LE GROS LOT
DE LA LOTERIE DES BATIGNOLLES
COMÉDIE EN UN ACTE.
Le Guignol des salons, par L. Darthenay
1888
domaine public
PERSONNAGES
FROTTEMOUILLARD, concierge.
FLUTANZINGUE, épicier.
BENOIT, maître d'école.
GAVROCHE.
MADAME FROTTEMOUILLARD.
La scène représente une place publique.
FROTTEMOUILLARD. - Je suis dans le ravissement, je suis heureux comme tout. Savez-vous pourquoi je suis si content ? Non ! Eh bien, je vais vous le dire. Je n'ai de secret pour personne. — Dans quelques jours, je devais avoir le bonheur de marier ma fille Anastasie avec le jeune Flutanzingue, le fils de l'épicier d'à côté. Le papa Flutanzingue est un de mes vieux amis, c'est une ancienne connaissance, il y a longtemps que je le connais ; oh ! oui, sans exagérer, il y a au moins trois semaines. — Aussi je suis bienheureux d'allier ma famille à la sienne. Ma fille vient d'attraper son quatrième prix de piano au conservatoire de musique et de déclaration ; quant au fils Flutanzingue, c'est un charmant jeune homme qui a un avenir superbe. Entre nous, il occupe une situation dans le gouvernement, il est pour quelque chose dans les affaires de l'État : c'est un facteur à la poste. Ce qui me tourmente un peu, c'est que je n'ai pas une grosse dot à donner à ma fille. Je ne peux lui donner en la mariant que dix-sept euros vingt-cinq. C'est peu, je le sais ; mais que voulez-vous ? par le temps qui court, c'est encore gentil. (Gavroche arrive tout doucement par derrière, et lui fait des niches. Il lui donne un coup de bâton et se sauve). Ah çà ! vous n'avez pas fini, vous, là-bas ? (Il va pour reprendre sa conversation, lorsqu'il reçoit un nouveau coup de bâton). Je suis sûr que c'est le petit de la fruitière d'à côté. En voilà un petit scélérat qui m'en fait voir de grises ! Tiens, voilà, justement Flutanzingue ! Ce cher ami, il se dirige de ce côté. Vous allez voir ce cher Flutanzingue, comme il a une bonne tête.
FLUTANZINGUE. - Bonjour, mon cher Frottemouillard.
FROTTEMOUILLARD. - Ce vieux Flutanzingue ! Comment que ça va ? (Ils s'embrassent).
FLUTANZINGUE. - Et vous, mon vieil ami ? Ah ! je suis bien content, allez, d'unir ma famille à la vôtre.
FROTTEMOUILLARD. - Ah ! pas tant que moi, Flutanzingue.
FLUTANZINGUE. - Je vous demande pardon, Frottemouillard. Dites-moi, mon ami, je viens de réunir les dernières pièces nécessaires pour le mariage de nos enfants.
FROTTEMOUILLARD. - Ah ! bien, mon ami.
FLUTANZINGUE. - Il n'en manque plus qu'une, mais je vais l'avoir dans un instant ; on m'a dit d'aller la chercher à dix heures à la mairie.
FROTTEMOUILLARD. - Bon, ça va bien. Ensuite nous fixerons le jour et la date, puis nous nous occuperons du repas ; quelque chose de bien, dans les trente euros par tête. Pour une fois que ça arrive, n'est-ce pas, mon vieux ? il ne faut pas lésiner.
FLUTANZINGUE. - Vous êtes dans le vrai, mon ami. Allons, à tout à l'heure ; je vais à la mairie chercher mon papier.
FROTTEMOUILLARD. - Allez, mon ami. (Ils s'embrassent). Mes meilleurs vœux vous accompagnent. (Il lui donne un coup de tête pour le faire sortir. Seul :) Je m'y vois déjà, au jour de la cérémonie.
GAVROCHE. - Ohé ! père pipelet, ohé ! (Il lui donne un coup de bâton et se sauve).
FROTTEMOUILLARD. - Si je t'attrape, toi, je le dirai à madame ta mère. (Gavroche, qui se cache toujours, lui fait toutes sortes de niches ; il le chatouille avec son bâton, etc). Jamais je n'ai été martyrisé comme ça ! Tiens, voilà m'sieur Benoît, le maître d'école. Qu'est-ce qu'il tient donc à la main ?
MONSIEUR BENOÎT, avec un long papier à la main. - Bonjour, monsieur Frottemouillard !
FROTTEMOUILLARD. - Bonjour, monsieur Benoît ! Qu'est-ce que c'est que ça donc ?
MONSIEUR BENOIT. - Ça, papa Frottemouillard, c'est la liste exacte et officielle de tous les numéros gagnants de la loterie des Batignolles.
FROTTEMOUILLARD. -. Tiens ! ben, dites donc, monsieur Benoît ! vous allez me rendre un service. J'en ai justement acheté un sans le dire à ma femme ; comme je ne sais pas lire, vous allez me dire si j'ai gagné. Attendez un peu, je vais vous le chercher. (Il sort.)
MONSIEUR BENOIT. - J'espère bien qu'il ne gagnera pas le gros lot au moins, et qu'il sera pour moi.
FROTTEMOUILLARD, revenant avec son billet. - Tenez, papa Benoît, examinez-moi ça. (Jeu de scène très comique. Benoît consulte le billet fréquemment et suit de haut en bas la longue liste. Frottemouillard suit sa tête avec la sienne. Parfois ils se cognent. À part :) Qu'est-ce qu'il fait donc ? on dirait qu'il apprend à nager.
MONSIEUR BENOÎT, s'arrêtant stupéfait. - Ah !... Ah !...
FROTTEMOUILLARD. - Qu'est-ce qui vous prend ? En v'là, des soupirs ! On dirait un canard qui reçoit une dépêche !
MONSIEUR BENOIT. - Mais vous avez gagné !
FROTTEMOUILLARD. - Comment, j'ai gagné ! gagné quoi ?
MONSIEUR BENOIT. - Mais vous avez gagné ! Tenez, regardez ! (Montrant le billet). Six-cent-soixante-six, six cent-quatre-vingt-dix-neuf. (Montrant la liste). Six-cent-soixante-six, six cent-quatre-vingt-dix-neuf. Vous avez gagné le gros lot de cinq-cent-mille euros. (Frottemouillard jette un grand cri et tombe à la renverse). Voyons, voyons, père Frottemouillard, un peu de courage donc ! (Frottemouillard se relève, et sort en dansant et chantant). A-t-il de la chance, ce portier ! (Il sort furieux).
FROTTEMOUILLARD, revenant. - Cinq-cent-mille euros ! En voilà, une affaire ! Qu'est- ce que je vais faire de tout ça ? Je vais m'acheter une cabane à lapins. (Il saute comme un fou).
MADAME FROTTEMOUILLARD. - Ah çà ! voyons, Polycarpe, est-ce que vous devenez fou ? Vous allez vous amuser à danser dans la rue, maintenant !
FROTTEMOUILLARD. - Je suis fou, Eusébie, tu as raison ; c'est de joie, de contentement.
MADAME FROTTEMOUILLARD. - Et d'où vient cette bruyante satisfaction ?
FROTTEMOUILLARD. - Figure-toi, ma douce Eusébie, que sans t'en rien dire, j'ai acheté l'autre jour un billet de la loterie des Batignolles...
MADAME FROTTEMOUILLARD. - C'est à ça que vous dépensez votre argent
?
FROTTEMOUILLARD. - Voyons, voyons, Eusébie, ne me gronde pas ; tu n'en auras pas envie, du reste, lorsque je t'aurai dit qu'avec ce billet de un euro, j'ai gagné le gros lot de cinq-cent-mille. (Elle tombe foudroyée. Lui, la voyant tomber, en fait autant, mais se relève aussitôt).
MADAME FROTTEMOUILLARD, se soulevant à peine. - Laisse-moi me trouver mal une minute.
FROTTEMOUILLARD. - Moi aussi, Eusébie, je te trouve mal ! Voyons, relève-toi.
MADAME FROTTEMOUILLARD. - Attends un peu, je n'ai pas fini de me trouver mal !
FROTTEMOUILLARD. - Du courage, Eusébie ! (Elle se relève et se met à danser ; il en fait autant, et d'un coup de tête il la précipite dans la coulisse). Voyons, maintenant, occupons-nous de choses sérieuses. Mais j'y pense, à présent que j'ai une situation pareille, je ne peux plus donner ma fille en mariage au fils d'un vulgaire épicier. Que dirait le monde ? Je ne peux la marier maintenant qu'à un personnage de la haute, un prince russe, ou un marchand de cirage. C'est évident, il n'y a pas moyen de faire autrement. Flutanzingue ne sera pas content, mais je n'y peux rien. Je vais lui apprendre la chose avec beaucoup d'égards. Le voilà justement. Prenons un air digne. Hum ! Hum !
FLUTANZINGUE. - Frottemouillard, tout va bien ; j'ai les derniers papiers. (Frottemouillard tousse avec exagération en lui tournant le dos). Qu'est-ce que vous avez donc ?
FROTTEMOUILLARD, avec emphase, sans presque se retourner. - Je n'ai rien, cher ; je n'ai rien, très cher... excessivement cher.
FLUTANZINGUE. - Ah çà ! qu'est-ce qui vous prend ? Je viens vous parler du mariage de nos deux enfants, et vous ne me répondez pas.
FROTTEMOUILLARD. - Je vais vous dire, mon ami ; c'est que ce mariage est devenu complètement impossible
FLUTANZINGUE. - Comment, impossible ? Mais il n'y a qu'un instant à peine, vous m'engagiez vous-même à me dépêcher !
FROTTEMOUILLARD. - C'est possible, mon ami ; mais depuis un instant bien des choses sont changées.
FLUTANZINGUE. - Quelles choses
FROTTEMOUILLARD. - Il y a un instant, mon ami, j'étais un vulgaire concierge de troisième classe
FLUTANZINGUE. - Et à présent vous êtes monté en grade ?
FROTTEMOUILLARD. - À présent, je suis l'heureux possesseur du billet qui a gagné le gros lot de la loterie des Batignolles. Vous comprenez donc bien, mon ami...
FLUTANZINGUE. - Comment, c'est pour ça que vous reniez notre amitié ?
FROTTEMOUILLARD. - Oui, mon ami.
FLUTANZINGUE. - Eh bien ! Frottemouillard, retenez bien mes paroles : vous verrez que le premier vous viendrez me faire vos excuses. (Frottemouillard hausse les épaules et se met à rire). Vous verrez ce que je vous dis. (Même jeu). Vous verrez... vous verrez... (Même jeu. Il sort).
FROTTEMOUILLARD. - Faire des excuses à un épicier, moi, jamais ! c'est pas dans mon tempérament.
MADAME FROTTEMOUILLARD. - Allons, voyons, Polycarpe, dépêchons-nous ; il faut aller chercher les cinq-cent mille-euros.
FROTTEMOUILLARD. - Ah ! oui, c'est vrai ; chez qui va-t-on chercher ça ?
MADAME FROTTEMOUILLARD. - Ça doit être chez le marchand de tabac.
FROTTEMOUILLARD. - Tiens, c'est vrai, puisque c'est lui qui m'a vendu le billet.
MADAME FROTTEMOUILLARD. - Allons, Polycarpe, dépêchons-nous. Va, mon chéri, dépêche-toi. (Ils s'embrassent. Il sort.). Je viens d'aller trouver le propiétaire ; je lui z'y ai dit : M'sieur le propiétaire, à présent que nous avons t-une position z-à peu près t-égale à la-vôtre, je vous apporte ma démission, parce qu'il va falloir que nous déménageassions et que nous cherchassions une autre habitation en rapport avec notre nouvelle situation. (Gavroche, qui l'écoute depuis un instant, lui donne un formidable coup de bâton. Elle se sauve en criant).
GAVROCHE. - En voilà une affaire, par exemple ! Ces pipelets qui gagnent un gros lot, des monstres pareils ! Voilà des gens qui verraient un pauvre dans la rue, ils ne lui donneraient pas seulement cinq centimes pour acheter deux sous de pain. (Faisant le moulinet avec son bâton, il attrape la portière et se sauve).
MADAME FROTTEMOUILLARD. - J'en ferai une maladie. Aussi, je veux partir d'ici immédiatement. Aussitôt que Polycarpe sera revenu, nous quitterons ce quartier, où nous sommes si martyrisés. (Polycarpe arrive, se tenant la figure entre les mains). Qu'est-ce qu'il y a, Polycarpe ? (Il sanglote sans pouvoir parler). Mais, je t'en prie, Polycarpe, explique-toi ! (Nouveaux sanglots... Vains efforts pour parler). Tu es tombé, mon trésor ? Et les cinq-cent-mille euros, où sont-ils ?
FROTTEMOUILLARD. - Ah bien, oui ! les cinq-cent-mille euros ! Ils sont loin, si ils courent toujours !