THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE MARCHAND DE COUPS DE BÂTON

le marchand de coups de bâton, pièce pour marionnettes, duranty, freehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f374.item

Louis-Émile-Edmond Duranty

1880 - domaine public

PERSONNAGES :

UN HÉRAUT - ARLEQUIN - LE SUISSE - LE MENDIANT - LE PAYSAN 
CASSANDRE - L'APOTHICAIRE - MADAME CASSANDRE
LE GENDARME - LE COMMISSAIRE - PIERROT - LE ROI

PLACE PUBLIQUE.


UN HÉRAUT (annonçant après avoir sonné de la trompette.) — La fille du Roi est à marier ! elle n'épousera qu'un homme d'esprit, à condition qu'il soit très riche ! (Il sort.)

ARLEQUIN. — Ah ! ah ! cela pourrait être une affaire pour moi. J'ai de l'esprit, il ne me manque que de l'argent... Avec quelques concessions de part et d'autre... (Il frappe à la porte du palais.)

LE SUISSE (ouvrant la porte.) — Que voulez-vous ?

ARLEQUIN. — Je voudrais épouser la fille au Roi.

LE SUISSE. — Toi ! toi, le simple Arlequin, tu oses une telle insolence ! Tiens-tu à avoir une réponse nette ?

ARLEQUIN. — Oui !

LE SUISSE (se précipitant sur lui à grands coups de canne.) — La voici, drôle ! je te l'imprimerai dans la mémoire.

ARLEQUIN (courant partout pour éviter les coups.) — Et surtout sur le dos ! Assez, monsieur le Suisse, assez ! je renonce à me mettre sur les rangs.

LE SUISSE. — Tu vois, j'ai mesuré la longueur de ma canne, elle a cinq fois la largeur de tes épaules : souviens-t'en ! (Il rentre en fredonnant).
Souvenez-vous-en ! Souvenez-vous-en !

ARLEQUIN. — Ah ! pauvre diable d'Arlequin, tu es beau, souple, élégant, spirituel, et toutes ces qualités t'amènent à être assommé par un horrible Suisse à gros ventre, un magot !

(Entre un Mendiant.) 

LE MENDIANT (d'une voix nasillarde.) — La charité, s'il vous plaît !

ARLEQUIN (avec colère.) — En effet, tu me trouves disposé à être charitable : la charité ! j'ai envie de te la donner comme je viens de la recevoir.

LE MENDIANT. — Et que vous est-il donc arrivé ? Je pourrais peut-être vous
faire l'aumône d'un bon conseil.


ARLEQUIN. — Ce qui m'est arrivé ! Tu crois donc que j'aime à conter mes histoires désagréables ?

LE MENDIANT. — Qu'importe ? je vous serai peut-être utile.

ARLEQUIN. — Je pensais avoir de l'esprit, et je me suis conduit comme le dernier des sots.

LE MENDIANT. — Mais enfin, l'histoire ?

ARLEQUIN. — J'ai voulu épouser la fille du Roi.

LE MENDIANT. — C'était de l'ambition mal conçue.

ARLEQUIN. — Elle est à marier et ne veut épouser qu'un homme d'esprit : jusque-là, je suis préférable à tout autre. Mais le caprice est qu'il faut que cet homme d'esprit soit très riche, et je ne sais pas du tout comment le devenir.

LE MENDIANT. — Il n'y a qu'à trouver un moyen.

ARLEQUIN. — Parbleu ! tu me parais être encore à la recherche, toi. Voyez-vous ce Mendiant qui se vante d'enseigner à autrui l'art de devenir riche.

LE MENDIANT. — Moi, je ne veux pas épouser la fille du Roi. Mais voyons la fin de l'histoire. On t'a...

ARLEQUIN. — Oui !

LE MENDIANT. — Quoi ?

ARLEQUIN. — On m'a... ce n'est nullement amusant à dire.

LE MENDIANT. — Décide-toi !

ARLEQUIN. — Eh bien ! le Suisse du Roi m'a jeté à la porte...

LE MENDIANT. — Avec quelques bons coups de bâton ?

ARLEQUIN. — Hélas ! presque.

LE MENDIANT. — Eh bien ! sans le savoir, ce Suisse brutal t'a appris le moyen de devenir riche.

ARLEQUIN. — Je comprends que mon aventure fasse qu'on se moque de moi...

LE MENDIANT. — Voici mon bâton : il est bon, solide et long. Prends-le.

ARLEQUIN. — Je ne suis pas boiteux.

LE MENDIANT. — Fais-toi marchand de coups de bâton.

ARLEQUIN. — Une bonne façon d'attirer les clients que de les assommer !

LE MENDIANT. — Tu n'es qu'un imbécile ! Tu ne mérites pas qu'on te donne plus d'explications : tu as ta fortune entre les mains. Bonjour. (Il s'en va.)

ARLEQUIN. — Me voilà bien avancé ! j'ai envie de lui rompre son bâton sur la tête à ce mauvais plaisant. Marchand de coups de bâton ! voilà un joli commerce à annoncer. Je voudrais bien voir quelqu'un se promener dans les rues en criant : marchand de coups de bâton ! coups de bâton à vendre ! (Criant.) Marchand de coups de bâton ! coups de bâton à vendre ! (Entre un Paysan.)

LE PAYSAN. — C'est-il point vous qui beugle ?

ARLEQUIN. — Je crie.

LE PAYSAN. — Et queu que vous criez ? C'est-il de la marchandise ?

ARLEQUIN. — Et une solide !

LE PAYSAN. — Et peut-on point savoir queu que c'est que vout' marchandise ?

ARLEQUIN. — Ce sont des coups de bâton !

LE PAYSAN. — Des coups de bâton ! jarniguieu ! et ça se vend-il cher ?

ARLEQUIN. — Dame ! c'est selon la qualité. (Le tapant.) Comme celui-là, par exemple, c'est très cher. (À part.) Si jamais il m'en achète, qu'on me pende !

LE PAYSAN. — Jarniguieu ! l'ami, ça pourrait ben faire mon affaire !

ARLEQUIN (levant son bâton.) — Combien en prenez-vous ?

LE PAYSAN (se garant.) — Jarniguieu ! vous m'avez l'air d'un finaud ! Vous savez bon que ce sont des chouses qu'on ne les achète pas pour soi : c'est pour faire des cadeaux à ses amis.

ARLEQUIN. — Ô trait de lumière ! je comprends maintenant le génie de mon ami le Mendiant. (Il gambade de joie.)

LE PAYSAN (à part.) — Queu qu'y lui prend ? la tarentule ! (Haut.) Voilà la chouse : il y a un gueux d'Apouthicaire qui devait me fournir un clystère avec du son, de l'amidon, un tas de drougues qu'on en a pour son argent. Et nout' gueux d'Apouthicaire m'avions donné un clystère d'eau claire qu'il m'avions fait payer comme si toutes les drougues y étions ben.

ARLEQUIN. — Il mérite une récompense.

LE PAYSAN. — Je lui mitounne son petit cadeau. Je voudrions qu'il reçoive ben cinq-cents bons coups de bâton ben comptés. Vous m'avez l'air hounnête, j'allons vous apporter des écus. Mais vous ne me tricherez pas ? D'ailleurs, je vas vous l'envouyer, l'Apouthicaire. (Il sort.)

ARLEQUIN. — Parbleu ! voilà ma maison de commerce montée ! Je vais ouvrir à l'instant mon magasin chez moi.
(Il écrit du bout de son bâton au-dessus de la porte d'une maison : Marchand de coups de bâton. — Puis crie de nouveau : Coups de bâton à vendre. — Entre Cassandre.) 

CASSANDRE. — Monsieur, ce sont bien des coups de bâton que vous vendez ? mes oreilles ne m'ont point abusé ?

ARLEQUIN. — À votre service.

CASSANDRE. — Oh ! ce n'est pas pour moi, je n'en use point ; c'est pour un coquin de Paysan...

ARLEQUIN. — Qui a des cheveux roux ?

CASSANDRE. — Lui-même. Il m'a fait faire huit lieues hier en me disant que je n'avais que pour une petite demi-heure de chemin... et...

ARLEQUIN. — Je comprends votre colère.

CASSANDRE. — Vous les lui appliquerez, n'est-ce pas, comme si c'était moi-même ?

ARLEQUIN. — On paie d'avance, s'il vous plaît.

CASSANDRE. — Ah ! pardon ! je vais chercher de l'argent. (Il sort.)

ARLEQUIN. — L'ouvrage abonde, bravissimo ! Il me semble que j'y aurai du cœur. (L'Apothicaire entre.)

L'APOTHICAIRE. — Que le ciel vous tienne le ventre libre, Monsieur ; j'aurais un petit...

ARLEQUIN. — Non ! non ! je n'en veux pas.

L'APOTHICAIRE. — Il ne s'agit point de remède, c'est un service que je voudrais vous demander. J'ai un de mes malades qui a une maladie très particulière. Tous mes remèdes ont échoué et je tiens cependant à le guérir.

ARLEQUIN. — Je ne suis pas médecin.

L'APOTHICAIRE. — Oh ! vous l'êtes ! On ne peut guérir mon homme qu'en lui donnant une vigoureuse friction de coups de bâton. Et outre que cela lui rétablira la santé, cela lui apprendra à prétendre que je suis un mauvais Apothicaire et à donner sa clientèle à mon concurrent.

ARLEQUIN. — Monsieur, nous le frictionnerons selon l'ordonnance. Qui est-il ?

L'APOTHICAIRE. — C'est Cassandre. Plus fort vous frapperez, mieux il se portera ensuite.

ARLEQUIN. — Veuillez bien me remettre le prix de la potion.

L'APOTHICAIRE. — Vous êtes un homme fin. Voilà. (Il lui donne de l'argent.)

ARLEQUIN (le battant.) — Mille pardons !

L'APOTHICAIRE. — Aie ! aie ! mais, coquin, ce n'est pas moi qu'il faut battre...

ARLEQUIN (continuant.) — Trente, trente-un ; Monsieur, j'en ai cinq-cents à compter sur votre échine.

L'APOTHICAIRE. — Brigand ! rends-moi mon argent... c'est Cassandre, te dis-je !

ARLEQUIN (continuant.) — Deux-cent-trois, deux-cent-quatre ; c'est pour un clystère que vous...

L'APOTHICAIRE (s'enfuyant.) — On ne sait plus à qui se fier.

ARLEQUIN.— Ouf ! je serai très, très, très scrupuleux.
(Le Paysan revient.)

LE PAYSAN. — Ah ! ah ! ah ! j'ai vu mon Apouthicaire qui se sauvait comme un renard qui a le feu au derrière... Vous avez-t'y ben compté ?

ARLEQUIN. — Juste ! Maintenant mon salaire !

LE PAYSAN. — Mais c'est point de la marchandise, ça ! et puis c'est celui qui a reçu qui doit payer.

ARLEQUIN (le bâtonnant.) — Tiens ! voilà pour nous mettre d'accord.

LE PAYSAN. — Aïe ! là, point de bêtises.

ARLEQUIN (continuant.) — Tu ne seras plus si rusé.

LE PAYSAN (essayant de s'en aller.) — Eh ! là, eh ! là ; j'aurons encore besoin de l'Apouthicaire.

ARLEQUIN (le retenant et le bâtonnant toujours.) — Plus il y en aura, plus ce sera cher.

LE PAYSAN. — Aïe ! aïe ! c'est des finasseries, holà ! Holà ! (Il jette sa bourse.)

ARLEQUIN. — À la bonne heure !

LE PAYSAN. — Vous m'avez tambouriné ! jarniguieu !

ARLEQUIN. — À présent, voici de la part de M. Cassandre. (Il recommence à le bâtonner.)


LE PAYSAN. — Jarniguieu ! je sommes point assez riche pour payer encore ça !

ARLEQUIN. — C'est vendu ! ne t'en inquiète pas !

LE PAYSAN (se sauvant.) — Pour sûr, j'ai la peau toute blette.

ARLEQUIN. — Nous avons encore quelques clients à satisfaire, il me semble. Ils ne se pressent point. (Entre Cassandre.)

CASSANDRE. — Eh bien ! eh bien ! j'ai vu mon gaillard ; il avait l'air de porter plusieurs fagots sur son dos. Tenez, voici, avec tous mes remerciements, une petite somme. J'aurai peut-être encore recours à vous.

ARLEQUIN. — Ah ! pardon ! croyez-vous qu'il soit sain de changer d'Apothicaire ?

CASSANDRE. — Peuh !

ARLEQUIN (le bâtonnant.) — C'est pour votre santé.

CASSANDRE. — Pendard ! traître ! Si au moins tu m'avais battu avant d'avoir pris mon argent !

ARLEQUIN (continuant.) — Du tout, il faut être exact en affaires.


 



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