LE MIROIR DE COLOMBINE
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f414.item
Louis-Émile-Edmond Duranty
1880 - domaine public
PERSONNAGES :
CASSANDRE. COLOMBINE. POLICHINELLE. PIERROT.
COLOMBINE. — Mon cher père, je voudrais qu'on me fît mon portrait.
CASSANDRE. — Cela coûte cher ! et je t'ai acheté un miroir ou tu peux voir ton portrait tant que tu voudras.
COLOMBINE. — Un miroir ! un miroir !... je veux mon portrait en reine, avec une robe d'or et des yeux grands comme une fenêtre.
CASSANDRE. — Ah ! oui-da ! mais tes yeux sont tout petits.
COLOMBINE. — Et un grand nez droit, tout droit !
CASSANDRE. — Mais le tien est retroussé !
COLOMBINE. — Des yeux bleus d'ange.
CASSANDRE. — Tu les as gris !
COLOMBINE. — Et une bouche comme un petit cœur.
CASSANDRE. — La tienne est grosse !
COLOMBINE. — Et de belles joues pâles.
CASSANDRE. — Tu es comme une pivoine !
COLOMBINE. — Mais non ! mais non ! je suis comme je le dis, et je n'aime pas les miroirs, parce que le verre n'est jamais bon et fait voir de travers.
CASSANDRE. — Mais un portrait, cela coûte cher ! cher, cher, très cher ! je dis-je.
COLOMBINE. — Eh bien ! je me laisserai mourir de faim.
CASSANDRE. — Ah ! eh ! tout de suite : il y a des peintres près d'ici, je vais les appeler.
COLOMBINE (se regardant au miroir.) — Mais certainement, si le verre n'avait pas des défauts, je serais comme je me sens être. Est-ce que vous le nieriez ?
CASSANDRE (à part.) — La peste de coquette ! (Haut.) Non, non. (Appelant par la fenêtre.) Hé ! là-bas, le peintre ! les peintres ! barbouilleurs ! venez tout de suite !
UNE VOIX (répondant.) — À l'instant.
CASSANDRE. — Apportez vos graisses et vos cirages.
PIERROT (entrant avec tout un attirail.) — Me voici, Monsieur !
COLOMBINE. — C'est pour faire mon portrait.
PIERROT. — Oh ! je n'ai jamais rien vu de plus beau !
COLOMBINE. — Voici un garçon qui voit clair.
CASSANDRE. — Combien me prendrez-vous ?
PIERROT. — Nous nous arrangerons.
CASSANDRE. — Mais...
PIERROT. — Chut ! l'important est de faire un chef-d’œuvre, car Mademoiselle est celui de la nature.
CASSANDRE. — Il faut savoir pourtant combien...
PIERROT. — Il ne s'agit pas de cela ! Ne troublez pas l'enthousiasme de l'artiste.
COLOMBINE. — Mais oui, mon père, ne parlez plus.
PIERROT (arrangeant la toile et fourrant un pinceau dans la figure de Cassandre.) — Mademoiselle, je suis ébloui, je vois de toutes les couleurs.
CASSANDRE. — Prenez donc garde !
COLOMBINE. — Cela ne fait rien.
PIERROT (à Cassandre.) — Ne soufflez pas mot, vous refroidiriez mon enthousiasme. (Relevant rudement la tête de Colombine.) Tenez-vous solennelle !
COLOMBINE. — Oh ! vous m'avez tordu le cou.
PIERROT (donnant un coup de pinceau dans la figure de Cassandre.) — Prenons nos plus belles couleurs.
CASSANDRE. — Aïe ! vous me barbouillez la figure !
PIERROT. — Dans mon ardeur, je vous prenais pour ma palette ; vous êtes si coloré ! (Retournant à Colombine dont il relève la tête si fort qu'il la cogne contre le mur.) Bravo ! c'est bien.
COLOMBINE. — Mais... aïe ! vous me...
PIERROT. — Ah ! c'est pénible de poser. (Donnant un coup de tête dans le nez de Cassandre qui se penche sur son épaule, et l'envoyant se heurter à la muraille.) Il faut que je me recule pour juger de l'effet.
CASSANDRE. — Mais, Monsieur, la peinture est un art bien brusque !
PIERROT. — Le peintre n'est plus maître de ses mouvements, c'est l'admiration ! (Prenant Colombine, l'emmenant au fond du salon et la plaquant rudement contre la porte.) Là ! vous serez mieux éclairée.
COLOMBINE. — Aïe !
PIERROT. — Ne parlez pas, vous dérangeriez l'effet splendide de votre expression. (L'emmenant à un autre coin et la cognant toujours contre le mur.) Non ! voyez-vous, c'est ici la meilleure place.
COLOMBINE. — Est-ce que cette promenade...
PIERROT. — Chut ! tâchez de penser... Si vous vous tourniez... je saisirais mieux..
COLOMBINE. — Mais je ne veux pas le portrait de mon dos.
PIERROT. — Ah ! très bien. (Il se met à peindre.) Ne bougez pas !
CASSANDRE (regardant par-dessus son épaule.) — Eh bien ! qu'est-ce que vous faites donc ?
PIERROT (lui donnant en arrière un violent coup de tête.) — Ah ! parbleu, vous dérangez tout !
CASSANDRE (tombé.) — Eh ! n'ai-je pas entendu dire que les bosses avaient quelque rapport avec votre métier ?
PIERROT (allant à Colombine et lui noircissant le nez.) — Laissez-moi essayer ce petit ton.
COLOMBINE. — Dépêchez-vous, je n'en puis plus de fatigue !
PIERROT (peignant comme un enragé et tapant violemment à terre avec le manche de son pinceau.) — L'inspiration ! l'inspiration !
CASSANDRE. — Il est fou !
PIERROT (sautant sur lui et le battant.) — Taisez-vous, coquin ! c'est l'inspiration, vous dis-je.
CASSANDRE (passant derrière la toile.) — Je ne sais où me mettre !
PIERROT (continuant à peindre sans s'apercevoir que Cassandre est entre lui et son modèle.) — Superbe personne ! charmante !
(Dans son ardeur, il crève la toile ; le pinceau atteint Cassandre dans le ventre et le renverse.)
CASSANDRE. — Oh ! oh ! ma fille, en voilà assez pour une fois...
PIERROT. — C'est fini, justement ! En voulant signer, j'ai mis tant de feu que...
(Faisant le geste de crever la toile, il renverse de nouveau Cassandre.)
CASSANDRE. — Ah çà ! mais c'est un maître d'armes !
COLOMBINE. — Voyons, suis-je belle ? (Elle regarde la toile et pousse un cri.)
CASSANDRE — Qu'y a-t-il ?
PIERROT. — Mademoiselle est stupéfaite de mon talent
COLOMBINE. — Mais c'est une perruche qu'il a mise sur le tableau !
PIERROT. — Une perruche ?
CASSANDRE. — Une perruche ? mais... mais... en effet... on dirait...
PIERROT. — Mais, Mademoiselle, je vous ai faite idéale, telle que je vous comprenais, avec une robe verte à queue, un grand beau nez.
COLOMBINE. — C'est une infamie, mon père ; ne le payez pas et jetez-le à la porte.
PIERROT. — Comment ! moi, le premier peintre du monde, vous osez critiquer mon œuvre ? Est-ce que vous connaissez ce que c'est que la touche, la ligne, le ton, le glacis, le point lumineux, le trait, la forme, la pâte, la pâte, la pâte !
CASSANDRE. — Enfin, je ne vous dis pas, mais on dirait une perruche.
COLOMBINE. — C'est un misérable ! je trouve son ton fort mauvais, et sa touche est celle d'un brutal ; il m'a cogné la tête.
PIERROT. — De quoi vous mêlez-vous ? vous êtes des imbéciles ! De près, on dirait peut-être une perruche, mais de loin, c'est le plus beau portrait qu'on ait jamais fait.
COLOMBINE. — Quel insolent ! (Prenant la toile elle en frappe Pierrot, sur les épaules duquel le tableau reste comme une collerette.) À la porte, barbouilleur ! (Elle le bat et le pousse.)
PIERROT. — Vous ne comprenez rien à la peinture
COLOMBINE (le jetant dehors.) — Allez, mauvais barbouillon, allez faire des perruches ailleurs. Mon père, il faut en faire venir un autre.
CASSANDRE. — Comment ! un autre, mais c'est bien assez ! Je suis à demi mort, l'autre m'achèvera.
COLOMBINE. — Oui, oui, un autre, ou je me jette par la fenêtre.
CASSANDRE (appelant par la fenêtre.) — Hé ! y a-t-il un autre peintre par ici ?
LA VOIX DE POLICHINELLE. — Oui, oui !
CASSANDRE. — Il y en a sous chaque pavé,
POLICHINELLE (entrant avec une toile, un balai et une brosse.) — Je suis à votre disposition, Monsieur.
CASSANDRE (à part.) — Il a l'air d'un homme sérieux, celui-là. (Haut.) C'est pour le portrait de ma fille.
POLICHINELLE. — Oh ! oh ! elle est à marier ? Ah ! c'est celle-ci ? Oui, c'est une gentille petite guenon !
COLOMBINE. — Comment ! que dit-il ?
POLICHINELLE. — Oh ! c'est un terme de peinture pour exprimer le beau.
COLOMBINE. — Cette fois, je poserai comme je l'entendrai
POLICHINELLE. — Certainement.
CASSANDRE. — Il est venu tout à l'heure un peintre pâle...
POLICHINELLE. — Oh ! je le connais ! un misérable qui ferait mieux de gâcher du plâtre. Vous êtes déshonoré d'avoir eu un seul instant l'idée de vous adresser à lui. Comment ! vous êtes donc tout à fait ignorant des réputations ?
COLOMBINE. — Mais... non... mais...
POLICHINELLE. — Je vais vous faire un portrait qui vous conduira à la postérité. Vous n'avez pas besoin de poser.
COLOMBINE. — Ah ! tant mieux !
POLICHINELLE. — Je vous ai vue un instant, cela me suffit. (À Cassandre.) Ah ! faites-moi donc donner un peu de vin... votre meilleur... c'est excellent pour la peinture, cela vous délaye et vous réchauffe les couleurs... et puis, quand je travaillerai, vous me lirez un petit journal que j'ai apporté... cela m'échauffe l'esprit.
COLOMBINE. — Je vais vous chercher du vin. (Elle sort.)
POLICHINELLE (tapant sur le ventre de Cassandre.) — Hé ! hé ! papa !
CASSANDRE (éternuant.) — Oh ! vous... m'avez... coupé... la... res... pi... ra... tion !
POLICHINELLE. — Elle est à marier ? hum ! bonne dot ! bonne dot ! C'est cossu, ici !
CASSANDRE. — Je l'espère, Monsieur.
POLICHINELLE. — Ça ferait bien mon affaire. Oui, papa, nous allons vous faire une fille flamboyante !
COLOMBINE (rentrant avec le vin.) — Voilà, Monsieur.
POLICHINELLE (s'installant devant sa toile.) — Nous allons commencer. (Buvant.) Parfait ! ce vin est chaud de ton. Bien, lisez donc ce journal, il vous intéressera.
CASSANDRE (lisant.) — « Monsieur Polichinelle est sans contredit le plus grand peintre de ce temps et même le seul de tous les temps ; tous ses confrères sont des pleutres ! »
POLICHINELLE. — Peuh ! cet article est mal fait ; ces journalistes sont timides et n'osent jamais vous rendre pleine et entière justice...
CASSANDRE. — Qu'est-ce que vous voulez de plus ?
POLICHINELLE (buvant.) — Ces gens qui écrivent sont des ânes ; ils ne seraient seulement pas capables de distinguer les cent-cinquante-trois tons de vert qu'on peut créer avec du rouge et du jaune.
COLOMBINE. — Eh bien ! vous ne commencez pas le portrait ?
POLICHINELLE (buvant.) — Je me prépare. D'ailleurs, on est bien ici : nous causons, rien ne presse. Voyez-vous, quand vous avez un ton et un autre ton à côté, vous avez des valeurs... eh bien ! les valeurs et les tons, vous les posez, vous n'avez que ça... voilà... Mademoiselle, je vais vous faire d'abord le portrait de l'homme que vous épouserez dans l'année.
COLOMBINE. — Mais le mien ?
POLICHINELLE. — Nous avons le temps. (Il peint avec son balai, et en se retournant il frappe Cassandre et Colombine.)