LE TONNEAU
Louis-Émile-Edmond Duranty
1880
domaine public
PERSONNAGES :
POLICHINELLE.
NIFLANGUILLE.
BAILLENFLÉ.
LE SORCIER.
LE GENDARME.
LE SOLDAT.
LE CROCODILE.
(Le théâtre représente une place publique).
SCÈNE PREMIÈRE.
POLICHINELLE, NIFLANGUILLE.
POLICHINELLE. — Oh ! Niflanguille, j'ai une soif horrible ; depuis ma naissance, je n'ai jamais pu me désaltérer ; il faut que cela finisse, et que je boive une bonne fois.
NIFLANGUILLE. — Eh bien ! Polichinelle, veux-tu une demi-bouteille ?
POLICHINELLE (avec dédain.) — Oh !...
NIFLANGUILLE. — Une bouteille ?
POLICHINELLE. — Tu plaisantes !
NIFLANGUILLE. — Un broc !
POLICHINELLE. — Peuh !
NIFLANGUILLE. — Un seau ?
POLICHINELLE. — Non.
NIFLANGUILLE. — Un baril, peut-être ?
POLICHINELLE. — Allons donc !
NIFLANGUILLE. — Un tonneau ! alors ?
POLICHINELLE. — Ah ! Niflanguille, à la bonne heure, mais ou trouverons-nous un tonneau ?
NIFLANGUILLE. — Oh ! ce ne sera pas long ; attends un peu. Eh ! compère Baillenflé ? (Entre Baillenflé.)
SCÈNE II.
POLICHINELLE, NIFLANGUILLE, BAILLENFLÉ
BAILLENFLÉ. — Eh bien ! qu'est-ce que tu veux ?
NIFLANGUILLE. — Polichinelle a soif.
BAILLENFLÉ. — Qu'il boive.
NIFLANGUILLE. — Tu n'aurais pas un tonneau à nous donner ?
BAILLENFLÉ. — Si, mais me paiera-t-on ?
POLICHINELLE. — Sans doute.
BAILLENFLÉ. — Alors, je vais vous en amener un tout de suite. (Il sort).
SCÈNE III.
POLICHINELLE, NIFLANGUILLE.
NIFLANGUILLE. — J'espère que tu auras-de quoi boire.
POLICHINELLE. — Il me tarde de défoncer la tonne.
NIFLANGUILLE. — Ah ça ! Reviendra-t-il ?
(Baillenflé revient, roulant un tonneau.)
SCÈNE IV.
POLICHINELLE, NIFLANGUILLE, BAILLENFLÉ.
BAILLENFLÉ. — Me voilà ! me voilà ! Dieu ! que c'est lourd !
POLICHINELLE. — Ah ! tant mieux.
(Baillenflé roule la tonne sur Niflanguille).
NIFLANGUILLE. — Holà là ! Holà là ! Mon bras ! ma bedaine ! ma tête !
BAILLENFLÉ. — C'est une bonne tonne !
POLICHINELLE. — Qu'est-ce qui miaule donc dans ton tonneau ?
NIFLANGUILLE. — Retirez-moi donc de là-dessous !
BAILLENFLÉ. — Ah ! mon Dieu ! votre ami !
POLICHINELLE. — Mais secours-le donc !
BAILLENFLÉ. — Oh ! le pauvre homme !
NIFLANGUILLE. — Je me trouve mal !
POLICHINELLE, poussant le tonneau sur Baillenflé — Allons ! Là !
BAILLENFLÉ. — Eh ! oh ! au secours ! au secours ! je suis écrasé !
NIFLANGUILLE, se relevant. — Ah ! ça va mieux.
POLICHINELLE. — Comment, Niflanguille, tu cries encore !
NIFLANGUILLE. — Mais non, c'est cet imbécile !
(Baillenflé crie toujours. — Polichinelle et Niflanguille lui roulent la tonne sur la tête).
BAILLENFLÉ. — Hé ! vous m'écrasez la tête !
(Polichinelle rit).
BAILLENFLÉ, dégagé. — Coquins ! vous avez fait exprès de me rouler ce tonneau sur le dos. Eh bien ! je veux de l'argent, vous allez tout de suite me payer.
POLICHINELLE. — Qu'est-ce que tu veux ?
BAILLENFLÉ. — De l'argent.
POLICHINELLE. — Tu ne me connais donc pas ?
BAILLENFLÉ. — Mais si, je te connais, et c'est justement pour cela que je réclame.
POLICHINELLE. — Eh bien ! si tu me connais, tu dois me connaître pour n'en jamais donner.
BAILLENFLÉ. — Ça m'est égal, celui-ci, qui a l'air respectable, va payer pour toi.
NIFLANGUILLE. — Mais je ne suis pas le banquier de Polichinelle.
BAILLENFLÉ. — Ah ça ! voulez-vous me payer ?
POLICHINELLE. — Non.
BAILLENFLÉ. — Alors, j'emporte mon tonneau.
POLICHINELLE. — Du tout ! du tout !
BAILLENFLÉ. — C'est trop fort !
POLICHINELLE. — Mais oui ! tiens, voici des arrhes ! (Il le bat).
BAILLENFLÉ. — Eh bien ! attends ; j'ai été tonnelier, je vais te traiter comme une douve. (Il prend un marteau).
POLICHINELLE. — C'est ce que nous allons voir !
BAILLENFLÉ. - chantant en le frappant. — Tra la la, la la la la.
POLICHINELLE, même jeu. — Tralala...
NIFLANGUILLE, avec un bâton, tape et chante aussi. — Tra la la...
POLICHINELLE. — Eh ! oh ! ah ! hi ! houm ! ahic ! Bonsoir ! (Il se sauve).
SCÈNE V.
BAILLENFLÉ, NIFLANGUILLE.
BAILLENFLÉ. — Veux-tu bien décamper ! (Faisant sauter le bâton de Niflanguille). Pif ! paf ! pif ! Tiens, voilà pour le cousin !
NIFLANGUILLE. — Je ne suis pas son cousin du côté des coups de bâton.
BAILLENFLÉ. — Peu m'importe, je te traite comme une barrique ! Pan ! pin ! pan !
NIFLANGUILLE. — Oh ! je suis cerclé ! (Il se sauve).
SCÈNE VI.
BAILLENFLÉ.
BAILLENFLÉ. — Oui, les drôles croyaient se jouer de moi, mais je vais les régaler d'une autre surprise. Hé ! hé ! mon frère le Sorcier ! voulez-vous venir, s'il vous plaît ?
(Le Sorcier entre. Ils se saluent).
SCÈNE VII.
BAILLENFLÉ, LE SORCIER.
LE SORCIER. — Qu'y a-t-il pour votre service, mon frère ?
BAILLENFLÉ. — Je voudrais que vous ensorcelassiez...
LE SORCIER. — Que j'ensorcelasse ?
BAILLENFLÉ. — Oui, que vous ensorcelassiez ce tonneau de façon à ce qu'il procure quelques désagréments à Polichinelle et à Niflanguille, qui m'ont affreusement battu.
LE SORCIER. — Eh bien ! il sera fait comme vous le désirez. Parafini, parafino !
BAILLENFLÉ. — Hein ! qu'est-ce que vous dites là !
LE SORCIER. — Ne troublez pas l'ensorcellement. (Il lui donne un coup de sa baguette).
BAILLENFLÉ. — Holà là !
LE SORCIER. — Tiribiri, tiriboro.
BAILLENFLÉ. — Cela doit bien ensorceler ?
LE SORCIER, lui redonnant un autre coup. — Chut !
BAILLENFLÉ. — Diable ! je ne bouge plus.
LE SORCIER. — Rontontontinoto ! C'est fait.
BAILLENFLÉ. — Qu'est-ce que vous avez mis là-dedans ?
LE SORCIER. — Ne regardez pas, vous seriez perdu.
BAILLENFLÉ. — Ah ! bah !
LE SORCIER. — C'est tout ce que vous vouliez ?
BAILLENFLÉ. — Puisque vous me garantissez que mon tonneau est ensorcelé, c'est tout ce que je vous demande.
LE SORCIER. — Vous pouvez le leur donner. Après un tel cadeau, ils ne passeront plus par le même chemin que vous. Au revoir !
BAILLENFLÉ. — Merci. Au revoir !
(Ils se saluent. — En sortant, le Sorcier tape Baillenflé).