THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

MONSIEUR LE SOUS-PREFET

DE CRÉTINVILLE-LES-POMMES


COMÉDIE EN UN ACTE

Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public


PERSONNAGES :
ERNEST LENGLUMÉ, journaliste.
FLUTANZINGUE, son beau-père.
LE COMMANDANT.
LE SECRÉTAIRE de la sous-préfecture.
LE MAIRE de Crétinville.
LE PRÉSIDENT du groupe anarchiste.
LE CONCIERGE de la sous-préfecture.
BAPTISTE, valet de chambre.
DUFLANC, cuisinier.
BENJAMIN, petit garçon du jardinier.
MADAME FLUTANZINGUE.
MADAME LENGLUMÉ.


La scène représente un jardin.


LE CONCIERGE. - Depuis vingt-sept ans que je suis concierge de la sous-préfecture de Crétinville-les-Pommes, ça fait, je crois, le deux-cent-dix-septième sous-préfet qui passe par mes mains et sous ma porte. Pour ma part, je n'ai pas à me plaindre d'eux, non ! Il y en avait de bien gentils. Enfin, aujourd'hui., j'attends le deux cent dix-huitième. Nous allons voir ce qu'il va être.


BAPTISTE, arrivant. - Ah ! c'est ici. Oh ! que c'est beau ! Tiens, bonjour, monsieur le concierge.


LE CONCIERGE. - Pardon, monsieur, mais je n'ai pas l'avantage de...


BAPTISTE. - C'est juste, monsieur le concierge. Je me présente : monsieur Baptiste, valet de monsieur le sous-préfet, qui est en train de descendre du train sans faire de train, pour venir prendre possession du domaine gouvernemental.


LE CONCIERGE. - Oh ! pauvre garçon !


BAPTISTE. - Bien ! qu'est-ce qui vous prend ?


LE CONCIERGE. - Non, vrai, vous avez une si bonne figure que ça me fait de la peine


BAPTISTE. - Quoi donc ?


LE CONCIERGE. - De vous quitter si tôt. Vous avez l'air d'un bon garçon, j'aurais eu du plaisir, je crois, à entretenir quelques relations avec vous.


BAPTISTE. - Vous confondez. Je ne pars pas, j'arrive, et j'espère bien rester, au contraire, très longtemps avec vous.


LE CONCIERGE. - Deux ou trois semaines ! Vous trouvez ça long, vous ?


BAPTISTE. - Deux ou trois semaines ! Comme vous y allez, vous, père Pipelet...


LE CONCIERGE, furieux. - Comment ça, père Pipelet ? C'est à moi que vous parlez ? Apprenez que je n'ai jamais été traité de la sorte...


BAPTISTE. - Faut pas m'en vouloir, monsieur le concierge.


LE CONCIERGE, toujours furieux. - Père Pipelet ! Ne recommencez pas, surtout, parce que... (Il sort en bougonnant.) Père Pipelet ! mais qu'est-ce que c'est que ça ?


BAPTISTE, seul. - Il n'est pas commode, le bonhomme. Il faudra que je le dresse ! Quand on pense que nous y voilà tout de même à la sous-préfecture ! Je ne voulais pas y croire. En voilà, un changement dans nos existences, à monsieur et à moi ! Ainsi, il y a quelques jours à peine, nous n'étions rien du tout. Monsieur, pauvre, écrivassier comme il en pullule tant aujourd'hui, et moi, serviteur de ce vulgaire panné, fondateur de l'Indépendant de Nonancourt. Aujourd'hui, nous voilà sur le chemin de la splendeur. Monsieur est sous-préfet et je suis son valet de chambre ! À quoi, me direz- vous, doit-il ce brusque changement, ce revers superbe de fortune, votre maître ? À quoi ? Ce n'est pas à son intelligence, assurément, mais à son audace. Le voilà, sauvons-nous.


LENGLUMÉ. - Magnifique, c'est superbe, c'est ravissant. Ainsi me voilà sous-préfet à trente-trois ans. Dans trois mois, je serai préfet. Dans trois autres mois, je serai ministre ; et ainsi de suite, jusqu'au sommet de l'échelle sociale. Le principal, pour moi, c'est d'avoir épousé mademoiselle Flutanzingue et d'avoir empoché sa superbe dot. Ah ! dame, la chose n'était pas facile. Le papa, vieil épicier endurci, ne voulait pas de moi ; heureusement que j'avais la maman pour me soutenir, et, grâce à l'emploi que j'ai obtenu selon son formel désir, le mariage a été décidé. Madame Flutanzingue a exigé que je trouvasse immédiatement un emploi dans les affaires du gouvernement ; ça n'a pas été long. Grâce à mes puissantes relations, j'ai été nommé tout de suite sous-préfet de Crétinville-les-Pommes, et après la cérémonie nuptiale qui a eu lieu ce matin à la cathédrale de Saint-Mandé, nous sommes partis pour nous installer ici. Ma belle-mère est dans la jubilation. Jamais elle ne s'est vue à pareille fête ; elle se prend elle-même pour le sous-.préfet. Tiens, la voilà !


MADAME FLUTANZINGUE, arrivant. - Oh ! cher ami, que c'est joli ! Comme le gouvernement fait bien les choses ! Nous avons des appartements princiers ; c'est splendide !


LENGLUMÉ. - Permettez, n'est-ce pas, belle-maman ? J'ai des instructions à donner.


MADAME FLUTANZINGUE. - Allez, mon ami ; allez, mon fils. (Elle lui prend la tête et l'embrasse sur le front. — Il sort.)  Quel être supérieur !


FLUTANZINGUE, arrivant. - Qu'est-ce que tu fais donc, bobonne ?


MADAME FLUTANZINGUE. - Bobonne ! Je vous ai déjà dit, Oscar, que je n'admettais pas ces familiarités ; elles sont d'un goût douteux ; ça sent le commerce.


FLUTANZINGUE. - Justement, l'épicerie ; ces familiarités ne nous ont pas empêché de faire fortune en débitant de la chandelle et en cassant du sucre. Allons, ne te fâche pas, ma poupoule ; je viens de découvrir un petit étang qui me permettra de satisfaire ma passion pour la pêche.


MADAME FLUTANZINGUE. - Êtes-vous assez heureux ! Quand on pense que vous ne vouliez pas donner notre fille en mariage à ce charmant jeune homme !


FLUTANZINGUE. - Oh ! Béatrice, si on peut dire ! C'est-à-dire que j'hésitais tant qu'il n'avait pas une situation.


MADAME FLUTANZINGUE. - Oui, c'est bon ! Allez à la pêche, allez ! (Il sort.) Quelle nullité que mon mari !


DUFLANC, entrant. - Madame !


MADAME FLUTANZINGUE. - Quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? que voulez-vous ?

DUFLANC. - Madame, je suis le cuisinier des vingt-trois derniers sous-préfets, et je me permets humblement de demander à madame si mes fonctions seront maintenues.


MADAME FLUTANZINGUE. - Je n'en sais rien.


DUFLANC. - Mais, madame !


MADAME FLUTANZINGUE. - Je n'en sais rien, vous dis-je !


DUFLANC. - Cependant, madame...


MADAME FLUTANZINGUE, furieuse. - Je n'en sais rien. Sortez ! (Il se sauve.) A-t-on jamais vu un aplomb pareil, se permettre de venir ainsi parler à la belle-mère du sous-préfet, sans faire une demande d'audience la veille ! En voilà, un pays qui a besoin de réformes ! Heureusement que nous sommes là, moi et mon gendre ! (Elle sort.)


LENGLUMÉ, entrant. - Je viens de passer l'inspection, de mes employés ; j'ai inspiré une terreur épouvantable à ces gratte-papier ; il est toujours bon de se faire craindre. J'ai annoncé mes réformes. On doit toujours commencer par là, ça en impose.


MONSIEUR LE MAIRE, entrant. - Monsieur le sous-préfet, j'ai le plaisir de vous présenter mes salutations les plus empressées, avec lesquelles j'ai l'honneur d'être votre très humble et dévoué serviteur.


LENGLUMÉ, à part. - Qu'est-ce qu'il veut, celui-à ? (Haut.) Vous dites, monsieur ? 


MONSIEUR LE MAIRE. - Monsieur le sous-préfet, je suis le maire de Crétin-ville-les-Pommes !


LENGLUMÉ. - Ah ! bien, monsieur ! Je suis enchanté de faire votre connaissance.


MONSIEUR LE MAIRE. - Monsieur le sous-préfet, en apprenant votre arrivée parmi nous, nos cœurs se sont unis pour acclamer celui qui... celui que la patrie a désigné pour venir ici remplacer votre prédécesseur, à qui vous allez succéder. Le peu de temps qu'il a passé parmi nous ne lui a pas permis de prouver ses capacités, et, n'ayant absolument rien pu faire d'utile, nous espérons que, suivant ses traces, vous continuerez sa tâche. Je viens au nom du conseil municipal qui s'est réuni, pour cette circonstance solennelle, au cabaret du Lapin corrupteur, vous exprimer ses souhaits de bienvenue, et vous prier de venir avec nous déguster les dix litres de vin qui ont été votés en votre honneur.


LENGLUMÉ. - Je suis flatté, monsieur le maire, mais je vous dirai qu'en dehors de mes repas, je n'ai pas l'habitude de boire du vin ; par conséquent...


MONSIEUR LE MAIRE. - Voyons, voyons, qu'est-ce que c'est ? Mon ami, si vous débutez sur ce ton-là, vous êtes un homme perdu, et je ne vous conseille pas de froisser la municipalité.


LENGLUMÉ. - Loin de moi, soyez-en convaincu, la pensée de...


MONSIEUR LE MAIRE. - Allons, pas de phrases ! Dépêchons, nous n'avons pas que ça à faire. (Il le prend par les deux épaules et le pousse dehors. Ils sortent.)


MADAME FLUTANZINGUE, arrivant. - Qu'est-ce que c'est que ça ? Mon gendre avec un homme en blouse ! Voilà qui est par trop fort ! Il faudra qu'il me donne des explications.


LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL, des papiers à la main, cherchant quelqu'un. - Ah ! pardon ! madame ! Vous ne savez pas où est monsieur le sous-préfet ?


MADAME FLUTANZINGUE. - Non ! Parce que ?


LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL. - Madame, je suis le secrétaire de la sous-préfecture, et j'ai là quelques pièces très importantes qui doivent partir par le prochain courrier ; j'aurais besoin de sa signature.


MADAME FLUTANZINGUE. - Mais c'est inutile de le déranger. En ma qualité de belle-mère, je vais vous signer ça. (Le secrétaire tombe à la renverse en éclatant de rire, et se sauve.) Ah çà ! qu'est-ce que vous avez à rire ? En voilà, un grossier personnage ! (Elle se met à sa poursuite.)


LE COMMANDANT, entrant. - Je n'ai pas encore pu l'apercevoir, ce brave sous-préfet. Depuis quatre ans que je suis commandant de gendarmerie ici, ça fait déjà le douzième que je vois passer, et celui-là fait le treizième. Mauvais compte ! Enfin ! Tiens, voilà une dame qui doit être de la maison probablement ; je vais lui demander des renseignements.


MADAME FLUTANZINGUE, à part. - Quel est ce monsieur ?


LE COMMANDANT. - Madame, j'ai bien l'honneur...


MADAME FLUTANZINGUE, faisant des manières. - Monsieur !


LE COMMANDANT. - Madame fait sans doute partie de la maison du sous-préfet ?


MADAME FLUTANZINGUE, avec hauteur. - Certainement oui, monsieur.


LE COMMANDANT. - Je l'aurais deviné. Madame est la femme de chambre, n'est-ce pas ?


MADAME FLUTANZINGUE, suffoquée. - Hein ? Plaît-il ? La femme de chambre ! Comment, la femme de chambre ! Permettez, monsieur, je suis la belle-mère du sous-préfet !


LE COMMANDANT, étouffant ses éclats de rire. - C'est bien, madame, ne vous fâchez pas pour ça ; fallait le dire tout de suite. Enfin, ça ne fait rien. Je ne vous en veux pas pour ça, je ne suis pas susceptible. Ah ! vous êtes la belle-mère du sous-préfet ! Quel âge a-t-il, votre gendre ?


MADAME FLUTANZINGUE. - Trente-trois ans !


LE COMMANDANT. - Bah ! Pauvre garçon ! on ne lui a donc rien appris quand il était petit ? Dites-moi, madame ; vous savez qu'il est d'usage, quand un sous-préfet arrive, d'offrir un grand dîner aux autorités.


MADAME FLUTANZINGUE. - Soyez persuadé, commandant, que nous suivrons cette tradition.


LE COMMANDANT. - Je l'espère bien ; aussi je vais aller m'habiller tout de suite.


MADAME FLUTANZINGUE. - Ah ! pour ce soir ?


LE COMMANDANT. - Il ne faut jamais remettre au lendemain, madame ; on ne sait pas ce qui peut arriver. J'ai l'habitude de dîner à six heures, madame, et, une fois que mon heure est passée, l'appétit m'abandonne : c'est pourquoi je vous serai bien obligé de vous conformer à cette règle.


MADAME FLUTANZINGUE. - Parfaitement, commandant, c'est entendu.


LE COMMANDANT. - À tout à l'heure, madame ; à tout à l'heure ! (Il sort.)


MADAME FLUTANZINGUE. - À la bonne heure ! voilà de la franchise ou je ne m'y connais pas ! (Elle sort.)


LENGLUMÉ. - (Il revient en toussant et s'essuyant la bouche.) Pouah ! est-il possible de vous faire boire du vin comme ça ! J'en ai mal au cœur.
 




Créer un site
Créer un site