THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE  GRAND  PÂLOT

Nouveau théâtre de Guignol.... Série 1

Lemercier de Neuville, Louis (1830-1918)

1898 - domaine public


COMÉDIE EN UN ACTE

Personnages :

LE MARQUIS DE LA BOUSTIFAILLE.
SAUCIQUET, cuisinier.
POIVROTIN, maître d'hôtel.
FRITOUILLARD, pâtissier.
PIERROT, valet de chambre.

Une forêt (gros arbres à droite et à gauche, premier plan).

SCÈNE PREMIÈRE
 

POIVROTIN, entrant par la gauche. - Quelle belle forêt ! Que c'est beau la nature ! Quand on songe que tous ces arbres vivent comme nous ! — Hum ! — Pensent-ils comme nous ? — qu'ils sont gourmands comme nous le sommes ; seulement eux, ils mangent de la terre, et nous, nous en mangeons les produits ; qu'ils sont altérés comme nous le sommes ; seulement ils ne boivent que de l'eau, et nous !... Ah ! j'ai de drôles d'idées dans la tête, ce matin ! mais je vais vous dire pourquoi. (Il va voir au fond.) Personne ! Écoutez ! Le marquis de la Boustifaille est un grand personnage ! C'est lui qui est chargé à la cour de compter les gâteaux que l'on mange les jours de réception ! Et ce n'est pas une sinécure ! Il a trois serviteurs : Sauciquet, son cuisinier, Fritouillard, son pâtissier, et moi Poivrotin, son maître d'hôtel ! Nous étions quatre, mais il y a deux jours, nous avons fait renvoyer Pierrot, son valet de chambre, un grand pâlot qui s'avise d'être honnête quand nous ne le sommes pas ! (Il retourne au fond, puis après avoir constaté qu'on ne l'écoute pas, il redescend la scène.) Le marquis de la Boustifaille a fait, ces jours-ci, un héritage. Un gros financier, qu'il protégeait à la cour, est mort d'indigestion et, en remerciement, lui a légué une assez grosse somme. Notre maître n'en eût rien fait, il est riche ! Nous, nous avons songé à l'en débarrasser. Pierrot, seul, eut des scrupules et il eut bien tort, car nous l'avons fait renvoyer et nous nous sommes emparés du trésor que nous nous sommes partagé... Quand on s'apercevra du larcin, c'est lui que l'on accusera. Et voilà comme quoi nous avons fait valoir le proverbe : « Il faut hurler avec les loups. » (Il regarde de tous côtés.) Cet endroit me paraît suffisamment solitaire pour y déposer un trésor. Je vais aller chercher mon magot et le cacher au pied d'un de ces arbres ; il sera ici plus en sûreté que chez un banquier. (Il sort à droite.)
 

SCÈNE II

FRITOUILLARD et SAUCIQUET, entrant par la gauche.
 

FRITOUILLARD. - Arrêtons-nous ici, mon cher Sauciquet. As-tu jamais vu un endroit plus charmant ?

SAUCIQUET. - Jamais ! mon cher Fritouillard ! Ici, loin des cours et des basses-cours, on vivrait heureux ! Tiens, si je pouvais, avec mon petit trésor, je me ferais construire ici une maisonnette.

FRITOUILLARD. - Et moi, un palais avec des dorures, des glaces, des beaux meubles, des tapis et des belles statues !

SAUCIQUET, poursuivant son idée. - 
Oui, une petite maison ! Un simple rez-de-chaussée, avec une grande cuisine, une grande salle à manger et une immense cave toute pleine.

FRITOUILLARD. - Tu te chargerais de la vider promptement.

SAUCIQUET. - Écoute, Fritouillard, nous possédons tous deux la même somme, n'est-ce pas ?

FRITOUILLARD. - Oui ! C'est le produit des libéralités inconscientes de notre maître, le marquis de la Boustifaille.

SAUCIQUET. - Unissons-les ! Nous en jouirons doublement ! Ne sommes-nous pas amis ?

FRITOUILLARD, à part. - Amis ! amis ! Nous avons fait un mauvais coup ensemble, nous sommes complices ! (Haut.) Il y a beaucoup d'amis comme nous ici-bas.

SAUCIQUET. - Vois-tu, Fritouillard ! Comme ça serait gentil ! Une maison dans cet endroit ; ici, ta chambre, là, la mienne ! De temps en temps, nous verrions nos amis, les riches seulement ; nous jouerions avec eux, nous leur gagnerions leur argent et cela entretiendrait notre bombance !

FRITOUILLARD, à part. - Il veut me prendre mon argent ! Méfions-nous.

SAUCIQUET, à part. Il n'a pas l'air de se soucier de ma proposition.

FRITOUILLARD. - Malheureusement, mon cher Sauciquet, cela n'est pas possible ! J'ai résolu de placer mon argent chez un financier de mes amis qui a fait déjà deux ou fois fois de mauvaises affaires ; aussi l'estime-t-on beaucoup sur la place.

SAUCIQUET. - Et pourquoi l'estime-t-on ?

FRITOUILLARD. - Parce qu'on suppose que sa mauvaise chance est lassée et qu'un homme qui a déjà éprouvé plusieurs lésastres peut mieux les éviter à l'avenir.

SAUCIQUET. - Eh bien, alors, moi, je placerai mon argent à fonds perdus. Il me rapportera plus etje serai sûr au hoins de ne pas le gaspiller.

FRITOUILLARD. - À ton aise ! Eh bien, au revoir, je cours chez mon banquier !


SAUCIQUET. - Adieu ! Je vais chez mon notaire ! (Ils sortent, Fritouillard par la droite, Sauciquet par la gauche.)
 

SCÈNE III
 

POIVROTIN, entrant avec un petit sac par la droite. - Personne ! Il m'avait semblé pourtant entendre les voix ! Celle de ma conscience sans doute, qui est une bavarde !.., Oui ! l'endroit est bien choisi pour y cacher un trésor. Voyons, au pied de quel arbre vais-je l'enfouir ? (Regardant l'arbre de droite.) Celui-ci  ? Oui. Le tronc est gros, les racines sont fortes, l'herbe est épaisse : personne ne viendra le dénicher là. (Il place son sac sous l'arbre de droite.) Là ! Voilà qui est fait ! Je sais bien qu'en cachant ainsi mon argent, il ne me rapportera pas ! Mais j'ai trop grand peur de le perdre ! Car moi, je suis économe ! Je ne suis pas gourmand comme Sauciquet ni frivole comme Fritouillard ! Ah ! si j'étais né riche, comme je serais honnête !... Quelqu'un ! C'est Fritouillard ! Oh ! oh ! En voudrait-il à mon argent ?... Ne nous éloignons pas ! (Il sort par la gauche.)


SCÈNE IV
 

FRITOUILLARD, entrant par la droite avec son sac. - Si je calcule bien, trois -cents écus font neuf cents livres. C'est une somme ! Une forte somme ! Mais voilà ! Je l'aurais bien donnée à un banquier, mais je ne paye pas de mine et j'ai eu peur qu'il ne me demandât d'où venait cet argent. C'est dommage ! Bien placé, à de gros intérêts, il eût doublé en peu de temps l Enfin, nous verrons plus tard. Mettons le provisoirement en sûreté. (Il regarde l'arbre de gauche.) Il me semble que sous cet arbre personne ne viendra le dénicher. Justement, voici une grosse racine sous laquelle je puis l'enfouir. (Il cache son sac au pied de l'arbre de gauche.) Là ! Voilà qui est fait ! Maintenant je suis plus tranquille ! (Il sort à droite.)


SCÈNE V
 

POIVROTIN, entrant par la gauche. - Est-il naïf, ce Fritouillard ! Il cache son trésor sans s'assurer qu'on ne le voit pas ! Ce n'est pas moi qui ferais une semblable imprudence. (Il regarde de tous côtés.) Je veux lui enlever tout souci de son argent et le faire prospérer avec le mien. (Il prend le sac sous l'arbre de gauche.) Ce pauvre sac ! Il s'ennuyait tout seul, je parie ? Je vais le mettre avec le mien. Ils se diront ensemble de jolies choses. (Il le porte sous l'arbre de droite.) Hé ! hé ! Mais mon argent n'était pas si mal placé ! Il m'a déjà rapporté cent pour cent ! Ce que c'est que d'être attentif ! Oh ! oh ! Voici Sauciquet. Mauvaise rencontre !

SCÈNE VI

POIVROTIN, SAUCIQUET, avec son sac, entrant par la droite.
 

SAUCIQUET, à part. - Oh ! oh ! Poivrotin ! Que fait-il ici ?

POIVROTIN. - Bonjour, Sauciquet ! Tu viens te promener à l'ombre, mon gaillard ! Hé ! hé ! Et tu viens contempler à l'aise, loin des curieux et des jaloux, ton petit magot.

SAUCIQUET, à part. - Il en veut à mon argent ! Trompons-le ! (Haut.) Mon petit magot ! Hélas ! mon cher Poivrotin, il n'en reste pas lourd !

POIVROTIN, à part. - Le fourbe ! Il va me conter quelque histoire !

SAUCIQUET. - J'avais entendu dire que les valeurs placées dans les entreprises industrielles rapportaient beaucoup ; j'ai voulu en tâter. J'ai mis les deux tiers de mon argent dans la Société des verres de lunettes en acajou massif. Hélas ! mauvaise affaire ! Dès le début, le directeur a mis ses lunettes sur le nez de ses actionnaires, et, pendant qu'ils avaient les yeux bouchés, il a levé le pied avec la caisse.

POIVROTIN. - 
En vérité !

SAUCIQUET. - Aussi, ai-je résolu de boire le reste de mes écus. Au moins, j'en aurai profité !

POIVROTIN. - C'est fort bien raisonné ! Mais permets-moi de te dire que tu ne trouveras pas de marchand de vins dans cet endroit solitaire.

SAUCIQUET. - Non ! mais j'ai vu, à deux pas d'ici, une petite source bien claire et bien fraîche, et je t'offre d'y venir goûter avec moi.

POIVROTIN, à part. - Il veut m'éloigner d'ici ! (Haut.) Merci, je n'ai pas soif !

SAUCIQUET, à part. - Comment le renvoyer !

POIVROTIN, à part. - Si je reste ici, il ne pourra pas cacher son argent ; cédons-lui la place et cachons-nous dans cet endroit voisin où l'on voit tout sans être vu et qui m'a si bien servi tout à l'heure. (Haut.) Dis donc, Sauciquet ?

SAUCIQUET. - Quoi ?

POIVROTIN. - Veux-tu que je te donne un conseil ?

SAUCIQUET. - Un conseil ! Dis toujours.

POIVROTIN. - Eh bien, tu ferais bien de cacher tout de suite ton argent. Cette forêt n'est pas sûre. J'ai vu tout à l'heure des hommes de mauvaise mine rôder aux environs.

SAUCIQUET. - Ah ! le coquin ! C'est à mon argent qu'il en veut (Haut). Bah ! Pour ce qui me reste. Je ne crains per sonne !

POIVROTIN. - Eh bien, moi, je suis plus prudent ! Un mauvai coup est bien vite attrapé. Je m'en vais ! Mais re marque que je t'ai prévenu.

SAUCIQUET. - Parfaitement ! Bonjour, Trivelin !

POIVROTIN. - Au revoir, Sauciquet ! (Il sort par la droite.)
 

SCÈNE VII
 

SAUCIQUET, seul. - Hé ! Hé ! Il sentait la chair fraîche, M. Poivrotin ! Décidément, quand on a de l'argent, il est bien difficile de le garder ! Tout le monde vous l'envie et voudrait se l'approprier ! Voyons ! cet arbre... (Il désigne l'arbre de gauche.) me paraît avoir toutes les qualités d'un coffre-fort ! Oui, il est gros, touffu et entouré de feuillages épais... mettons là notre sac ! (Il place le sac au pied de l'arbre.) Là ! me voici bien soulagé ! Les voleurs peuvent venir, ils ne trouveront rien sur moi ! Éloignons-nous maintenant pour qu'on ne soupçonne pas que je l'ai caché ici. (Il sort par la gauche.)


SCÈNE VIII
 

POIVROTIN, rentrant par la droite. - Eh mais ! ce n'est pas plus difficile que cela ! Faut-il qu'il soit naïf, Sauciquet ! Ah ! c'est comme cela qu'il voulait boire son argent ! Eh bien, nous allons opérer une petite liquidation. (Il va déterrer le sac sous l'arbre de gauche.) Oui, voilà bien le sac ; mettons-le avec les autres. (Il va porter le sac sous l'arbre de droite.) C'est cela ! Les voilà bien tous les trois ! C'est toute ma fortune ! Ce soir, je reviendrai avec une valise et je reprendrai le tout ; puis, demain matin, au petit jour, je partirai pour les Grandes Indes ! Là, du moins, on ne m'inquiétera pas et je pourrai faire valoir mon argent honorablement. (Il sort par la gauche.)
 

SCÈNE IX LE MARQUIS DE LA BOUSTIFAILLE, PIERROT
 

LE MARQUIS. - Tu seras pendu ! Tu seras pendu ! Tu seras pendu !

PIERROT. -  Mais, mon maître, je ne suis pas coupable. Vous m'avez déjà chassé ! Vous voulez me pendre, maintenant ! Dites-moi au moins ce que j'ai fait !

LE MARQUIS. - Quelle impudence ! Je t'ai chassé parce que tu étais paresseux et gourmand, et je vais te pendre parce que tu es un voleur !

PIERROT. -  Voleur ! Moi ! Mais je suis un pauvre petit Pierrot déplumé, mon bon maître ! Je n'ai pas un sou vaillant, je meurs de faim, je n'ai pas déjeuné, et si vous me pendez, je ne dînerai pas ! — Ça doit être bien douloureux de mourir à jeun.

LE MARQUIS. - Ça, je ne sais pas ! — Ainsi tu affirmes que ce n'est pas toi qui m'as volé le trésor dont je venais d'hériter...

PIERROT. - Je l'affirme, je le jure, je le...

LE MARQUIS. - Assez ! Eh bien, tu as encore un moyen de sauver ton existence ! Si tu ne m'as pas volé, tu dois connaître le voleur, ou les voleurs, car on s'associe plus volontiers pour les mauvaises actions que pour les bonnes.

PIERROT, à part. - Certainement, que je connais les voleurs.

LE MARQUIS. - Ainsi, tu m'as bien compris : je te donne une heure pour retrouver les larrons ou le trésor. Si dans ce délai tu ne peux me rendre l'un, ou me désigner les autres, tu seras pendu !

PIERROT, suppliant. - Mon bon maître !...





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