THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

CASSANDRE (se sauvant.) Je ferai fermer ta boutique !

ARLEQUIN. — J'ai chaud ! Le métier rapporte beaucoup, mais il est rude. Cette connaissance du cœur et du dos humains que j'acquiers là me donne soif. (Criant.) Coups de bâton à vendre !

(Entre madame Cassandre.)

MADAME CASSANDRE. — Monsieur, j'ai beaucoup entendu parler de vous, vous êtes à la mode et je vous préviens que je viens vous faire une commande importante. Il faut me bâtonner mon mari, monsieur Cassandre, d'abord, parce qu'il ne fait point ce que je veux.

ARLEQUIN. — Avec plaisir, Madame.

MADAME CASSANDRE. — Ensuite, M. Niflanguille, qui est trop riche, et sa femme, dont la toilette éclipse toujours la mienne. Ensuite...

ARLEQUIN. — Ah ! ce n'est pas tout ?

MADAME CASSANDRE. — Mais il n'y en a encore que trois.

ARLEQUIN. — C'est vrai.

MADAME CASSANDRE. — Ensuite, monsieur Gripandouille, qui ne m'écoute pas quand je parle ; ensuite, mon boulanger, qui me réclame sa note ; ensuite, le Commissaire, qui m'a condamnée à l'amende ; ensuite...


ARLEQUIN. — Oh ! oh ! Madame ! mais tout le monde, donc ?

MADAME CASSANDRE. — Mais ce n'est guère, jusqu'ici.

ARLEQUIN. — Vous avez sans doute quelque argent ?

MADAME CASSANDRE. — J'en ai pris dans la poche de l'habit de monsieur Cassandre ; d'ailleurs, vous me ferez bien crédit ? (Elle lui donne de l'argent.)

ARLEQUIN (la bâtonnant.) — Voyez-vous, Madame, vous ne savez peut-être pas la valeur de ce que vous achetez.

MADAME CASSANDRE. — Ah coquin ! au secours ! au secours ! (Se sauvant.) Je vais chez le Commissaire !

ARLEQUIN. — Je ne sais ce qui m'a pris, mais je n'ai pu m'empêcher de la battre ; elle me révoltait ! Cependant cela ne me regarde pas. Bah ! ma fortune est faite. Eh ! eh ! qui vient là ?
(Entre le Gendarme.)

LE GENDARME. — C'est vous le marchand de... coups de chose... de bâton ?

ARLEQUIN. — Hum ! hum ! je suis un loyal commerçant.

LE GENDARME. — Je voudrais faire distribuer quelques coups de bâton à monsieur le Commissaire, sauf son respect, qu'il m'a mis à la salle de police pour mon orthographe... et... que... il me refuse des gratifications... et des coups de bâton... Je vous donnerai mon vieux bonnet à poil et des bottes qui ne me servent plus...

ARLEQUIN (le battant.) — Allez-vous-en, et sachez que je donne les coups de bâton pour rien.

LE GENDARME (se sauvant.) — Que je vous ferai pendre, vous !

ARLEQUIN. — Il m’apparaît maintenant que les affaires pourraient mal tourner. Il s'agirait de céder mon fonds ; j'ai gagné assez d'argent.
(Arrive le Commissaire.)

LE COMMISSAIRE. — J'ai reçu de nombreuses plaintes contre vous. Vous bâtonnez tout le monde ?

ARLEQUIN. — À ma place que feriez-vous donc ?

LE COMMISSAIRE. — Selon le vœu général, je dois vous pendre.

ARLEQUIN. — Mais réfléchissez, je n'ai été que l'instrument. Ce sont eux tous qui ont voulu se faire bâtonner réciproquement.

LE COMMISSAIRE. — Vous avez parfaitement raison, mais il faut bien pendre quelqu'un.

ARLEQUIN. — Oui, c'est une manie que vous avez.

LE COMMISSAIRE. — Mon garçon, mettez en ordre vos petites affaires, car dans cinq minutes je reviens avec la potence.

ARLEQUIN (le bâtonnant.) — Monsieur le Commissaire, c'est pour que vous sachiez tout.

LE COMMISSAIRE (se sauvant.) — Drôle ! je reviens dans une minute.

ARLEQUIN (comptant ses sacs d'argent.) — Mettons toujours ceci de côté. Je pense que la fille du Roi ne pourra guère me repousser maintenant.
(Entre Pierrot.)

PIERROT. — Ah ! Arlequin, voilà un siècle que je ne t'ai vu, qu'est-ce que tu fais donc, maintenant ?

ARLEQUIN. — Je suis marchand de coups de bâton, mon ami.

PIERROT. — Est-ce un bon état ?

ARLEQUIN. — Eh ! mon Dieu ! j'y ai fait ma fortune.

PIERROT. — Ta fortune ! Où est-elle ?

ARLEQUIN. — Elle est de côté. Mais je veux céder mon fonds. Je te le cède ! 

PIERROT. — Tu me... Mais...

ARLEQUIN. — Eh bien !

PIERROT. — Je n'ai pas de fonds pour acheter le tien.

ARLEQUIN. — Je te le cède pour rien : tu n'as qu'à le prendre

PIERROT. — Mais c'est un cadeau magnifique, mon cher ami ! Laisse-moi t'embrasser !

ARLEQUIN. — Le commerce est facile à exercer : on se fait payer d'avance, et on donne des coups aux gens qu'on vous a désignés, consciencieusement !

PIERROT. — Bon ! bon !

ARLEQUIN. — Sur ce, adieu ! adieu ! Voilà le bâton. (Arlequin sort.)

PIERROT (criant.) — Coups de bâton à vendre ! Marchand de coups de bâton ! Il me tarde de faire mes débuts ! (Entre le Commissaire portant la potence.) Ah ! voici justement...

LE COMMISSAIRE. — Or çà, tu vois que je n'ai pas été long... Ah ! .. comment... Oh ! tu as beau te déguiser...

PIERROT. — Mais non, c'est bien moi !

LE COMMISSAIRE. — Parbleu ! je te reconnais bien.

PIERROT. — Eh bien ! qui faut-il bâtonner ? Payez-moi, d'abord.

LE COMMISSAIRE. — À la bonne heure ! tu prends bien les choses, toi. Tu te fais pendre gaiement.

PIERROT. — Comment, pendre ?

LE COMMISSAIRE. — J'aime mieux cela que lorsque les gens regimbent et pleurnichent.

PIERROT. — Ah çà ! de quoi parlez-vous ?

LE COMMISSAIRE. — Tout est prêt, allons, mon camarade !

PIERROT. — Ah ! vous deviez donc pendre... Je comprends la générosité d'Arlequin, à présent. Fort bien ! Monsieur le Commissaire, je suis à vous. (Il examine la potence dans tous les sens.)

LE COMMISSAIRE — Eh bien ! oui, c'est une potence ! Tu peux mettre tes lunettes pour mieux voir.

PIERROT. — Monsieur le Commissaire, le nœud est mal fait.

LE COMMISSAIRE (regardant.) — Je ne vois pas ça !

PIERROT. — Regardez de plus près.

LE COMMISSAIRE (baissant la tête tout près du nœud coulant.) — Je te dis qu'il est très bien fait.

PIERROT (lui fourrant la tête dans le nœud coulant.) — C'est ce dont je vais m'assurer.

LE COMMISSAIRE. — Ah ! le brig... ah !

PIERROT. — Monsieur le Commissaire, je vous présente tous mes respects.
(Entre Arlequin.)

ARLEQUIN. — Diable ! peste ! voilà de la belle besogne ! C'est toi qui as fait ?...

PIERROT. — C'est mon œuvre.

ARLEQUIN. — Je t'en fais mon compliment ! Ce Commissaire est bien placé là !

PIERROT. — Oui, mais tu m'as trompé.

ARLEQUIN. — Chut ! je vais te dédommager. (Il frappe à la porte du Palais.)

PIERROT. — Où vas-tu ?

ARLEQUIN. — Éloigne-toi un instant, je te rappellerai. (Pierrot sort. — Arlequin frappe de nouveau.) Holà ! gros Suisse ! holà ! Beau Suisse !

LE SUISSE (ouvrant la porte.) — C'est encore toi ! ma canne te plaît donc ?

ARLEQUIN. — Va prévenir le Roi que je suis riche et que je demande la main de sa fille.

LE SUISSE. — Tu recommences !

ARLEQUIN. — Va, te dis-je, si tu tiens à ta tête !

LE SUISSE. — Attends ! (Il referme la porte.)

ARLEQUIN. — Le coquin n'y sera pas allé ! Il me tient le bec dans l'eau.
(Il frappe de nouveau, la porte s'ouvre brusquement et le Roi qui entre le heurte.)

LE ROI. — Quel maladroit ! qu'on le mette à mort !

ARLEQUIN. — Roi, je suis riche et spirituel... je demande la main de ta fille.

LE ROI. — Prouve-moi ce que tu prétends être !

ARLEQUIN (montrant ses sacs d'argent dans un coin.) — Voilà ma fortune. Quant à l'esprit, c'est moi qui suis le fameux marchand de coups de bâton !

LE ROI. — Eh bien ! ma fille est à toi.

ARLEQUIN.. — J'ai une autre faveur à vous demander : Mon ami Pierrot a pendu votre Commissaire.

LE ROI. — Hum ! il faut qu'on lui coupe la tête.

ARLEQUIN. — Non ! le Commissaire a été pendu à la place de Pierrot, donnez à Pierrot la place du Commissaire. 

LE ROI. — Accordé !

ARLEQUIN. — Allons célébrer les noces.
 

FIN





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