THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA VIEILLE. — Si ! si ! il y est. Je vais te faire pendre !

GRIPANDOUILLE. — Non, tu ne me feras pas pendre ! (Il tape à terre avec son bâton.)

LA VIEILLE. — Si !

GRIPANDOUILLE. — Non ! (Même jeu.)

LA VIEILLE. — Si ! tu gigoteras à la potence, avec ton gigot de pré salé.

GRIPANDOUILLE (la frappant avec fureur.) — Non, non, non, non, non !

LA VIEILLE (tombant.) — Ah ! je suis morte !

GRIPANDOUILLE (la chatouillant avec la queue du Chien.) — Tu vois bien, ma chère amie, que tu radotais. (La prenant.) Voyons son poids ! (La faisant tournoyer en dehors du théâtre.) Oh, oh, celle-ci, c'est une plume ! je devais bien me douter qu'elle était légère ! (La mettant dans le panier.) Au panier, ma mie ! Eh ! voilà une bourriche qui commence à se garnir. Il n'en est pas de même de mon pauvre estomac, il n'a guère de chance : les boudins aussitôt arrivés, s'en vont. C'est très triste ! (Entre un Élégant portant un boudin.) Comment, comment, tout le monde a du boudin, excepté moi. C'est trop fort ! Monsieur, hé ! monsieur !


SCÈNE V.

GRIPANDOUILLE, L'ÉLÉGANT.


L'ÉLÉGANT. — Que voulez-vous, mon brave ?

GRIPANDOUILLE. — Vous proposer d'échanger votre boudin contre une superbe bourriche d'huîtres.

L'ÉLÉGANT. — Sont-elles fraîches ?

GRIPANDOUILLE. — Elles ne sont tuées que d'aujourd'hui.

L'ÉLÉGANT. — Comment tuées ? On ne tue pas les huîtres, mon ami.

GRIPANDOUILLE. — La langue m'a fourché. Elles viennent de naître presque à l'instant même.

L'ÉLÉGANT. — Alors elles ne sont pas encore mangeables.

GRIPANDOUILLE (impatienté.) — Ah ! que vous êtes disputeur ! Remettez-moi le boudin...

L'ÉLÉGANT. — Laissez-moi sentir...

GRIPANDOUILLE (furieux.) — Vous n'avez donc pas confiance en mes paroles ? Je suis donc un menteur ?

L'ÉLÉGANT. — Ne vous fâchez pas, mon brave. C'est pour savoir de quelle espèce elles sont.

GRIPANDOUILLE. — Mâle et femelle.

L'ÉLÉGANT (sentant le panier.) — Hum ! elles ne sont guère fraîches. C'est égal, je les ferai frire ! Attendez-moi là. Je vais chercher un commissionnaire pour emporter ce panier.

GRIPANDOUILLE. — Laissez-moi le boudin en gage. (L’Élégant sort.) Enfin, je me régalerai cette fois. (Caressant son boudin.) Je le crois plus fin, plus délicat que l'autre, et je l'arroserai d'un petit vin blanc qui en doublera l'agrément. (Entre un Chien.)


SCÈNE VI.

LE CHIEN, GRIPANDOUILLE.


GRIPANDOUILLE. — Ah bah ! ton ami l'autre Chien t'a enseigné le bon endroit aux boudins.

LE CHIEN. — Ouah ! ouah !

GRIPANDOUILLE (prenant son bâton.) — Attends, voilà le vrai boudin !

LE CHIEN. — Ouah ! ouah !

GRIPANDOUILLE. — Goûte la première bouchée ! (Il veut frapper le Chien qui esquive le coup, happe le boudin et s'enfuit.) Au voleur ! au voleur ! au secours ! Si tous les chiens savent ça, je suis condamné à ne plus manger de ma vie ! Ah ! quelle affreuse destinée ! (Tapant partout avec colère.) Saperlotte ! saperlotte ! Saperlotte ! (L’Élégant rentre, Gripandouille le frappe.) Saperlotte !


SCÈNE VII

L'ÉLÉGANT, GRIPANDOUILLE.


L'ÉLÉGANT. — Prenez donc garde, mon brave ! Je n'ai point trouvé de commissionnaire, j'emporterai mes huîtres petit à petit. (Il regarde dans le panier.) Oh ! oh ! ceci est louche !

GRIPANDOUILLE. — Si tu louches, c'est que tu as regardé dans le panier, et comme tu m'as joué un tour horrible en m'envoyant un chien, tu vas aussi être changé en huître ! (Il le frappe.)

L'ÉLÉGANT. — À la garde ! à la garde ! je suis mort !

GRIPANDOUILLE. — N'aie pas peur ! tu te reposeras. Tu seras bien logé, va ! (Le prenant et le balançant.) Une, deux, trois ! (Le jetant dans le panier.) Bravo ! j'ai mis dans la cible ! C'est comme une malle à présent, c'est plein de chiffons. Mais je ne mangerai donc pas de boudin ! (Entre un Gendarme tenant un boudin.) Oh ! Oh ! en voici un autre. Oh ! je le croquerai, celui-là !
 

SCÈNE VIII.

LE GENDARME, GRIPANDOUILLE.


LE GENDARME. — On m'a troublé pendant mon dîner. Qui est-ce qui a crié à la garde, que je l'empoigne ?

GRIPANDOUILLE. — Je n'ai rien entendu.


LE GENDARME. — Vous êtes peut-être sourd ?

GRIPANDOUILLE. — Vous avez peut-être quatre oreilles, vous ?

LE GENDARME. — Je mangeais tranquillement ce morceau...

GRIPANDOUILLE. — Ah ! quel beau boudin !

LE GENDARME. — Oui ! je m'y connais ! ah ça, mais je cause, et on a crié à la garde ! Il faut que je l'arrête...

GRIPANDOUILLE. — Qui ?

LE GENDARME. — Celui qui a crié.

GRIPANDOUILLE. — Il est mort !

LE GENDARME. — Il est mort ? où est-il ? Qu'est-ce qu'il y a dans ce panier ?

GRIPANDOUILLE. — Vous êtes bien curieux !

LE GENDARME. — Je t'empoigne, si tu fais le méchant. (Il le prend au collet.)

GRIPANDOUILLE. — Lâchez-moi, je suis un honnête homme. Regardez dans le panier si vous voulez. Vous y verrez de drôles de choses !

LE GENDARME. — Bien sûr ?

GRIPANDOUILLE. — Bien sûr.

LE GENDARME. — Mais ça ne m'apprend pas qui est-ce qui a crié à la garde !

GRIPANDOUILLE. — Allez toujours, qui sait ?

LE GENDARME. — C'est le panier qui a crié ?

GRIPANDOUILLE. — Vous verrez !

LE GENDARME. — C'est qu'il faut que je sois informé promptement. J'ai une faim ! ... et ce boudin est comme un miel ! (Il se dirige vers le panier.)

GRIPANDOUILLE. — Attendez, donnez-moi votre boudin, vous regarderez plus commodément.
(Le Gendarme lui donne son boudin. — Au moment où il veut regarder, Gripandouille le tire par les pans de son habit.)

LE GENDARME. — Eh bien ! laissez-moi donc ! (Il s'arrache des mains de Gripandouille et examine le contenu du panier.) Oh ! mais !... oh ! mais !  ! il y a du monde là-dedans. Une dame ! des messieurs !  ! Tu les as tués, brigand !

GRIPANDOUILLE (étranglant le Gendarme entre le bord et le couvercle du panier.) — Oui, oui, et je t'invite à prendre le thé avec toute cette société !

LE GENDARME (étouffant.) — Ah ! ah, rrrah !

GRIPANDOUILLE (le mettant dans le panier.) — Je puis ouvrir un magasin de friperie maintenant. Et là-dessus, au boudin ! Nous l'avons bien gagné ! (Le Diable entre armé de sa fourche.}


SCÈNE IX.

GRIPANDOUILLE, LE DIABLE.


LE DIABLE. — Crrrrr ! crrrr !

GRIPANDOUILLE. — Est-ce qu'il veut aussi regarder dans le panier, celui-là ? Eh non ! il m'apporte une fourchette pour que je ne mange pas avec mes doigts.

LE DIABLE. — Crrrr, crrr !

(Il lui enlève le boudin du bout de sa fourche.) 

GRIPANDOUILLE. — Oh ! saperlotte, ce n'est pas bien de la part ! J'avais eu tant de peine à me le procurer !  !

LE DIABLE (le menaçant.) — Crrrr, crrrr !

GRIPANDOUILLE (reculant et se cognant la tête.) — Aïe !... Eh ! ne m'embroche pas !

LE DIABLE (allant au panier et frappant le couvercle de sa fourche.) — Crrrr, crrrr ! ! (Il disparaît.)

GRIPANDOUILLE. — Allons, c'est un bon diable ; mais il aime le boudin lui aussi ! (Entre le Charcutier avec un bâton.)
 

SCÈNE X.

GRIPANDOUILLE, LE CHARCUTIER.


LE CHARCUTIER (tombant sur Gripandouille à grands coups de bâtons.) — Nous allons t'en faire manger ! régale, régale-toi !

GRIPANDOUILLE (suppliant.) — Non, non, tiens, je n'ai plus faim, assez, assez !
(Le Charcutier sort, la vieille entre et se jette sur Gripandouille qu'elle bat de toute sa force.)
 

SCÈNE XI.

GRIPANDOUILLE, LA VIEILLE.


LA VIEILLE. — Trouves-tu qu'il pleut, coquin !

GRIPANDOUILLE. — Grâce ! grâce ! je ne le ferai plus ! (Elle sort.) Je suis en marmelade, en fricassée, en compote ! (Entre l’Élégant avec un bâton.)
 

SCÈNE XII.

GRIPANDOUILLE, L'ÉLÉGANT.


L'ÉLÉGANT (le battant à outrance.) — Voici des huîtres ; très fraîches, mon ami ! On te sert un dîner complet.

GRIPANDOUILLE. — Ah ! je suis en morceaux ! (L’Élégant sort. — Gripandouille va à droite et à gauche en trébuchant.) Ils me grisent ! ils me donnent une indigestion !
(Le Gendarme entre avec un bâton.)
 

SCÈNE XIII.

LE GENDARME, GRIPANDOUILLE.


GRIPANDOUILLE. — Ah ! monsieur le Gendarme, arrêtez-les !

LE GENDARME (le rossant.) — Je l'apporte ton dessert, scélérat.

GRIPANDOUILLE (tombant.) — Aïe, aïe ! je suis mort !

LE GENDARME. - Voilà ce que c'est que de ne pas savoir résister à ses désirs.
 

FIN
 

 



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