LE SAC DE CHARBON
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Duranty
1880 - domaine public
PERSONNAGES
PIERROT. NIFLANGUILLE. LE CHARBONNIER.
LE DOMESTIQUE. LE GENDARME. LE COMMISSAIRE.
PREMIÈRE PARTIE
PLACE PUBLIQUE. PIERROT, NIFLANGUILLE.
PIERROT (saluant.) — Seigneur Niflanguille !
NIFLANGUILLE (tournant le dos.) — Passe ton chemin ; tu es trop maigre !
PIERROT (repassant devant, saluant et parlant plus haut.) — Seigneur Niflanguille !
NIFLANGUILLE (tournant le dos.) — Laisse-moi en repos ! ta mine me déplaît !
PIERROT (même jeu et criant.) — Seigneur Niflanguille :
NIFLANGUILLE (impatienté et criant de même.) — Eh bien ! que veux-tu ?
PIERROT. — Je suis très pauvre.
NIFLANGUILLE. — C'est un vilain métier que tu as là : je te conseille d'en changer.
PIERROT. — Hélas ! voilà deux jours que je n'ai mangé. Un petit morceau de pain, s'il vous plaît !
NIFLANGUILLE. — Je ne suis pas boulanger, drôle ! Ta face blême trouble ma digestion, coquin. Tu me fais horreur !
PIERROT. — Je suis pâle, parce que j'ai faim ! Je vous en prie... un peu de nourriture !
NIFLANGUILLE. — Comment, misérable, tu n'as pas mangé ? mais tu manques à ton devoir, qui est la conservation de l'homme. Cours vite chez le restaurateur : ne sais-tu pas que la faim pousse au crime ? Ne m'approche pas avec ta figure de pendu !
PIERROT. — Mais je n'ai pas d'argent pour aller chez le restaurateur.
NIFLANGUILLE. — Tu as tort, grand tort, coquin ! Cela pourrait te donner envie de prendre ma bourse. Va-t'en, va-t'en, va-t'en !
PIERROT. — Ainsi, vous refusez ?
NIFLANGUILLE. — Serre-toi le ventre, car, j'y pense, ne mange jamais, tu n'auras pas la goutte.
PIERROT. — Vous re-fu-sez ?
NIFLANGUILLE. — Coquin ! jette-toi plutôt à la rivière. Tu boiras, si tu ne manges pas.
PIERROT (prenant un bâton.) — Laisse-moi voir si tu as le ventre aussi dur que le cœur. (Il tape.)
NIFLANGUILLE. — Oh ! ! bandit, quand je te disais que la faim rend l'homme méchant.
PIERROT (le frappant.) — Ah ! tu n'aimes pas les gens maigres !
NIFLANGUILLE. — Oh ! ! Et après de tels procédés, tu veux que je me charge de t'engraisser ? Non, non, non ! (Il s'en va.)
PIERROT. — Ah ! seigneur Niflanguille, vous me le payerez ! Je m'attache à vos trousses, et il faudra bien que vous me nourrissiez ! (Niflanguille rentre.) Eh ! eh ! que va-t-il faire chez le Charbonnier ? Examinons ! (Il se cache.)
NIFLANGUILLE (appelant.) — Charbonnier, je viens faire ma provision de chauffage pour l'hiver ! Hé ! Charbonnier ! Hé ! hé ! (Le Charbonnier entre.)
LE CHARBONNIER. — Voulez-vous un beau sac de charbon ?
NIFLANGUILLE. — Certainement, un sac à la hauteur de ma position.
LE CHARBONNIER. — C'est bien ! (Il sort et revient avec le sac.) Voilà un sac digne du seigneur Niflanguille ; il pèse cent quintaux !
NIFLANGUILLE. — Dans l'instant, je suis ici. (Il sort.)
LE CHARBONNIER. — Il sera bien servi, le seigneur Niflanguille ! S'il n'y a pas les trois quarts de faux poids là-dedans, je veux que le loup me croque ! (Il sort. — Pierrot entre.)
PIERROT. — Ah ! ceci est bien, en effet ; je ne suis pas le seul coquin en ce monde : le Charbonnier vend à faux poids, et ce seigneur Niflanguille, ce jaune usurier est sans entrailles ! Attendez, les amis ! Pierrot va intervenir dans vos affaires. (Il vide le sac.) Moi au moins je pèserai le juste poids ! (Il entre dans le sac et passe la tête en riant.) Hi ! hi ! hi ! Oh ! le Charbonnier. (Il se cache dans le sac.)
LE CHARBONNIER. — Est-ce que le seigneur Niflanguille veut que je reste toute la journée en faction à côté du sac ? (Il marche.) Ce sac gêne le passage ici. (Il le change de place.) On pourrait faire un somme là-dessus en attendant. (Au moment où il se couche, le sac passe de l'autre côté. — Le Charbonnier se cogne.) Oh !... eh bien ! où a-t-il passé ? Diable ! il a furieusement glissé, il n'était pas calé. (Il le prend et le rapporte.) Ne bouge pas ! (Même jeu.) Oh ! il y a donc du verglas ! (Il le rapporte, le sac retourne. — Le Charbonnier courant après.) Hé là ! hé là ! (Même jeu trois fois de suite, de plus en plus vite.) Hé là ! hé là ! hé là ! il court la poste ! Depuis que je suis dans le commerce, je n'ai pas encore vu de charbon si remuant. (Le sac saute.) Ah ! ah ! ah ! il danse à présent ! Il est enchanté d'aller dans la cheminée du seigneur Niflanguille ! (Le sac lui donne un coup de bâton.) Eh ! je t'ai vendu un bon prix, tu n'as pas à te plaindre. (Nouveau coup de bâton.) Ah ! mais, charbon, mon ami ! (Volée de coups.) Eh ! oh ! aïe ! c'est le diable ; au secours ! (Il se sauve. — Le sac danse. — Entre Niflanguille.)
NIFLANGUILLE. — Quel est ce tapage ? Mon charbon est-il prêt ? Ah ! oui, le voilà ! (Il le traîne. — Entre le Charbonnier.) C'est bien ! Je trouve mon charbon tout prêt.
LE CHARBONNIER — Oui, mais...
NIFLANGUILLE. — Mais quoi ?
LE CHARBONNIER. — C'est du charbon si on veut... mais qui se conduit comme du bois vert...
NIFLANGUILLE. — Que signifie ce galimatias ?
LE CHARBONNIER. — Oui, oui, ça tape, ça tape, sapristi ! Il est tout feu, tout flamme, ça vous pétille sur les épaules, ça chauffe ferme !
NIFLANGUILLE. — Eh bien ! tant mieux, il est de bonne qualité.
LE CHARBONNIER. — Oh ! de bonne qualité ! c'est vous qui l'avez dit, et il a une rude poigne !
NIFLANGUILLE. — Qui ça, imbécile ?
LE CHARBONNIER. — Le charbon, parbleu !
NIFLANGUILLE. — Le charbon a une bonne poigne ? Est-ce que tu deviens fou ?
LE CHARBONNIER. — Venez toujours avec moi chercher deux bonnes triques !
NIFLANGUILLE. — Pourquoi faire ? Qu'est-ce que tu me chantes ?
LE CHARBONNIER. — Venez toujours, j'ai mes raisons pour ça. Je vous montrerai à quel charbon vous avez affaire. (Ils sortent.)
PIERROT (montrant sa tête.) — Hi ! hi ! hi ! (Il sort du sac.) Ce Charbonnier est plein de malice avec sa trique... Je reviendrai tout à l'heure.
(Il s'en va. — Le Charbonnier et Niflanguille reparaissent avec des bâtons.)
LE CHARBONNIER (montrant le sac.) — Allez, tapez ferme ! vous verrez du nouveau.
NIFLANGUILLE (tapant.) — Je ne vois rien.
LE CHARBONNIER (tapant.) — Un peu de patience.
NIFLANGUILLE (tapant.) — Je ne vois rien. (Il se baisse pour regarder.)
LE CHARBONNIER (tapant sur Niflanguille.) — C'est bizarre !
NIFLANGUILLE. — Oh ! coquin !
LE CHARBONNIER. — Mille pardons, seigneur Niflanguille, je suis si étonné
NIFLANGUILLE (se frottant.) — Tu iras droit aux petites maisons.
LE CHARBONNIER. — Voyons ! Je n'ai pas rêvé, cependant.
NIFLANGUILLE. — Peu importe, je vais l'envoyer chercher par mon domestique, avec ma voiture. (Il sort.)
LE CHARBONNIER. — Il vaut mieux que ma femme fasse le marché à ma place, puisque j'y vois trouble. (Il sort, après avoir menacé le sac.) Brigand de sac ! (Pierrot rentre.)
PIERROT (se mettant dans le sac.) — Le moment est bon ! (Le Charbonnier revient.)
LE CHARBONNIER. — Ma femme est sortie ! (Regardant le sac.) Le voilà bien tranquille. (Le sac saute.) Je ne dors pas cependant. (Le sac lui donne des coups de bâton.) Non, je ne dors pas ; je sens bien les coups de bâton sur mon dos ! (Autres coups.) Aïe ! Eh ! oh ! ah ! que le seigneur Niflanguille en essaie, puisqu'il me traite de fou.
(Il sort. — Entrent Niflanguille et le domestique en cabriolet.)
NIFLANGUILLE. — Allons, Barbandu, chargez ce sac sur mon carrosse.
BARBANDU (manquant l'affaire et se cognant.) — Si monsieur voulait essayer ; moi, je ne puis y parvenir !
NIFLANGUILLE. — Comment ! drôle, il faut que je me serve moi-même ?
BARBANDU. — Grand fainéant !
NIFLANGUILLE. — Que dis-tu ?
BARBANDU. — Je me gronde !
NIFLANGUILLE. — Allons, qu'on se hâte !
BARBANDU. — Vieille bête !
NIFLANGUILLE. — Qu'est-ce que c'est ?
BARBANDU. — Je m'insulte ! (Il charge le sac, le cabriolet bascule en arrière.) Oh ! ! le tape-cul de monsieur est si...
NIFLANGUILLE. — Maladroit, quel nom oses-tu donner à mon carrosse ?
BARBANDU. — Dans mon pays, le carrosse de monsieur s'appellerait un tape-cul.
NIFLANGUILLE (furieux.) — Taisez-vous, insolent ! et faites attention aux lois de l'équilibre !... oh !... oh ! !
BARBANDU. — Quoi donc ?
NIFLANGUILLE. — Mon coursier qui est suspendu ! Tu ne l'as donc pas vu, imbécile ?
BARBANDU. — Ah ! je vais remettre le sac plus en avant sur le tape... le carrosse de monsieur, et la rossinan... le coursier de monsieur redescendra.
(Il dérange le sac, le cabriolet bascule en avant.)
NIFLANGUILLE. — Bélître ! balourd ! emplâtre !
BARBANDU. — Si monsieur veut monter dans son tape... carrosse, monsieur servira à faire contre-poids.
NIFLANGUILLE. — Eh ! oui, rustre, faquin ! (Ils tombent en montant, le sac ayant sauté à terre. — Puis le sac remonte derrière.) Le sac se charge tout seul !
BARBANDU. — Si monsieur m'en croit, il fera bien de laisser là ce sac qui nous rendra la vie dure.
NIFLANGUILLE. — Eh ! non, je l'ai payé ! hue, hue donc ! (La voiture part secouée fortement.)
NIFLANGUILLE ET BARBANDU. — Hé ! là, oh ! ah ! (Pierrot montre sa tête hors du sac.)