THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE PETIT DOMESTIQUE

Lemercier de Neuville,

1898 - domaine public

BASTONNADE EN UN ACTE

Personnages :

LE PÈRE MATHIAS, propriétaire. 
GUILLAUME, petit domestique. 
MADAME DUCORDON, portière. 
MADAME CORNILLIARD, locataire.
LE GENDARME.
LE DIABLE.



UNE CHAMBRE. — Portes à droite et à gauche. 

SCÈNE PREMIÈRE

LE PÈRE MATHIAS, 
seul.


LE PÈRE MATHIAS. - Dix heures ! Et le domestique qu'on a dû me procurer n'est pas encore arrivé. J'ai pourtant bien recommandé qu'on me l'envoie ce matin. (Au public.) C'est que je me suis décidé à avoir enfin un domestique, quoique ça va me coûter cher. — Jusqu'à présent je cirais moi-même mes souliers, je brossais mes habits, je battais mes tapis, je peignais ma perruque, j'achetais mon tabac, je mangeais mon bifteck... Ah ! mais je le mangerai toujours... Eh bien, maintenant ce sera mon domestique qui fera tout cela... et je compte bien ne pas le payer cher ! — (On frappe.) Le voici sans doute ! — (Il va ouvrir.) Non ! C'est madame Ducordon, ma concierge. Car j'ai une concierge ! En qualité de propriétaire !


SCÈNE II

LE PÈRE MATHIAS, MADAME DUCORDON, 
entrant par la droite.

 

LE PÈRE MATHIAS. - Qu'est-ce que vous voulez, madame Ducordon ?

MADAME DUCORDON. - C'est votre nouveau domestique qui vient d'arriver, monsieur Mathias.

LE PÈRE MATHIAS. - Ah ! Ah ! Je ne serais pas fâché de le voir. Comment est-il ?

MADAME DUCORDON. - Il est jeune, mais c'est un garçon très doux, bien élevé ! On me l'a bien recommandé.

LE PÈRE MATHIAS. - Qui est-ce qui vous l'a recommandé ?

MADAME DUCORDON. - C'est la laitière qui avait pris ses renseignements au boucher, qui en avait pris au boulanger, qui en avait pris au charcutier, qui en avait pris à l'apothicaire, qui en avait pris à l'épicier, qui en avait pris au sergent de ville, qui n'en avait pris à personne.

LE PÈRE MATHIAS. - Oh ! oh ! Voici un garçon bien recommandé ! Faites-le entrer.

MADAME DUCORDON. - Oui, monsieur Mathias ! Votre servante. (Elle sort par la droite.)


SCÈNE III


LE PÈRE MATHIAS


LE PÈRE MATHIAS. - Allons ! Je suis content, madame Ducordon m'a trouvé un bon sujet. Je le ferai marcher comme je voudrai. Oh ! je ne suis pas exigeant ! Pourvu qu'on m'obéisse sans répliquer, qu'on se lève de bonne heure, qu'on se couche tard, qu'on mange très peu, et qu'on boive de l'eau, je me déclare satisfait. Le voici !


SCÈNE IV


LE PÈRE MATHIAS, GUILLAUME, entrant par la droite.



GUILLAUME, entrant, à part. - V'là l' patron ! Quelle bonne tête il a !

LE PÈRE MATHIAS. - Approche, mon garçon ! Comment t'appelles-tu ?

GUILLAUME. - Je m'appelle Guillaume !

LE PÈRE MATHIAS. - Guillaume quoi ?

GUILLAUME. - Guillaume tout court ! Papa s'appelait Guillaume, maman aussi, mon frère aussi, et moi aussi.

LE PÈRE MATHIAS. - Eh bien, Guillaume, tu vas entrer à mon service. Qu'est-ce que tu sais faire ?

GUILLAUME. - Je sais tout faire.

LE PÈRE MATHIAS. - Tout ! C'est beaucoup ! Enfin, nous te verrons à l’œuvre. Pour commencer, tu vas me faire des commissions.

GUILLAUME. - Des commissions ! Ça me va ! J'aime beaucoup la promenade.

LE PÈRE MATHIAS. - Oui ! mais il ne faudra pas flâner ! Je n'aime pas les flâneurs. Tu feras tes commissions en te dépêchant.

GUILLAUME. - Oui, patron !

LE PÈRE MATHIAS. - D'abord, tu vas aller me chercher le Petit Journal.

GUILLAUME. - Le Petit Journal ! Oui, patron ! (Il va pour sortir.)

LE PÈRE MATHIAS. - Attends ! Tu achèteras le Petit Journal, puis deux sous de tabac.

GUILLAUME. - Deux sous de tabac et le Petit Journal ! Compris ! (Il veut encore sortir.)

LE PÈRE MATHIAS. - Attends donc ! Sapristi, comme tu vas vite !

GUILLAUME. - Dame ! Vous m'avez dit de me dépêcher.

LE PÈRE MATHIAS. - Sans doute ! Mais tu te dépêcheras quand je t'aurai donné mes ordres. — Ensuite, j'ai l'habitude de prendre mon chocolat tous les matins ; tu m'achèteras deux euros de lait.

GUILLAUME. - C'est convenu, patron ! J'y cours ! (Il va pour sortir.)

LE PÈRE MATHIAS, le retenant. - Mon Dieu ! Qu'il est pressé ce garçon ! Guillaume ! Voyons, Guillaume ! Et l'argent ?

GUILLAUME. - Ah ! c'est vrai ! J'oubliais !

LE PÈRE MATHIAS. - Tiens ! Voilà dix euros, tu me rendras la monnaie. — Te souviendras-tu de tout ce que tu as à acheter ?

GUILLAUME. - Parbleu ! Un euro de Petit Journal, quatre euros de tabac et deux euros de lait, ça fait dix euros !

LE PÈRE MATHIAS. - Comment, dix euros ! Tu comptes largement.

GUILLAUME. - Du tout, comptez avec moi. Le Petit Journal et le tabac, cinq euros. Maintenant, le lait, deux euros. Ça fait sept.

LE PÈRE MATHIAS. - Eh bien ! Ça fait sept euros.

GUILLAUME. - Tiens, c'est vrai ! Eh bien, j'aurais parié que ça faisait dix euros !

LE PÈRE MATHIAS. - Allons ! Dépêche-toi !


GUILLAUME. - Je cours, patron ! Je cours ! (Il sort par la droite.)


SCÈNE V


LE PÈRE MATHIAS, seul, puis MADAME DUCORDON 


LE PÈRE MATHIAS. - Un peu jeune, mon domestique, un peu étourdi ! Mais il est plein de bonne volonté. Qui vient là ? (Madame Ducordon entre.) C'est encore vous, madame Ducordon. Qu'y a-t-il de nouveau ?

MADAME DUCORDON. - Monsieur, c'est une dame qui veut louer dans la maison.

LE PÈRE MATHIAS. - Une future locataire ! Vite, faites-la entrer ! (Madame Ducordon sort.) Sapristi ! C'est une bonne aubaine ! Un logement où toutes les cheminées fument ! Si je pouvais le louer...



SCÈNE VI

LE PÈRE MATHIAS. MADAME CORNILLIARD, e
ntrant par la droite.


MADAME CORNILLIARD, entrant. - Monsieur Mathias, le propriétaire ?

LE PÈRE MATHIAS. - C'est moi, madame ; qu'y a-t-il pour votre service ?

MADAME CORNILLIARD. - Monsieur, je suis un peu sourde, je vous prierai de parler très haut. Je viens pour louer votre appartement.

LE PÈRE MATHIAS. - Oui, madame, il est très joli. Vous convient-il ?

MADAME CORNILLIARD. - C'est beaucoup trop cher, il faut me diminuer.

LE PÈRE MATHIAS. - Impossible de vous diminuer, il est réparé à neuf.

MADAME CORNILLIARD. - J'entends bien ! J'ajouterai cinquante euros, mais pas plus !

LE PÈRE MATHIAS. - Je vous dis qu'il est réparé à neuf.

MADAME CORNILLIARD. - Et je veux l'eau, le gaz, et ne pas payer de contributions.

LE PÈRE MATHIAS. - Rien que ça, merci ! Mais, ma petite mère, ça vous ferait mal !

MADAME CORNILLIARD. - Vous m'appelez animal ?

LE PÈRE MATHIAS. - Si vous croyez que je vais vous donner mon logement pour rien !

MADAME CORNILLIARD. - Vous êtes un insolent !

LE PÈRE MATHIAS. - Qu'est-ce que c'est que cette femme-là ! Sortez, madame.

MADAME CORNILLIARD. - Oui, un insolent, d'insulter une pauvre femme. Je ne sortirai pas d'ici que vous ne m'ayez fait des excuses.

LE PÈRE MATHIAS. - Des excuses ? À vous ! Attendez, je vais vous en faire ! (Il va prendre un bâton.)

MADAME CORNILLIARD. - Ces propriétaires ! Tous des malhonnêtes !

LE PÈRE MATHIAS, revenant avec un bâton. - Malhonnête ! Moi ! Attends, va ! (Il la frappe.) Tiens ! Tiens ! Tiens !

MADAME CORNILLIARD. - À l'assassin ! Le brigand ! Il me tue !

LE PÈRE MATHIAS. - Tu n'en as pas assez ? Tiens ! tiens ! tiens ! en voilà encore ! (Bataille. — Il lui donne une roulée ; elle lui prend le bâton et lui en donne une à son tour. À la fin, il reprend le bâton et finit par la tuer ; après quoi il la met sur son épaule.) — Maintenant, elle ne me demandera plus de diminution. Allons cacher le cadavre. (Il sort par la gauche.)


SCÈNE VII

GUILLAUME, seul, avec le Petit Journal.


GUILLAUME. - Voilà mes commissions faites ! — Je n'ai pas été trop longtemps ! Tiens ! Où est donc le patron ? Il est sorti ? — Plaçons ici ce qu'il m'a demandé : — Le journal, le tabac, le lait. — (Il place sur la planchette les objets qu'il indique.) Voyons, maintenant. Il me reste trois euros. — Je les garde pour la course. Je dirai que tout est augmenté. — Voyons, en l'attendant, qu'est-ce que je ferais bien ? — Ah ! si je goûtais le lait ! Ça doit être bon ! — J'y remettrai de l'eau tout à l'heure. (Il boit à même la bouteille de lait.)



SCÈNE VIII


LE PÈRE MATHIAS, GUILLAUME



LE PÈRE MATHIAS, entrant par la gauche, préoccupé. - (À lui-même.) Il n'est pas très facile de se débarrasser d'une vieille femme. Surtout quand elle est assommée. Il est vrai qu'elle n'est plus assommante, mais c'est égal, c'est un rude fardeau. Ma foi, tant pis ! Je l'ai jetée au coin de la rue. (Apercevant Guillaume qui boit le lait.) Qu'est-ce que je vois ? Mon domestique qui boit mon lait ! Guillaume ! Guillaume !

GUILLAUME. - Oh ! le patron ! Pincé !

LE PÈRE MATHIAS. - Il me semble, mauvais garnement, que tu bois mon lait ?

GUILLAUME. - Moi, patron ! Jamais ! Je regardais une mouche qui était en train de se noyer.

LE PÈRE MATHIAS. - Une mouche ? Il fallait la retirer.

GUILLAUME. - C'est ce que je faisais, patron !

LE PÈRE MATHIAS. - Oui, avec ta langue ! Et mon journal ? Où est-il ?

GUILLAUME. - Le voilà. (Il donne le journal.)

LE PÈRE MATHIAS, dépliant le journal. - Voyons donc ce qu'il y a de nouveau. Affaires politiques... Oh ! moi, je ne m'occupe pas de politique. Ah ! le feuilleton ! C'est ça qui me va. Une mère qui n'est pas une mère, un fils perdu, une fille enlevée et puis des assassinats ! Oh ! c'est amusant ! Voyons donc ! (Il lit.)

GUILLAUME, regardant le journal de l'autre côté. - Je peux bien lire aussi, moi ! (Il lit tout haut.) « — Hier soir, à quatre heures du matin, un lièvre qui était à la devanture d'un restaurateur se mit à se sauver en voyant passer un chasseur avec son chien ! Il faut croire que le lièvre n'était pas tout à fait mort ! » — Parbleu ! Il n'est pas malin, le journaliste !

 




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