POLICHINELLE. - Vous ne me ferez pas cet affront, je suppose ! Quoi ! Vous m'enlèveriez mon gentil compagnon, avec qui je bois si bien et qui suit si bien mes leçons !
CASSANDRE. - Je le reprends aujourd'hui même.
POLICHINELLE. - Et moi je le garde.
CASSANDRE. - Du tout. Il me suivra, dussé-je employer les gendarmes pour le ramener chez moi.
POLICHINELLE. - Les gendarmes ! Il n'en fera qu'une bouchée.
CASSANDRE. - Adieu, monsieur ! Ce que j'ai dit est dit.
POLICHINELLE. - Ah ! C'est ainsi ! Eh bien, nous verrons ! D'abord, faites-moi le plaisir de rentrer chez vous ; je n'aime pas les moralistes. Adieu !
CASSANDRE. - Adieu ! (À part.) Ah ! la mauvaise idée que j'ai eue là ! (Il sort par la droite.)
SCÈNE VIII
POLICHINELLE
POLICHINELLE. - Ah ! bien, par exemple ! Ce serait trop fort ! Je me serais donné un mal de chien pour dresser mon élève, pour en faire un gaillard qui ne craint rien, un mangeur infatigable, un buveur intrépide, un batailleur sans rival, et l'on viendrait interrompre le cours de ses études, sous le vain prétexte que je l'instruis trop bien ? — Non, non, cela ne se passera pas ainsi. Nous résisterons ! Nous ne céderons ni au droit ni à la force, et, pour qu'il soit prêt à tout événement, je vais immédiatement appeler Pierrot et lui donner une leçon de bâton. (Appelant.) Pierrot ! Pierrot !
PIERROT, dans la coulisse. - Monsieur Polichinelle ! Que voulez-vous ?
POLICHINELLE. - Viens près de moi, et apporte ton bâton et le mien, pour que je te donne ta leçon ! M'enlever mon Pierrot ! On verra bien.
SCÈNE IX
POLICHINELLE. PIERROT, avec deux bâtons, entrant par la droite.
POLICHINELLE, à part. - Voyons d'abord s'il tient à moi. — (Haut.) Écoute, Pierrot, ton père vient de venir et il veut te ramener chez lui. Est-ce que cela te fait plaisir ?
PIERROT. - Oh ! non, par exemple !
POLICHINELLE. - Tu te trouves mieux chez moi ?
PIERROT. - Oh ! oui !
POLICHINELLE. - Et tu veux y rester ?
PIERROT. - Je le crois bien !
POLICHINELLE. - Cependant, s'il le veut ? S'il t'ordonne de le suivre ?
PIERROT. - Je n'obéirai pas, et si je suis forcé d'obéir, eh bien, je me sauverai et je reviendrai ici.
POLICHINELLE, à part. - Comment ne pas aimer un enfant aussi docile ! (Haut.) Mais s'il envoyait un gendarme pour te prendre ?
PIERROT. - Un gendarme ! Ah ! mais je ne crains pas les gendarmes, avec mon bâton !
POLICHINELLE. - Très bien ! J'aime à te voir dans ces bonnes dispositions ! Mais pour qu'elles te soient profitables, je vais te donner une leçon de bâton qui ne peut manquer de te servir. Tu as ton bâton ? Donne-moi le mien.
PIERROT. - Voici !
POLICHINELLE. - Avant de commencer les exercices, je vais te faire un petit cours d'histoire. — Le bâton, c'est le droit et la force ; il remplace économiquement toutes les autres armes. Un sergent de ville, au milieu du boulevard, tend son bâton blanc ; aussitôt toutes les voitures s'arrêtent : voilà le droit. — Un esclave a volé son maître ; on l'étend par terre et on lui donne des coups de bâton sur les pieds : voilà la force !
PIERROT. - Et les bâtons de réglisse ?
POLICHINELLE. - Ça, c'est la douceur ! Mais il ne s'agit pas de ceux-là ! Le droit et la force en même temps sont représentés par le bâton de maréchal, et la protection par le bâton de vieillesse ! Ton père veut nous jeter des bâtons dans les roues, mais nous lui jouerons des tours de bâton ! Je te dis tout cela à bâtons rompus, mais tu dois me comprendre.
PIERROT. - Ce que je comprends, c'est que je ne veux pas retourner chez papa.
POLICHINELLE. - Très bien ! Alors, pour cela, nous allons passer de la théorie à la pratique. — Tu as ton bâton ?
PIERROT. - Je l'ai !
POLICHINELLE. - Attention ! Pour donner un coup de bâton ordinaire, on fait comme ça ! (Il lui donne un coup de bâton.)
PIERROT, rendant à Polichinelle son coup de bâton. - On fait comme ça !
POLICHINELLE. - Allons ! Pas de bêtises ! Tu frappes comme si c'était pour de vrai, fais attention ! — Nous passons maintenant au coup extraordinaire ; il est comme ça ! (Il fait des évolutions avec son bâton et finit par en frapper Pierrot.)
PIERROT. - Oh ! la la ! Il est extraordinaire le coup extraordinaire ! Mais vous allez voir, je vais le réussir, attention ! Une, deux ! Ça y est ! (Il bat Polichinelle.)
POLICHINELLE. - Ah ! Sapristi ! Je vois bien que ça y est ! Tu tapes comme un bœuf ! — Enfin, ça ne fait rien, c'est très bien ! Maintenant regarde-moi bien, je vais t'apprendre le coup le plus malin de tous : c'est le coup du commandeur ! Fais attention, apprête-toi à te défendre ; je lève mon bâton et... Ah ! les gendarmes ! (Pierrot se détourne et Polichinelle le bat.) Attrape ! Attrape, mon bonhomme ! Ce n'est pas plus difficile que ça !
PIERROT. - Aïe ! aïe ! aïe ! Ce n'est pas de jeu, ça !
POLICHINELLE. - Au contraire ! Pour parer le coup, il ne faut pas se retourner ; voilà ce que je voulais t'apprendre.
PIERROT. - Ah ! je comprends maintenant ! À mon tour, je vais vous faire le coup du commandeur. Y êtes- vous ? Une ! deux ! (Il regarde à la porte du fond.) Ah ! les gendarmes ! (Il laisse tomber son bâton et se sauve par la droite.)
SCÈNE X
POLICHINELLE. UN GENDARME, entrant par la droite.
LE GENDARME. - Au nom de la loi, je vous arrête !
POLICHINELLE. - Qu'est-ce que ça veut dire ? Un gendarme ! Un vrai gendarme !
LE GENDARME. - Je pense que vous ne me ferez pas l'injure de croire que je suis en zinc ! Je vous arrête.
POLICHINELLE. - Et pourquoi ?
LE GENDARME. - Ça, je ne sais pas pourquoi ! On m'a dit de vous arrêter, je vous arrête ! Je ne connais que ma consigne.
POLICHINELLE. - C'est bien ! Alors, arrêtez-moi ! (Le gendarme s'avance. Polichinelle le bat.)
LE GENDARME. - Ah ! mais dites donc ! Ça ne fait pas partie du programme ! On m'a dit de vous arrêter, mais on ne m'a pas dit que je serais battu.
POLICHINELLE. - C'est un oubli ! Mais moi je me suis promis de n'être arrêté que lorsque j'aurais rossé un gendarme ! Arrangez-vous pour m'arrêter auparavant.
LE GENDARME. - Je n'ai pas à discuter avec vous ! (Il s'avance vers Polichinelle.)
POLICHINELLE, le battant. - Ni moi non plus !
LE GENDARME. - Ah ! mais ! Ah ! mais ! Sapristi, voulez-vous bien finir !
POLICHINELLE. - Moi ! Cesser de te battre ! — N'y compte pas ! Je n'ai pas toujours un gendarme sous la main, et je compte bien profiter de la circonstance. (Il continue à le battre.)
LE GENDARME. - Ah ! Gredin ! Si ce n'était mon devoir que j'accomplis, comme je me mettrais en colère !
POLICHINELLE. - Mets-toi en colère si tu veux, tu ne seras pas le plus fort ! (Il lui donne une roulée de coups de bâton ; le gendarme ne bouge plus.) Et maintenant il a son compte ! (Appelant.) Pierrot ! Pierrot, viens voir !
SCÈNE XI
POLICHINELLE. PIERROT. LE GENDARME, couché.
PIERROT, entrant par la droite.- Qu'est-ce qu'il y a ? Ah ! vous avez tué le gendarme !
POLICHINELLE. - Ah ! je regrette bien que tu n'aies pas été là ! Tu aurais pris une fameuse leçon ! Regarde ! Il ne bouge plus. Il est mort ou à peu près, il ne nous gênera plus ! Comprends-tu maintenant l'utilité du bâton ? Une seule chose me chagrine, c'est que ce ne soit pas toi qui aies fait ce beau coup ; mais il y a d'autres gendarmes et tu pourras t'exercer !
PIERROT. - S'est-il bien défendu ?
POLICHINELLE. - Pas mal ! Mais il n'osait pas m'attaquer, il se défendait seulement. Maintenant, mon fils, je dépose les armes (Il pose son bâton.) et vais m'assurer qu'il n'y a personne dans la rue, car il faut prendre ses précautions, — et puis nous allons gentiment le déposer au coin d'une borne. Il en arrivera ce qu'il pourra. (Il sort par la gauche.)
SCÈNE XII
PIERROT. LE GENDARME, couché.
PIERROT. - Peste ! Il n'y va pas de main morte, monsieur Polichinelle ! J'aurais bien voulu voir cette bataille-là ! Ce pauvre gendarme ! Oh ! je ne le plains pas ! Un gendarme est fait pour être battu, mais celui-là n'a pas mauvaise figure. (Il le retourne.)
LE GENDARME, soupirant. - Aïe ! Aïe !...
PIERROT. - Il n'est pas mort tout à fait ! Si je lui donnais le coup de grâce ! Non ! Polichinelle l'aurait donné s'il avait voulu le tuer. Il ne faut pas faire de maladresses. Pour un homme mort, la justice ne plaisante pas : il y a la potence ; s'il n'est que blessé, on peut s'en tirer toujours.
POLICHINELLE, voix dans la rue. - Au secours ! À moi ! Pierrot ! Au secours ! Viens me délivrer !
PIERROT, allant à la fenêtre. - Qu'est-ce que c'est ? On arrête Polichinelle ! Il y avait d'autres gendarmes dans la rue... Oh ! il se débat ! En voici un qui roule par terre ! Oui, mais il y en a d'autres ! Il n'est pas le plus fort, et il n'a pas son bâton. Je vais aller à son secours ! (Criant) Attendez ! résistez le plus possible, je viens à vous ! (Pendant qu'il est à la fenêtre, le gendarme a repris ses sens et s'est emparé du bâton placé près de lui ; puis, au moment où Pierrot se détourne, il se dresse devant lui tout armé.)
LE GENDARME. - Halte là ! À ton tour, maintenant !
PIERROT. - Comment, à mon tour ! On assassine mon maître et tu veux m'empêcher d'aller le secourir. (Il cherche à le bousculer.)
LE GENDARME. - Tu n'iras pas ! Vilain drôle ! (Il le bat.) Ah ! toi aussi tu te mets contre les gendarmes ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! (Roulée de coups de bâton)
PIERROT. - Aïe ! Aïe ! Il n'y va pas de main-morte ! Ah ! si j'avais un bâton comme toi !
LE GENDARME, le battant. - Mais tu n'en as pas !
PIERROT. - Ah ! Si je pouvais ! (Il lutte avec le gendarme et lui enlève le bâton.) Je l'ai ! Maintenant, à nous deux ! Tiens ! Tiens ! (Il bat le gendarme.)
LE GENDARME. - Sapristi, me voilà désarmé ! Ah ! cette fois, je ne me laisserai pas battre ! (Il lutte avec Pierrot et finit par lui reprendre le bâton.) Ah ! tu croyais que je ne me défendrais pas, comme tout à l'heure ! Allons ! Attrape ça ! et ça, et ça ! Es-tu content ? En as-tu assez ? (Il lui donne de nombreux coups de bâton et le roule sur la planchette.) Cette fois, tu te tiendras tranquille. Si tu dis un mot, je t'achève !