SCÈNE V
BABYLAS, seul.
BABYLAS. - Je n'y vois plus ! Où est-il ! (Il se débarrasse de la nappe.) Ah ! il ne m'échappera pas. (Il cherche de tous côtés.) Disparu ! Ce n'est pas un vrai fantôme, il n'aurait pas laissé là son drap blanc : c'est une farce qu'on m'a faite. Et pourtant il m'a dit des choses... C'est vrai que j'ai ruiné mon frère et personne ne le sait que moi ! et que je bats ma femme ! Ce n'est pas elle qui le dirait ! Voilà que je recommence à avoir peur ! Je veux y voir clair ; il fait presque nuit... la nuit les esprits reviennent... Brrr ! s'il allait encore revenir... Françoise ! Françoise ! de la lumière ! (Il cogne sur la table avec la bouteille qu'il repose sur la table.)
SCÈNE VI
BABYLAS, FRANÇOISE
FRANÇOISE, avec une bougie allumée qu'elle pose sur la table. - Eh bien ! qu'est-ce que tu as ? Voici de la lumière ! Je n'avais plus de bougie et je suis allée en chercher. Tu as l'air tout drôle !
BABYLAS. - Ah ! on le serait à moins ! J'ai... j'ai vu mon frère.
FRANÇOISE. - Tu es fou !
BABYLAS. - Je l'ai vu ! Il était dans la table et il est sorti.
FRANÇOISE. - Tu as la berlue ! Tu auras encore trop bu !
BABYLAS. - Je te dis que je l'ai vu comme je te vois, et il m'a parlé...
FRANÇOISE. - Allons ! mon homme, je vais te donner ta soupe ; c'est le besoin qui te fait déraisonner.
BABYLAS. - Non ! Je n'ai pas faim ! Il m'a parlé et il m'a dit...
FRANÇOISE. - Que t'a-t-il dit ?
BABYLAS. - Que je serais pendu si je te battais encore et si je n'accueillais pas mon neveu !
FRANÇOISE. - Eh bien ?
BABYLAS. - Pendu ! Oh ! je sens déjà la corde... Brrr !
FRANÇOISE. - Dame, si tu la sens, c'est que ça ne va pas tarder.
BABYLAS. - Pendu ! Et je ne boirais plus de bon vin, et je ne palperais plus de beaux écus...
FRANÇOISE. - Mais tu ne seras pas pendu, malheureux ! Tu n'as qu'à faire revenir près de nous ton pauvre neveu, à l'aimer un peu et aussi à ne plus me battre.
BABYLAS. - Ce n'est pas moi qui te bats, c'est la boisson.
FRANÇOISE. - Tu boiras un peu moins et tu m'aimeras un peu plus !
BABYLAS. - Oui ! oui !... Ah ! je suis un grand coupable !
FRANÇOISE. - Tu le reconnais ! Eh bien, repens-toi.
BABYLAS. - Oui, je vois bien que j'ai été méchant ! Va me chercher Isidore.
FRANÇOISE. - J'y cours ! (À part.) Mon Dieu ! pourvu qu'il ne change pas d'avis ! (Elle sort par la droite.)
SCÈNE VII
BABYLAS
BABYLAS. - Je n'ai pas bien la tête à moi ! Est-ce un rêve que j'ai fait ou bien est-ce un véritable fantôme que j'ai vu, ou bien a-t-on voulu me mystifier ? C'est égal, tout cela ça me donne à réfléchir ! Je ne suis pas un mauvais homme ; c'est vrai que j'ai renvoyé mon neveu, mais il ne voulait pas boire comme moi ! c'est une raison, ça ! Pour ma femme, c'est vrai aussi que je la battais un peu trop, mais pourquoi ne me rendait-elle pas mes coups de bâton ? ça m'aurait calmé ! Enfin, j'ai eu un bon mouvement en rappelant Isidore ; si l'esprit m'a dit vrai... je ne serai pas pendu, c'est l'important ! Je vais demander à Isidore ce qu'il pense des esprits.
SCÈNE VIII
BABYLAS, ISIDORE
ISIDORE. - Me voilà, mon oncle. Vous voulez bien me reprendre ? Eh bien, là, vrai, vous ne vous en repentirez pas, car je vous aime bien tout de même.
BABYLAS. - Écoute ici. Crois-tu aux esprits ?
ISIDORE. - Aux esprits ?
BABYLAS. - Oui, aux fantômes !
ISIDORE. - Oh ! ne parlez pas de cela, mon oncle, ça porte malheur !
BABYLAS. - Alors, tu y crois ? Tu en as vu ?
ISIDORE. - Si j'en ai vu ! Tenez, il n'y a pas plus qu'une demi-heure, j'étais dans la maison de mon patron. Brrr ! mon patron n'était pas précisément un honnête homme, il faisait pas mal d'escroqueries, mais on n'en savait rien ; alors... Brrr !... Voilà que tout à coup sa table se met à craquer...
BABYLAS. - Brrr ! Et alors...
ISIDORE. - Alors, voilà qu'un grand fantôme blanc paraît devant nous et lui dit : - Tu seras pendu !
BABYLAS, effrayé. - Comme à moi !
ISIDORE. - Comment, comme à vous ?
BABYLAS. - Non, rien ! Continue !
ISIDORE. - Il lui dit : Tu seras pendu ! Et puis il disparaît tout à coup ! Alors, un moment après, voilà les gendarmes qui arrivent et qui mènent mon patron en prison. Et vous savez que, quand on est en prison, on n'en sort que pour aller à la potence ! Brrr ! J'en ai froid dans le dos
BABYLAS. - Ainsi, c'est vrai ! Écoute, Isidore ! j'ai été méchant avec toi, je ne le serai plus ; je battais ta pauvre tante, je ne la battrai plus ; je faisais un peu l'usure, je ne prendrai plus que cinquante pour cent ; je buvais trop tous les jours, je ne boirai plus trop qu'une fois par semaine, parce que je ne veux pas être pendu.
ISIDORE. - Bien, mon oncle ! très bien...
BABYLAS. - Et si je m'oubliais...
ISIDORE. - Eh bien ?
BABYLAS. - Je te charge de m'en avertir en me racontant l'histoire du fantôme.
ISIDORE. - Ah ! vous pouvez être sûr, mon oncle, que je n'y manquerai pas !
RIDEAU
INDICATIONS
DÉCOR
Une chambre ou un rustique.
COSTUMES
LE PÈRE BABYLAS, costume de Cassandre.
FRANÇOISE, costume de vieille femme.
ISIDORE, costume de jeune ouvrier.
ACCESSOIRES
Table. — Buffet. — Nappe. — Bouteille. — Petit chandelier
avec bougie allumée.
OBSERVATIONS
Le buffet est accroché à la coulisse de gauche. S'il est réel on prendra dedans la nappe et la bouteille; s'il est peint sur cartonnage, on les prendra dans la coulisse.
Pour jouer cette pièce seul, placement des personnages.
MAIN DROITE .................... MAIN GAUCHE
Scène I. Françoise
Scène II. Françoise .................... Isidore.
Scène III. Françoise .................... Babylas.
Scène IV. Isidore
sous la table .................... Babylas.
Scène V. .................... Babylas.
Scène VI. Françoise .................... Babylas.
Scène VII. .................... Babylas
Scène VIII. Isidore .................... Babylas.
OBSERVATIONS
Scène IV. - Les coups seront frappés sous la table avec la tête d'Isidore. - Isidore sera caché par la nappe qui retombera sur la tablette du théâtre ; quand Isidore se changera en fantôme, il n'aura qu'à soulever la nappe avec sa tête pour en être totalement recouvert. - Un mouvement vif du poignet suffira au moment voulu pour lui faire rejeter la nappe sur Babylas.