THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE PRÉSIDENT DU GROUPE ANARCHISTE, entrant. - Ah ! le v'là, l' sous-préfet ! Bonjour, ma vieille ! comment que ça va ?


LENGLUMÉ. - Pardon, monsieur, mais...


LÉ PRÉSIDENT DU GROUPE ANARCHISTE. - D'abord, j'm'appelle pas monsieur ; j'suis l'citoyen Daufier, président du groupe anarchiste.


LENGLUMÉ. - Ah ! je vous prenais pour un marchand de peaux de lapin.


LE PRÉSIDENT DU GROUPE ANARCHISTE. - La simplicité, mon cher,  gn'a qu' ça ; v'là ma d'vise : « Va toujours et n' t'épatte pas. » C'est pas les croisés qu'auraient trouvé ça.


LENGLUMÉ. - Non, en effet.


LE PRÉSIDENT DU GROUPE ANARCHISTE. - Dites-moi, l' sous-préfet, l' conseil municipal est déjà venu vous faire des propositions et vous offrir quelqu' chose. Comme nous sont pas moins qu'eusse, je viens vous chercher pour trinquer avec les frères chez le marchand de vin du coin.


LENGLUMÉ. - Bien aimable, mon ami ; mais je vais vous dire, je viens déjà de boire, et ça m'a tout dérangé.


LE PRÉSIDENT DU GROUPE ANARCHISTE. -  Qu'est-ce que c'est ? des manières avec le peuple ? Allons, allons ! filez vite, et qu' ça n' traîne pas  ! (Il le fait partir en le poussant. Ils sortent.)


LE PETIT BENJAMIN, fils du cuisinier, entrant. - En voilà, une affaire ! Cette madame, qui a envoyé promener papa, parce qu'il lui demandait à rester à la sous-préfecture comme chef de cuisine ! (Il fait le moulinet avec son bâton. Madame Flutanzingue, qui arrive en ce moment, reçoit un formidable coup sur la tête et tombe. Benjamin se sauve)


MADAME FLUTANZINGUE. - Au secours ! à l'assassin ! C'est un attentat contre l'État ; je vais envoyer une dépêche au gouvernement. (Elle se sauve)


LE COMMANDANT, arrivant. - Voyons, cependant ; je voudrais bien voir le sous-préfet avant le dîner. Je crois que le voici. (Lenglumé entre en reculant, sans voir le commandant.)


LENGLUMÉ, criant. - Oui, mes amis, comptez sur moi ! (Presque bas.) C'est ça, vous avez raison, moi aussi. Vive Machin ! vive Chose ! vive tout le monde et moi aussi ! (Se cognant dans le commandant, il se retourne stupéfait et confus d'avoir été surpris et entendu.) Ah ! pardon, commandant.


LE COMMANDANT. - Vous faisiez votre proclamation de foi ?


LENGLUMÉ, très embarrassé. - Non, pardon, je...


LE COMMANDANT. - Excusez-moi, je me présente moi-même...


LENGLUMÉ. - Enchanté, commandant.


LE COMMANDANT. - J'ai déjà eu le plaisir de voir madame votre belle- mère ; elle a eu la bonté de m'inviter à dîner pour ce soir.


LENGLUMÉ. - Parfait, commandant ! j'espère bien, du reste, que cette bonne occasion se renouvellera souvent, le plus souvent possible.


LE COMMANDANT. - Ah ! je ne crois pas !


LENGLUMÉ, surpris. - Vous ne croyez pas ? parce que ?....


LE COMMANDANT. - Parce que, mon ami, je n'ai jamais pris qu'un repas chez vos prédécesseurs. Ils n'ont jamais eu le temps de m'inviter une seconde fois. 


LENGLUMÉ. - Oh ! mais, pardon, commandant ; moi, je suis ici pour longtemps, je vous en réponds.


LE COMMANDANT. - Ah ! vous croyez ?


LENGLUMÉ. - Certainement. J'arrive ici avec des idées toutes nouvelles, j'apporte des réformes extraordinaires !


LE COMMANDANT. - Bah ! Vous allez peut-être faire .pousser les arbres avec les racines en dessus et les feuilles en dessous ! (Il éclate de rire.) Vous me faites rire avec vos réformes ; ils sont bien tous les mêmes ! Quand ils arrivent, ils en apportent toujours plein leurs malles ; puis quand ils s'en vont, ils ont le même excédent de bagages : ils n'ont jamais le temps de déballer leurs produits ! — Vous savez, je ne vous en veux pas ! À tout à l'heure, hein ? Je vous chanterai quelque chose au dessert. (Il sort en riant aux éclats.)


LENGLUMÉ. - C'est un original, le commandant. Il faudra que je lui fasse une surprise.


BAPTISTE, apportant une dépêche. - Monsieur le sous-préfet, voilà une dépêche ! (Il sort.)


LENGLUMÉ. - (Il lit tout bas et tombe à la renverse, puis il se relève et dit :) J'ai mal lu, c'est pas possible ! Hélas ! non ! (Il retombe de l'autre côté, puis reprend la première position, disant :) J'étais mieux comme ça. (Après un silence, il se relève.) Destitué ! je suis destitué ! Installé ce matin et révoqué ce soir ! Auquel de mes nombreux ennemis puis-je attribuer cette horrible méchanceté ? car certainement c'est une jalousie. Je me vengerai, oh ! oui, je me vengerai ! J'obtiendrai un emploi supérieur. C'est ma belle-mère qui va en faire une tête ! Après tout, le mariage est fait, la dot est empochée, c'est l'essentiel. Mais c'est le scandale, la risée des subalternes ; ces pauvres diables que j'avais esbrouffés en arrivant, vont-ils s'en payer ! Enfin, du courage, et il en faut pour apprendre ça à ma belle-mère.


MADAME FLUTANZINGUE, arrivant. - Qu'est-ce que vous avez donc, Ernest ? Comme vous êtes pâle !


LENGLUMÉ. - Je n'ai rien, belle-maman.


MADAME FLUTANZINGUE. - Mais si, vous devez avoir quelque chose !


LENGLUMÉ. - Je vous assure, belle-maman, que je n'ai rien du tout.


MADAME FLUTANZINGUE. - Ernest, vous me cachez quelque chose. (Apercevant la dépêche :) Qu'est-ce que c'est que ça ?


LENGLUMÉ. - C'est rien, belle-maman. (Il veut prendre la dépêche, mais elle s'en empare avant, puis elle la lit. Il dit à voix basse :) Vlan, ça y est ! .


MADAME FLUTANZINGUE, dans une colère indescriptible. - Misérable !


LENGLUMÉ. - Ah ! permettez, belle-maman !


MADAME FLUTANZINGUE. - Taisez-vous, monstre ! Vous avez encore l'audace de répondre ?


LENGLUMÉ. - Enfin, voyons, est-ce de ma faute ?


MADAME FLUTANZINGUE. - De votre faute ! Mais, malheureux, si l'on n'avait pas reconnu votre incapacité, vous aurait-on ainsi révoqué le jour même de votre installation ? C'est-à-dire que vous vous êtes joué de nous vous avez accepté une mission au-dessus de vos forces.


LENGLUMÉ. - Mais, belle-maman !...


MADAME FLUTANZINGUE, avec force. -Taisez-vous ! (Il saute.) Voilà maintenant notre fille en votre pouvoir. (Elle pleure très fort.) Notre trésor nous est ravi... volé !


LENGLUMÉ. - Ah ! pardon !


MADAME FLUTANZINGUE, avec fureur. - Taisez-vous ! (Il saute.) Je vais refaire mes malles et filer bien vite vers Saint-Mandé, pour y dévorer ma honte. (Elle sort en pleurant.)


LENGLUMÉ. - J'aurais bien tort de me tourmenter. Comme je le disais tout, à l'heure, la dot est empochée, c'est le principal. Je vais fonder un nouveau journal ou une brasserie. Allons, allons ! du courage, que diable !


BAPTISTE, entrant et apportant une nouvelle dépêche. - Monsieur le sous-préfet, une dépêche !


LENGLUMÉ, lisant la dépêche. - Ah !... ah !... ah ! (Appelant.) Belle-maman !


MADAME FLUTANZINGUE. - Laissez-moi tranquille !


LENGLUMÉ. - Belle-maman, écoutez donc !


MADAME FLUTANZINGUE, arrivant. - Que me voulez-vous encore ? Comment, après ce qui vient de se passer, vous avez l'audace de m'adresser la parole !


LENGLUMÉ. - Tenez, belle-maman, calmez votre colère et lisez ça.


MADAME FLUTANZINGUE, lisant. - « Ernest Lenglumé, sous-préfet de Crétinville-les-Pommes. J'organise une tournée artistique pour le Tonkin ; voulez-vous être mon secrétaire ? Signé : Sarah Bernhardt ! » Sarah Bernhardt ! Secrétaire de Sarah Bernhardt ! Oh ! pardon, mon ami, d'avoir douté de vous. Je préfère certainement ce nouvel emploi ; il nous procurera l'occasion d'aller au théâtre tant que nous voudrons, avec des billets de faveur. Embrassez-moi, mon fils, et quittons bien vite ce pays.


LENGLUMÉ. - Depuis deux heures que j'y étais, je ne m'y suis jamais plu. (La toile tombe.)



FIN.


 





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