THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE MARIAGE DE RAISON
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f8.image.r=louis%20edmond%20duranty

 

Louis-Émile-Edmond Duranty

1880 - domaine public


PERSONNAGES :

PIERROT.
MADAME TRIF0UILL0N.


UNE CHAMBRE.

PIERROT ET Mme TRIFOUILLON.



MADAME TRIFOUILLON (balayant.) — Voilà ! moi, j'aime l'ordre et la propreté, un petit ménage bien fait. Que de poussière ! mon Dieu ! (Elle tousse et éternue.) Je suis garçon, du moins je ne suis point mariée et ne veux pas me marier. Mon voisin Pierrot a juré qu'il m'obligerait à l'épouser Ah ! ah ! ah ! il est très drôle ce petit Pierrot ! (Elle fait son lit.) Là, tout est rangé ; est-ce gentil ici ! (Elle serre une serviette dans la commode.) À présent, je vais me faire mon petit bouillon, un velours pour l'estomac, eh ! et cacher ma tirelire. (Elle s'assied et écume sa marmite.) Oh ! que ça sent bon ! Le joli bouillon ! Je voudrais savoir comment Pierrot s'y prendrait pour me forcer à l'épouser, car, enfin, on ne peut pas vous forcer à... (Entre Pierrot qui lui fait sauter des mains l'écumoire.) Oh ! qu'est-ce que c'est que ça ?

PIERROT — Tant que vous ne m'aurez pas promis de m'épouser, vous ne boirez pas de bouillon.

MADAME TRIFOUILLON. — Vraiment ! monsieur, vous allez faire le maître chez moi, peut-être ?

PIERROT. — Vous ne goûterez que du bouillon de ma façon. Tenez ! (Il trempe son bâton dans la marmite et la tape sur le nez.)

MADAME TRIFOUILLON. — Oh ! c'est du bouillon maître. Et c'est ainsi que vous prétendez plaire ? Vous savez que le Commissaire ne demeure pas loin d'ici !

PIERROT — Parlons sérieusement ! Ainsi, madame Trifouillon, bonne, excellente madame Trifouillon, ma chère amie, vous ne voulez pas m'épouser ?

MADAME TRIFOUILLON (criant.) — Non ! vaurien, non ! Ah ! par exemple !

PIERROT (passant par derrière, l'embrasse en la renversant dans le fauteuil.) — Oh ! ma bonne petite madame Trifouillon !

MADAME TRIFOUILLON. — Scélérat ! veux-tu me lâcher ! tu me chatouilles !

PIERROT. — Marions-nous !

MADAME TRIFOUILLON. — Brigand ! Oh ! ah ! (Il la repousse en avant ; elle tombe le nez sur la marmite.) Sors d'ici, ivrogne, panier percé, fainéant, singe, bête malfaisante, voleur !

PIERROT. — Oh ! j'ai de grandes qualités, au contraire

MADAME TRIFOUILLON. — Lesquelles donc, vantard ?

PIERROT. — Vous ne les connaîtrez jamais... si vous ne m'épousez pas !

MADAME TRIFOUILLON. — Décampe, polisson ! Ton museau de fouine me donne la chair de poule !

PIERROT. — Comment, madame Trifouillon, vous avez la barbarie de vouloir me priver de cette belle armoire, de cette belle commode, de ce beau lit, de ce bon fauteuil, qui me conviendraient si bien ; je les aimerais plus que vous, soyez tranquille ! (Il s'assoit.) On est si bien chez vous, madame Trifouillon !

MADAME TRIFOUILLON (prenant son balai.) — Quand il y a quelque chose de trop dans ma chambre, je le mets dehors, mon petit Pierrot !

PIERROT. — Vous devez bien avoir aussi quelque petite tirelire ?

MADAME TRIFOUILLON (chantant) :
J'ai du bon argent dans ma tirelire
J'ai du bon argent, ça n'est pas pour toi.
J'en ai du fin et du bien frappé,
Mais ce ne sera pas pour ton... nez.

PIERROT (se levant.) — Où. la mettez-vous, votre tirelire ?

MADAME TRIFOUILLON. — Au bout de mon balai ! Attends.

PIERROT (allant à l'armoire.) — C'est là-dedans qu'est le magot ?

MADAME TRIFOUILLON (le repoussant.) — Ne touchez pas à mes affaires, gueux !

PIERROT (allant à la commode.) — C'est dans la commode ?

MADAME TRIFOUILLON (le repoussant.) — Drôle, à bas les pattes !

PIERROT (allant au lit.) — Allons, c'est dans la paillasse !

MADAME TRIFOUILLON (criant.) — Eh bien ! coquin, tu oses fouiller partout. (Lui donnant un coup de balai.) Allons, décampe, je te défends de jamais mettre les pieds ici.

PIERROT. — Non, je ne sortirai que lorsque vous m'aurez promis de m'épouser !

MADAME TRIFOUILLON (le tapant.) — Tu sortiras.

PIERROT. — Non !

MADAME TRIFOUILLON. — Si !

PIERROT. — Non ! (Il la frappe.)

MADAME TRIFOUILLON. — Si ! Oh ! oh là ! le mal appris, il bat les femmes ! (Pierrot sort.) Il est singulier, ce moineau-là ! plus je le connais, moins j'ai envie de le prendre pour mari.

PIERROT (apparaissant à une fenêtre et disparaissant.) — Hé ! Madame Trifouillon !

MADAME TRIFOUILLON (cherchant partout.) — Eh bien ! où est-il donc ?

PIERROT (même jeu à la porte.) — Madame Trifouillon !

MADAME TRIFOUILLON. — Ah ! ah ! attends, attends, mon ami. (Elle prend son balai et sort, aussitôt Pierrot entre et referme la porte sur elle.) Hé ! hé ! coquin, je l'ai vu entrer ! Veux-tu m'ouvrir ? (Elle vient à la fenêtre et essaie de l'atteindre.)

PIERROT. — Où est le magot ?

MADAME TRIFOUILLON. — Veux-tu ouvrir tout de suite ?

PIERROT. — Dites-moi où est la tirelire !

MADAME TRIFOUILLON. — Attends ! je vais chercher la garde ! (Elle disparaît.)

PIERROT. — Et moi ton magot ! (Regardant à la fenêtre.) Elle est partie, je vais la déménager gratis ! (Il fouille dans la commode.) Elle a des serviettes, elle a des draps, elle est riche comme Crésus, et il faut que tout cela m'appartienne ! ma foi, je la battrai comme plâtre, je lui jouerai des tours jusqu'à ce qu'elle se décide à m'épouser ! Je l'entends ! Bon, nous allons voir ! (Il se cache dans l'armoire. — On cogne à la porte.)

VOIX DE MADAME TRIFOUILLON. — Merci bien, monsieur le serrurier ! (Elle passe sa tête.) Attendez, que je regarde ! Non, il n'y est plus. Dieu merci ! Ah ! quel coquin ! (Entrant.) Comptons nos écus pour nous assurer qu'il n'en a pas pris. (Elle cherche.)

PIERROT (dans l'armoire.) Hé ! Madame Trifouillon !

MADAME TRIFOUILLON. — Ah ! mon Dieu ! d'où vient cette voix ? Il est encore par ici !

PIERROT. — Hé ! Madame Trifouillon

(Elle va à la fenêtre. — Pierrot vient lui donner un coup de bâton et rentre dans l'armoire.)

MADAME TRIFOUILLON. — Oh ! pour le coup, j'ai vu un éclair ! il a tonné. (Elle se frotte.)

PIERROT. — Hé ! Madame Trifouillon !

MADAME TRIFOUILLON. — Mais, jour de Dieu, ce polisson ne me laissera donc pas tranquille. Il m'appelle encore ! (Elle va à l'autre fenêtre. — Pierrot revient la frapper et se cache.) Mais ! mais ! il me jette des pierres ! (Elle se frotte.)

PIERROT. — Madame Trifouillon, il faut épouser Pierrot, je l'ordonne.

MADAME TRIFOUILLON. — Insolent. (Prenant son balai.) Il est embusqué dans le corridor, je vais lui faire manger du chiendent ! (Elle ouvre doucement la porte et regarde. — Pierrot, qui est sorti, la tape et rentre aussitôt.) Oh là ! oh là ! Mais où est-il donc, je ne peux plus vivre comme ça, et recevoir des torgnoles de tous les côtés. Je vais me cacher dans mon armoire ! (Pierrot lui pousse la porte sur le nez.) Oh ! mes meubles m'en veulent aussi, j'ai peur, à la fin ! (Elle revient à l'armoire. — Pierrot la heurte en poussant vivement la porte et vient se cacher dans le coin, à côté de l'armoire.) Oh ! encore, mais c'est donc lui ? (Elle regarde dans l'armoire.) Non, il n'est pas dans l'armoire ! (Elle va voir du côté où n'est pas Pierrot. — Il passe derrière elle.) Non ! (Elle va de l'autre côté, même jeu.) Ni là ! (Même jeu.) Ni là ! (Même jeu.) Ni là ! (Elle entre dans l'armoire.)

PIERROT. — Madame Trifouillon ! (Elle passe sa tête et reçoit un coup de bâton.)

MADAME TRIFOUILLON. — Oh ! là là ! (Pierrot retourne l'armoire contre le mur.) Eh ! on me chavire ! Laissez-moi donc m'en aller ! (Pierrot se cache sous le fauteuil. — L'armoire tombe avec un bruit de vaisselle cassée. — Madame Trifouillon sort.) Toutes mes pauvres assiettes sont cassées, elles ne sont plus bonnes qu'à faire des castagnettes ! J'ai une courbature ! C'est un fléau, que ce moineau, que ce Pierrot. Le scélérat ! si je le retrouve, je lui jette ma tabatière dans les yeux. Oh ! là là ! j'ai besoin de me reposer ! (Elle s'assoit dans le fauteuil qui la secoue.) Aïe ! oh là ! On me pince les mollets ! (Le fauteuil la promène autour de la chambre.) Mon fauteuil marche tout seul ! (Une violente secousse la jette sur le plancher.) Oh ! on veut me faire mourir ! c'est affreux de secouer une pauvre femme comme ça. Ce monstre de Pierrot est donc partout ? (Elle prend la seringue.) Je vais lui briser la tête tandis qu'il ne se doute de rien. (Elle frappe, mais le fauteuil change de place.) Oh ! brigand, tu es là-dessous, tiens ! (Même jeu. — Le fauteuil se sauve par la porte.) Hé ! Hé ! il emporte mon fauteuil ! (Regardant par la fenêtre.) Eh bien ! il plante au beau milieu de la rue ma bergère pour que les passants me la prennent. (Elle sort, aussitôt Pierrot rentre.)

PIERROT. — Jusqu'à ce que vous en ayez assez, et que vous consentiez à m'épouser, madame Trifouillon !... Je l'ai mis dans ma tête. (Il va au lit et se cache dans la ruelle.)

MADAME TRIFOUILLON (rapportant son fauteuil) — Je l'ai retrouvée ma bergère.

PIERROT (chantant :) -
Il pleut, il pleut bergère,
Rentre tes blancs écus.

MADAME TRIFOUILLON. — Il est encore là.

PIERROT. — Oui, c'est par amitié pour vous !

MADAME TRIFOUILLON (à part.) — Dans mon lit ! et ma tirelire qui est dans la paillasse ! Je suis perdue ! (Prenant sa marmite.) Eh bien ! mon ami Pierrot, sors de la cachette, je veux te parler gentiment !

PIERROT. — À la bonne heure. (Elle lui jette le contenu de sa marmite à la tête.) Oh ! pouah, coquine ! (Il éternue.) Tu m'as aveuglé, je n'y vois plus clair.

MADAME TRIFOUILLON (prenant son balai.) — Je vais te tambouriner à mon tour. (Elle le poursuit. — Pierrot la renverse d'un coup de tête.) Oh ! misérable, tu m'as écrasé mon pauvre camus. Mais qu'est-ce que tu me veux donc à la fin ?

PIERROT. — Je veux vous épouser.

MADAME TRIFOUILLON. — Jamais ! jamais ! jamais ! scélérat !

PIERROT. — Bientôt ! bientôt ! bientôt ! Je vous adore !

MADAME TRIFOUILLON. — J'aime mieux mourir !

PIERROT. — Je ne demande pas mieux que de vous laisser faire. (Il prend la commode et la jette par la fenêtre.)

MADAME TRIFOUILLON. — Mais il est fou, fou furieux ! Qu'est-ce que tu fais donc là, malheureux ?

PIERROT. — Eh bien ! je vous débarrasse de votre ménage !

MADAME TRIFOUILLON — Et pourquoi donc, brigand ?

PIERROT. — Puisque vous n'en voulez pas.

MADAME TRIFOUILLON. — Mais qui est-ce qui t'a dit ça ?

PIERROT. — Vous ne voulez pas de ménage, puisque vous ne voulez pas m'épouser. (Il jette un matelas par la fenêtre.)

MADAME TRIFOUILLON. — Encore !

PIERROT. — Vous ne mangerez pas, vous ne boirez pas, vous ne dormirez pas, vous ne vous assoierez pas, jusqu'à ce que vous ayez consenti à m'épouser.

MADAME TRIFOUILLON. — Mais je t'exècre, scélérat !

PIERROT. — Qu'est-ce que ça me fait ? Je n'exècre ni vos meubles, ni vous, bien loin de là !

MADAME TRIFOUILLON. — C'est une épouvantable méchanceté que de me contraindre à t'épouser. Eh bien ! je ne céderai pas ! Je vais chercher le Gendarme.

PIERROT. — Vous n'irez rien chercher du tout.

MADAME TRIFOUILLON. — Laissez-moi passer ! (Prenant son balai.)

PIERROT. — N'abîmez pas votre balai, j'en aurai besoin quand nous serons mariés.




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