THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE SAC DE POMMES DE TERRE
 

PIÈCE EN UN ACTE

Nouveau théâtre de Guignol.... Série 1
Lemercier de Neuville, Louis (1830-1918)

1898 - domaine public

Personnages :
GRAFFIGNON, propriétaire.
BÉTINET.
PANDORE, gendarme.
BIBI LAPIN.
COCO L'ALLOUETTE.


DÉCOR
Une place publique. — À droite : maison de Graffignon. À gauche : un banc.

SCÈNE PREMIÈRE

BIBI, COCO, entrant par le fond à droite. Coco entre le premier ;

ils portent à eux deux un sac.


COCO. - Allons, viens, Bibi, ne traîne pas ! la sacoche est lourde.

BIBI. - Je crois bien ! Il doit y avoir gros là-dedans.

COCO. - Je t'en réponds ! Ça doit être de l'or ! Le père Grafignon est avare, il ne collectionne pas de gros sous.

BIBI. - Et tu es sûr qu'on ne nous a pas vus ?

COCO. - Parbleu ! Il n'y a personne dans la maison, tu le sais bien. Le père Graffignon vit tout seul comme un grigou, il n'y a pas de bonne et nous l'avons.vu sortir avant d'entrer chez lui.

BIBI. - C'est juste ! mais il peut rentrer ; ne restons pas ici.

COCO. - Saprelotte ! C'est que le sac est lourd, nous n'irons pas loin comme ça, et nous pourrions le rencontrer. Si nous partagions tout de suite le magot ?

BIBI. - Ici ? Mais on peut nous voir ! Le mieux serait de le cacher quelque part ; nous reviendrions ensuite le chercher quand il fera nuit.

COCO. - C'est une idée ! Mais où ?

BIBI. - Où ? je ne sais pas... Tiens, voici un banc, il ne vient pas grand monde par ici. On n'ira pas chercher dessous ; mettons-le là.

COCO. - C'est bien scabreux ! Pourtant oui, personne ne songera à chercher un trésor là-dessous ; nous couvrirons le sac avec un peu de terre, et ce soir nous viendrons le reprendre.

BIBI. - C'est çà. (Ils cachent le sac sous le banc.) Tiens ! le voilà bien placé... On ne le voit plus. Dans une heure il fera nuit, et alors !...

COCO. - Et maintenant, filons ! J'ai toujours peur que le père Graffignon ne rentre. (Ils sortent par la gauche.)


SCÈNE II


GRAFFIGNON, entrant par la gauche. - Hé ! hé ! Je n'ai pas été absent trop longtemps ! Je n'aime pas à laisser ma maison seule ! Il y a tant de voleurs ! Mais j'ai de bonnes serrures et de bonnes clefs, et puis on ne trouverait certainement pas la cachette où je mets mon argent. Car je suis malin, moi ! — J'ai remarqué, en lisant les journaux, que les voleurs s'adressaient toujours aux coffres-forts ! J'en ai bien un, mais je ne laisse rien dedans ! Ma cachette est plus sûre : j'ai mis mes écus dans un sac de pommes de terre, dans un grenier, au milieu des autres sacs... Jamais un voleur ne s'imaginera d'aller le chercher là !... Allons ! rentrons et allons voir si mon magot est toujours à sa place. (Il rentre chez lui à droite.)


SCÈNE III


BÉTINET, entrant par le fond à droite. - Pas de veine ! Non, vraiment, pas de veine ! Depuis un mois, il m'en arrive de toutes sortes ! J'avais une femme, une femme qui m'aimait, à preuve que tous les jours, elle me donnait une tripotée... Eh ben ! comme elle voyait que je m'y habituais, elle m'a lâché... et d'une ! J'avais une place, chez un cordonnier, j'y recarrelais ses souliers, et hier, v'là qu'il me dit : « J' fais pas assez d'affaires, j' peux pas te payer et je n' peux plus te nourrir. Cherche ailleurs ! » Et me v'là, je cherche et je ne trouve pas ! Avec ça que je n'ai point mangé et que je meurs de faim. Qu'est-ce que je vas devenir, ô mon Dieu ! Et pourtant c'est pas ma faute d'avoir cherché partout.
Air : les Veinards de Bidard.
J' voulais m' placer, ou chez un huissier,
Chez l'épicier,
Le menuisier...
Et puis j'ai vu le tapissier,
Le papetier,
Le pâtissier ;
Les uns m'ont envoyé fair' pendre,
Les autr's n'ont pas voulu me prendre.
C'est désolant ! Et v'là pourquoi Je n'ai pas pu trouver d'emploi !
Malheur ! Allons ! v'là un banc, j' vas m' coucher d'sus et tâcher de dormir ! Qui dort dîne ! (Il se couche sur le banc.)


SCÈNE IV


GRAFFIGNON, sortant rapidement de chez lui. - On m'a volé ! Au voleur ! Je suis ruiné ! Ah ! les brigands ! les scélérats ! Ils ont forcé toutes mes serrures et ils ont trouvé mon magot qu'ils ont emporté ! Je suis un homme perdu ! Je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau ! Mais ça ne m'avancerait à rien ! Ça ne me ferait pas retrouver mon argent ! — Allons plutôt à la gendarmerie. Les gendarmes ont pour profession de prendre les voleurs. Il faudra bien qu'ils trouvent le mien... et qu'ils me fassent rendre mon argent ! Allons ! (Il sort par la gauche.)


SCÈNE V


BÉTINET, sur son banc, rêvant. - Je sens des odeurs de saucisson et de soupe aux choux ! Je vais donc pouvoir manger tout à mon aise ! (Il ronfle. Un papillon voltige sur lui et le chatouille.) Non ! laissez-moi ! Ah ! bien non ! Je veux manger, j'ai faim !... Ah ! (Il tombe du banc qui se renverse.) Oh ! là là ! Où suis-je ! Par terre ! Je suis tombé du banc ! Oh ! quel dommage ! Je faisais un si beau rêve ! Je mangeais ! Je mangeais, moi qui ai le ventre vide ! — Sapristi... Voyons ! Remettons ce banc à sa place. (Apercevant le sac.) Qu'est-ce que c'est que ça ? Un sac ! Un sac très lourd, ma foi ! Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir dedans ? (Il palpe le sac.) De l'argent ? De l'argent ! Oui, le sac est plein d'argent ! Comment ce sac est-il là ? — Je ne sais pas ! mais je l'ai trouvé, il est à moi ! Je le garde puisque personne ne le réclame ! On dit que la fortune vient en dormant ; je ne le croyais pas, mais maintenant je ne puis pas dire le contraire. Qu'est-ce que je vais faire de tout cet argent-là ? Oh ! d'abord, je vais manger ! Manger une bonne soupe aux choux, comme dans mon rêve ! Et puis... j'achèterai une belle boutique, une boutique de restaurant pour être sûr de toujours manger... Ah ! je n'ai plus sommeil maintenant.
Air : Les Plongeurs à cheval.
1.
J' veux avoir un bar-restaurant
Le premier du département, (bis)
Orné de jolis verres,
— Pas l' département,
Mais le restaurant, —
Orné de jolis verres
Et de grands plats d'argent !
2.
Tous les matins, mon cuisinier,
Solide comme un grenadier, (bis)
Partira pour la halle,
— Pas le grenadier,
Mais le cuisinier, —
Partira pour la halle,
Pour la halle au gibier.
3.
J'aurai de même un marchand d' vin,
Lequel est un fameux lapin, (bis)
Qui remplira ma cave,
— Non pas le lapin,
Mais le marchand d' vin, —
Qui remplira ma cave
D'excellent Chambertin !
4.
En attendant, mon Bétinet,

N'te serr' pas l' ventr' comme un baudet, (bis)
Va-t-en manger ta soupe...
— Non pas, toi, Baudet !
Mais toi, Bétinet ! —
Va-t'en manger ta soupe
Chez l' premier mastroquet !
Allons mettre à l'abri notre fortune ! (Il sort par la droite au fond.)


SCÈNE VI

GRAFFIGNON, PANDORE, entrant par la gauche.


PANDORE. - Voyons ! Expliquez-vous correctement, car depuis un instant que vous me parlez, je n'ai pas encore compris un mot de ce que vous m'avez dit.

GRAFFIGNON. - Je vous ai dit que j'ai été volé.

PANDORE. - Vous avez eu tort !

GRAFFIGNON. - Comment, j'ai eu tort ! Alors c'est le voleur qui a raison ?

PANDORE. - Non ! il a eu tort aussi ! Et où est-il ce voleur ?

GRAFFIGNON. - Je ne sais pas ?

PANDORE. - Comment, vous ne savez pas ! Vous avez tort.

GRAFFIGNON. - Comment ? j'ai tort, j'ai toujours tort ?

PANDORE. - Je ne puis pas pourtant vous dire que vous avez raison d'être volé et que vous avez raison de ne pas connaître votre voleur. Enfin qu'est-ce que vous voulez ?

GRAFFIGNON. - Je veux que vous pinciez le voleur et que vous me rendiez mon argent.

PANDORE. - Et où était-il votre argent ? Où l'aviez-vous mis ?

GRAFFIGNON. - Dans un sac de pommes de terre.

PANDORE. - Vous avez eu tort.

GRAFFIGNON. - Encore !

PANDORE. - Sans doute ! Puisqu'on vous l'a pris. Si vous l'aviez mis en sûreté, vous l'auriez encore.

GRAFFIGNON. - Sans doute ! Mais je croyais l'avoir mis en sûreté.

PANDORE. - Ce que vous me dites est complètement efféminé !

GRAFFIGNON. - Comment cela, efféminé ! Pour qui me prenez-vous ?

PANDORE. - Efféminé, ça veut dire frivole ! Tenez ! j'ai une montre ! C'est un objet précieux, n'est-ce pas ? Je ne voudrais pas la perdre ! J'y tiens ! Eh bien, je l'ai mise dans ma poche de gilet — elle y est toujours ! Tandis que si je l'avais mise dans un sac de pommes de terre... Eh bien !... Je ne l'aurais peut-être plus maintenant.

GRAFFIGNON. - Mais je ne pouvais pas mettre tout mon argent dans ma poche de gilet.

PANDORE. - Vous avez tort de vous défendre. Mais passons ! Donc, vous avez mis votre argent dans un sac de pommes de terre ?

GRAFFIGNON. - Oui ! Et je ne sais pas qui m'a volé.

PANDORE. - Je le sais, moi ! C'est un voleur. Or, comme c'est mon métier de pincer les voleurs, je le pincerai. Avez-vous, chez vous, d'autres sacs de pommes de terre ?

GRAFFIGNON. - Oui ! Et ils sont tous marqués à mon nom.

PANDORE. - Mais dites-le donc ! Allez-moi en chercher un. (Graffignon va chercher un sac.) Suivez bien mon raisonnement : — Un voleur vole ! — Bien ! — Il n'est pas pris ! — Bien ! Or, un voleur doit toujours être pris ! — Bien ! — Maintenant, comme il est reconnu qu'un voleur volera jusqu'à ce qu'il soit pris, il faut lui donner quelque chose à voler, car s'il n'a rien à voler, il ne volera pas ; s'il ne vole pas, il n'est pas voleur, et s'il n'est pas voleur, je n'ai rien à faire ici ! C'est clair !

GRAFFIGNON, revenant avec le sac. - Voilà le sac ! Voyez ! mon nom est marqué dessus.

PANDORE. - Très bien ! Mettez-le sur ce banc. — Il y a mille à parier contre un qu'un voleur le prendra, — Moi, je vais me mettre en observation aux environs ; vous, vous allez rentrer chez vous et ne sortir que quand je vous appellerai. Dans dix minutes d'ici le tour sera joué. Le voleur sera pincé.

GRAFFIGNON. - Mais mon argent ? Qui me le rendra ?

PANDORE. - Ah ! vous en voulez trop à la fois. Pinçons toujours le voleur, l'argent viendra après.

GRAFFIGNON. - Eh bien, soit ! Je rentre ! (Il rentre chez lui à droite.)

PANDORE. - Et moi je veille ! (Il sort à gauche.)






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