FROTTEMOUILLARD. - Certainement ! On m'a envoyé dans une administration, où il y avait un monsieur qui était dans une cage, derrière une grille, comme un petit serin. Il y avait une porte ouverte devant lui, pour qu'on lui passe du mouron probablement. Moi, je lui ai passé mon billet ; après l'avoir regardé pendant une demi-heure, il se décide à me dire avec un petit air aimable : « Que qu' c'est qu' ça ? » Vous le voyez bien, que j'lui dis, que qu' c'est qu' ça. C'est le billet qui a gagné le gros lot de la loterie internationale des Batignolles. Alors il me répond avec un petit air encore plus aimable : « Mettez donc votre billet de l'autre côté. »

MADAME FROTTEMOUILLARD. - Pourquoi de l'autre côté ?

FROTTEMOUILLARD. - Parce que ce monstre de monsieur Benoît s'est trompé. Tout à l'heure, en consultant la liste, il la tenait à l'endroit, et mon billet était à l'envers ! De sorte que le numéro qui a gagné, c'est le six-cent-soixante-six, neuf-cent-quatre-vingt-seize, et moi (Il pleure), j'ai le neuf-cent-soixante-six, neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf ! (Grande scène comique. Ils pleurent tous deux, se cognent la tête dans leurs mouvements de désespoir. Elle sort en pleurant très fort. Seul). Ainsi, quand on pense que ce matin je n'avais pas un sou de fortune, et ce soir je suis complètement ruiné ! En voilà, une affaire ! Comme on va se moquer de moi tout de même ! Après tout, je suis bien simple ; puisque Flutanzingue a eu la bonté de me dire que je viendrais lui faire des excuses, ma foi, je me souviens de ses bonnes paroles, à ce cher ami que j'ai si lâchement froissé, et je vais aller le trouver. Allons, du courage, pas de fausse honte. Tiens, le voilà justement.

FLUTANZINGUE. - Eh bien ! mon cher Frottemouillard ! Vous permettez que je vous adresse la parole ?

FLUTANZINGUE. - Ah ! dame, c'est que la distance qui nous sépare...

FROTTEMOUILLARD. - Il se moque de moi !

FLUTANZINGUE. - Et vos cinq-cent-mille euros, vous les avez reçus ?

FROTTEMOUILLARD, balbutiant. - Ah ! mes cinq-cent-mille euros ! Je vais vous dire ! (À part). Qu'est-ce que je pourrais donc bien lui dire ? (Haut). Je vais vous dire. (À part). Je ne sais vraiment pas quoi lui dire. Figurez-vous.... Figurez-vous...

FLUTANZINGUE. - Mais vous paraissez tout ému !

FROTTEMOUILLARD. - Moi, mais non !... Seulement... Tenez, Flutanzingue, je vais vous parler à cœur ouvert... (Flutanzingue se croise les bras et tousse d'une façon ironique). Qu'est-ce que vous avez, Flutanzingue ?

FLUTANZINGUE. - Je n'ai rien, cher ; je n'ai rien, très cher, excessivement cher.

FROTTEMOUILLARD, à part. - Allons, bon ! je suis sûr que c'est lui qui a gagné le gros lot.

FLUTANZINGUE. - Dites-moi, mon ami ; vous avez connu mon oncle Robineau ?

FROTTEMOUILLARD. - Certainement.

FLUTANZINGUE. - Figurez-vous que ce pauvre oncle vient de mourir, et il a eu la bonté de me faire son héritier, de me laisser trois-cent-mille euros.

FROTTEMOUILLARD, tombant à la renverse et jetant un grand cri. - Allons, bon ! voilà maintenant que-c'est lui qui va m'envoyer promener !

FLUTANZINGUE. - Voyons, Frottemouillard, qu'est-ce qui vous prend ?

FROTTEMOUILLARD. - Rien, mon ami ! Ah ! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, c'est bien fait pour moi. Accablez-moi, Flutanzingue, ne vous gênez pas : écrasez-moi sous votre profond mépris.

FLUTANZINGUE. - Allons donc ! Est-ce que vous croyez que tout le monde a le cœur placé comme le vôtre ? Croyez-vous donc que la fortune puisse faire changer le mien ? Au contraire, mon vieil ami, je viens sincèrement vous tendre la main et vous prier de renouer nos bonnes relations. J'espère maintenant que vous ne me repousserez plus.

FROTTEMOUILLARD, d'une façon tragique. -Tenez, Flutanzingue, je vais faire des vœux ardents pour vivre jusqu'à cent-trois ans et quarante-sept mois, afin d'avoir le bonheur de terminer mon existence à votre cou ! (Ils s'embrassent. La toile tombe).

FIN.