CASSANDRE. — Il peint comme l'autre, hélas !
POLICHINELLE. — Qu'est-ce que vous dites ? Ce n'est pas la même manière. (Montrant la toile à Colombine.) Voilà votre homme !
COLOMBINE. — Vous !
POLICHINELLE. — C'est-à-dire que chaque fois que je fais quelque chose je me prends pour modèle.
COLOMBINE. — Et mon portrait à moi ?
POLICHINELLE (brossant et balayant sa toile à tour de bras.) — Hein ! hein ! voilà !
CASSANDRE. — Mais c'est encore vous !
POLICHINELLE. — Oui, ça peut me rappeler de près, mais de loin c'est tout à fait Mademoiselle.
COLOMBINE. — Je ne sais pas à quelle distance, alors. Je n'ai jamais ressemblé à ce magot-là !
POLICHINELLE. — Magot ! mon idéal ! magot ! Pourvu que la ligne et la couleur soient bonnes, le sujet, le personnage ne fait rien. Vous ne direz pas que ce n'est pas beau !
CASSANDRE. — Vous n'êtes point joli !
COLOMBINE. — Renvoyez-le aussi, celui-là.
POLICHINELLE. — Est-ce beau, oui ou non ?
CASSANDRE. — Je ne trouve pas..
POLICHINELLE (le rossant à grands coups de bâton.) — Je t'apprendrai à reconnaître mon mérite !
CASSANDRE. — Hélas ! aïe ! aïe ! oui, je ne m'y connais pas, mais c'est très beau !
POLICHINELLE (le battant toujours.) — Que ce soit beau, idiot, c'est tout ce qu'il faut.
CASSANDRE. — Oui, oui, oui, oui ! assez, assez !
POLICHINELLE (battant Colombine.) — Qu'importe que cela vous ressemble, si la ligne, les tons et les valeurs sont bien !
COLOMBINE. — À l'assassin ! vous avez raison !
POLICHINELLE. — Voyez-vous, parce que vous êtes des imbéciles, il ne faut pas vous mêler de parler de la peinture et surtout de mon talent. Voyons, maintenant nous nous sommes expliqués ; vous êtes sots comme des oies, ne nous fâchons pas.
COLOMBINE (allant prendre son miroir.) — Il a beau dire, je ne ress... (le tain du miroir disparaît, il ne reste plus qu'un verre derrière lequel se place Polichinelle.) Ah !
POLICHINELLE. — Vous voyez bien !
CASSANDRE. — C'est extraordinaire, je n'aurais jamais cru cela !
COLOMBINE. — Comment, lui... vous... êtes mon portrait ?
POLICHINELLE. — Votre miroir ne peut vous tromper !
COLOMBINE. — C'est épouvantable ! j'en deviendrai folle ! (Elle prend un autre miroir, le même changement se fait, et elle aperçoit toujours Polichinelle à travers le verre.) Encore !
(Elle se retourne avec le miroir du côté opposé, mais Polichinelle court aussitôt se placer derrière le verre.)
POLICHINELLE. — Toujours !
CASSANDRE. — Hum ! restez donc un moment en place. (Il le retient.)
COLOMBINE (se tournant d'un autre côté.) — Eh bien ! il n'y a plus personne ! qu'est-ce que ?... Ah ! le fourbe !... Mon père, chassons-le !
(Elle s'empare du balai, Cassandre prend la brosse et tous deux battent Polichinelle.)
POLICHINELLE. — Oh ! ah ! (Ils le chassent.)
COLOMBINE. — Je ne veux plus de portrait, ni de peintre, ni de miroir ! ni rien ! je vais m'empoisonner ! (Elle sort.)
CASSANDRE. — Eh ! mais, eh ! mais ! il faut peut-être l'en empêcher... sans doute, il faut l'en empêcher...
(Au moment où il veut sortir, Pierrot entre, le saisit par sa redingote et le ramène en arrière.)
PIERROT. — Nous avons à parler...
CASSANDRE. — Je ne dis pas... Mais il faut que j'aille empêcher ma fille... (Il revient vers la porte.)
PIERROT (le ramenant de nouveau.) — C'est très sérieux !
CASSANDRE (l'attirant à l'autre bout.) — Et moi donc !... puisque ma fille...
PIERROT (le ramenant.) — C'est un compte à régler.
CASSANDRE ( l'entraînant.) — Mais je vous répète que ma fille va...
PIERROT (le ramenant.) — Vous me devez une expl...
CASSANDRE (l'entraînant.) — Mais ma fille s'empoisonne... (Il fait lâcher prise à Pierrot et sort.)
PIERROT. — Ah ! si sa fille s'empoisonne !... Mais si elle s'empoisonne, voilà mes plans... Hé ! (Criant.) Empêchez-la ! empêchez-la !... (Entre Polichinelle.)
POLICHINELLE. — Tiens, qu'est-ce que tu fais ici ?
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE. — C'est pour une affaire.
PIERROT. — Moi aussi.
POLICHINELLE. — Tu fais donc des tableaux pour ces imbéciles ?
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE. — Tu aurais tort, ils n'y entendent rien, ce serait enterrer ton talent...
PIERROT. — Pour toi surtout, ce serait imprudent...
POLICHINELLE. — Il n'y a rien à faire ici.
PIERROT. — Tu y es donc déjà venu ?
POLICHINELLE. — Est-ce que tu cherches à me couper l'herbe sous le pied ? Tu auras dis du mal de moi !
PIERROT. — Oh ! moi, jamais ! je n'aime que ta manière !
POLICHINELLE. — On t'a peut-être fait faire un portrait ?
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE (à part.) — Ah ! que le diable l'enlève ! je ne puis lui tirer les vers du nez ! (Haut.) Combien t'a-t-on payé le portrait que tu as fait ?
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE. — Ah ! tu as donc fait un portrait ?
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE (à part.) — Oh ! le mauvais barbouilleur, il devrait me parler chapeau bas ! (Haut.) Tu viens pour en chercher le prix ?
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE (à part.) — Et toi ? et toi ? (Haut.) Le portrait de la fille
PIERROT. — Et toi ?
POLICHINELLE. — Oh ! ! tu m'ennuies, à la fin ! Tu vas décamper. On ne veut pas de toi ici. On y aime le talent et la peinture.
PIERROT. — C'est pour cela qu'on te chassera ignominieusement !
POLICHINELLE. — Qu'est-ce que tu dis ?
PIERROT. — Ces gens sont trop intelligents pour ne pas reconnaître ton ignorance et ton impuissance.
POLICHINELLE. — Ils t'ont déjà jugé, sois tranquille. Comme tu le dis, ils s'y entendent fort bien !
PIERROT. — Ils riront bien !
POLICHINELLE. — Tu m'injuries !
(Il prend un bâton et se bat avec Pierrot qui en a saisi un autre.)
CASSANDRE (entrant.) — Quel vacarme ! Eh ! eh ! il me semble que vous vous peignez, hi, hi, hi !
PIERROT (cessant de lutter.) — Monsieur, j'ai un mot à vous dire en particulier.
CASSANDRE. — Ah !...
POLICHINELLE. — Moi aussi.
CASSANDRE. — Bien !
PIERROT. — Seulement, je suis fort pressé.
CASSANDRE. — Bien !
POLICHINELLE. — Moi aussi.
CASSANDRE. — Ah !
PIERROT (tirant Cassandre.) — Venez, je vais vous parler...
CASSANDRE. — Eh !
POLICHINELLE (tirant Cassandre.) — Moi aussi.
CASSANDRE. — Mais...
PIERROT (le tirant plus fort.) — Vous savez ce que je veux dire.
CASSANDRE. — Non...
POLICHINELLE (le tirant de même.) — Et moi, le savez-vous ?
CASSANDRE. — Non.
PIERROT (criant.) — Le portrait !
POLICHINELLE (de même.) — Le portrait !
PIERROT. — Ah ! décidément, c'est pour la même affaire que nous venons.
POLICHINELLE. — Il me semble !
PIERROT. — Monsieur Cassandre, vous me devez de l'argent pour un superbe portrait.
CASSANDRE. — Mais il ne nous convenait pas ! c'était une perruche.
POLICHINELLE. — Et vous m'en devez pour un portrait non moins superbe.
CASSANDRE. — C'était le vôtre, je n'en veux pas !
PIERROT. — Vous ne voulez point payer ?
CASSANDRE. — Je le voudrais, mais je ne puis... j'en appelle à vous-même !
POLICHINELLE. — Cassandre, prends garde ! nous te peindrons avec de noires couleurs aux yeux du Commissaire.
CASSANDRE. — Mes bons amis !
PIERROT (bas.) — Écoute, j'ai peut-être un moyen d'arranger cette affaire...
POLICHINELLE (bas.) — Moi aussi.
CASSANDRE. — Voyons !
PIERROT (emmenant Cassandre à l'écart.) — Donne-moi la main de ta fille.
CASSANDRE (à part.) — Belle invention !
POLICHINELLE (emmenant Cassandre à son tour.) — Donne-moi la main de ta fille.
CASSANDRE (à part.) — Ô ciel ! elle en mourrait. Que faire ? Ah ! (Allant à Pierrot.) Je crois que ma fille veut de Polichinelle ; empêche-le d'approcher jamais d'ici.
PIERROT. — Merci. (À part.) Ah ! le coquin ! je saurai l'en empêcher.
CASSANDRE (à Polichinelle, à l'écart.) — Prends bien garde, ma fille préfère certainement Pierrot. Arrange-toi de façon à ce qu'il ne rôde jamais par ici.
POLICHINELLE. — À merveille !
PIERROT A POLICHINELLE (parlant ensemble.) — Dis donc, viens faire une promenade.
POLICHINELLE A PIERROT. — Oui, oui. (Ils sortent.)
CASSANDRE. — Ah ! m'en voilà à jamais débarrassé, et ma fille est guérie de sa coquetterie !
FIN