voilà un mensonge ! j'ai essayé de dormir, j'ai eu faim tout le temps, et plus encore au réveil. Et avec cela j'ai fait des rêves, mais des rêves de pâtissier. Ce qu'il en a passé devant mes yeux de dindes farcies, de tartes à la crème et de nougatines appétissantes ! — Tout cela se promenait, dansait, semblait me faire signe. Moi je m'avançais doucement, j'envoyais la main, et je n'attrapais rien. Toutes ces jolies choses s'envolaient dans l'air comme une nuée de passereaux moqueurs. Au réveil, je me suis retrouvé devant l'armoire vide. Il y avait bien une assiette... mais rien dedans. Christ ! Où trouverai-je mon déjeuner d'aujourd'hui ? Je voudrais bien être à demain pour vous répondre


SCÈNE  II


GUIGNOL , LE  GENDARME


LE  GENDARME, marchant vite et comptant ses pas. - Une, deux, une, deux !


GUIGNOL. - Tiens, le gendarme. Ça va bien ?


LE  GENDARME, idem. - Très bien. Une, deux, une, deux !

 

GUIGNOL. - Vous êtes donc bien pressé ?


LE  GENDARME. - Toujours pressé. Une, deux, une, deux !


GUIGNOL, lui donnant un coup de bâton. - Trois ! Arrête-toi donc !


LE  GENDARME, s'arrêtant. - Halte !... Front !


GUIGNOL. - Nous sommes d'accord.


LE  GENDARME. - Voyons — que désirez-vous ?


GUIGNOL. - Mais savoir où vous allez.


LE  GENDARME. - Impossible.


GUIGNOL. - Pourquoi ?


LE  GENDARME. - C'est un secret.


GUIGNOL. - Justement, un secret se garde bien mieux à deux.


LE  GENDARME. - Vous croyez ?


GUIGNOL. - J'en suis sûr. C'est un grand savant qui l'a dit. Je ne me souviens plus exactement de ses propres paroles. Mais c'était quelque chose dans ce genre.


LE  GENDARME. - Eh bien ! écoutez. Il y a un ours.


GUIGNOL recule, effrayé. - Un ours !


LE  GENDARME, même jeu. - Oui.


GUIGNOL. - Quoi ?


LE  GENDARME. - L'ours ?


GUIGNOL. - Il est là ?


LE  GENDARME. - Lequel ?


GUIGNOL. - Celui dont vous me parlez.


LE  GENDARME. - Mais non ! Puisque je vais à sa recherche. Est-il possible de trembler comme ça ! Pauvre nature ! Ah ! on voit bien que vous n'avez jamais été gendarme. Je ne vous dis pas : il y a un ours ; mais il y a un ours...

GUIGNOL. - Eh bien ?


LE  GENDARME. - Il y a un ours qu'on a vu...


GUIGNOL. - Ah...


LE  GENDARME. - Qu'on a vu rôder dans les environs. Il est très gros, tout noir, avec des dents longues comme ça.


GUIGNOL. - Vous les avez vues ?


LE  GENDARME. - Non. On me l'a dit. C'est la mère Michel qui l'a vu se glisser derrière les arbres, hier à la tombée de la nuit ; elle longeait la lisière du petit bois. Tout à coup elle a vu passer quelque chose de noir entre les arbres. Elle en a eu si peur qu'elle a laissé échapper son chat. Et depuis elle pleure, l'appelant, demandant qu'on le lui rende. Elle est venue tout en larmes se plaindre à monsieur le commissaire. Monsieur le commissaire... (Il porte la main à son chapeau.)


GUIGNOL. - Pourquoi donc vous grattez-vous la tête chaque fois que vous dites : monsieur le commissaire ?


LE GENDARME. - Je ne me gratte pas, je salue, je salue l'autorité.


GUIGNOL. - Ah ! très bien, grattez... non, saluez tout à votre aise, mais vous savez, ça doit être fatigant à la longue.


LE  GENDARME. - Je recommence. Monsieur le commissaire alors m'a dit : Gendarme, prends ton sabre, tu iras chercher l'ours, tu le prendras, tu l'enchaîneras, et tu me l'amèneras ici pour que je le condamne.


GUIGNOL. - Et vous croyez qu'il se laissera faire ?


LE  GENDARME. - Je lui parlerai au nom de la loi.


GUIGNOL. - C'est ça. — Bonsoir.


LE  GENDARME. - Vous ne voulez pas venir avec moi ?


GUIGNOL. - Pourquoi faire ?


LE  GENDARME. - Chercher l'ours. — Car — j'oubliais le principal — après que nous l'aurons enchaîné et condamné, monsieur le commissaire invite tout le monde à dîner.


GUIGNOL. - Tout le monde ?


LE  GENDARME. - Ceux qui auront contribué à arrêter l'ours.


GUIGNOL. - Ils sont nombreux ?


LE  GENDARME. - Il y a moi.


GUIGNOL. - Et puis...


LE  GENDARME. Pas davantage. Mais si vous voulez vous joindre à moi...

GUIGNOL. - Attendez ! (À part.) — L'heure s'avance — le dîner ne paraît pas. Ma foi, je n'ai pas le choix, j'accepte. (Haut.) J'accepte, je vais avec vous — à une condition pourtant, c'est que quand vous lui parlerez au nom de la loi, vous me passerez votre grand sabre.


LE  GENDARME. - Poltron.


GUIGNOL. - Tiens ! — cet autre — le courage, c'est votre métier. — La poltronnerie c'est encore de la sagesse. (À part.) Je le ferai passer devant. Si l'ours avait faim, pendant qu'il en mangerait un, l'autre pourrait s'échapper.


LE  GENDARME. - Partons-nous ?


GUIGNOL. - Encore un mot. C'est sérieux, le dîner ?


LE  GENDARME. - Sans doute. Un gendarme ne plaisante jamais. Une, deux ! (Il se remet en marche.)


GUIGNOL. - Attendez-moi donc !

(Il sort derrière lui.)



SCÈNE  III.


La forêt.


L'OURS.


     (L'ours sort de la forêt et se promène en grognant, passant sa grosse langue rouge sur ses babines. Il regarde au loin s'il ne voit rien venir, puis il tend ses pattes comme s'il s'ennuyait et ouvre sa mâchoire toute grande en bâillant bruyamment. Tout à coup, il pousse un grognement de satisfaction. Il entend venir quelqu'un. Il sent que des hommes s'approchent. Mais il a peur ; il va se cacher derrière les arbres.)


 

SCÈNE  IV.

GUIGNOL et  LE  GENDARME.

 


GUIGNOL. - Passez devant ! Passez devant,gendarme ! Honneur aux hommes d'épée !


LE  GENDARME. - Tu n'as donc pas de courage ?


GUIGNOL. - Si, mais j'ai encore plus de prudence.


LE  GENDARME.  - Tu as peur !


GUIGNOL. - Vous exagérez ; je ne me sens pas à mon aise : voilà tout.

LE  GENDARME. - Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?


GUIGNOL, s'asseyant. - Je m'assieds un moment, je suis si fatigué.


LE  GENDARME. - Paresseux !


GUIGNOL. - Dame ! je n'ai pas de grandes bottes comme vous ! — Les bottes, ça aide à marcher.


LE  GENDARME. - Allons,viens donc !


GUIGNOL. - Tout à l'heure.


LE  GENDARME. - Nous perdons un temps précieux.


GUIGNOL. - Précieux, pourquoi ?


LE GENDARME. - Parce que nous pourrions déjà nous mettre à fouiller les buissons.


GUIGNOL. - C'est ça, fouillez tout seul. Moi, je vous attends.


L'OURS, grognant. - Hou ! Hou !


LE  GENDARME, tremblant. - Ah ! mon Dieu !


GUIGNOL, idem. - Quoi !


LE GENDARME, bégayant, pris de peur. - As-tu en... en... ten... ten... du ?


GUIGNOL, idem.- Oui... oui... si nous filions.


LE  GENDARME. - Du cou... cou... ra... ra... ge...


GUIGNOL. - Je n'ose pas me retourner.


LE  GENDARME. - Moi non plus...


GUIGNOL. - Tirez votre sabre...


LE  GENDARME. - Je ne le trouve plus...


L'OURS, paraissant. - Hou ! Hou !


LE  GENDARME et  GUIGNOL, tombant face contre terre. - Ah !


GUIGNOL. - Je suis mort !


(L'OURS s'approche d'eux. Il vient à Guignol et le flaire.)


GUIGNOL, redressant un peu la tête. - Il me chatouille !


(L'OURS, semble réfléchir un moment.)


GUIGNOL, idem. - Il se consulte : il me trouve trop maigre ! Si je pouvais lui dire que je suis à jeun depuis vingt-quatre heures. (doucement) Gendarme ? (Il relève un peu la tête.) Ah ! mon Dieu !





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