THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE  FANTÔME

Nouveau théâtre de Guignol.... Série 1

Lemercier de Neuville, Louis (1830-1918)


1898 - domaine public


INTERMÈDE EN UN ACTE


Personnages :

Le père BABYLAS.
FRANÇOISE, sa femme.
ISIDORE, son neveu.

UNE CHAMBRE. Table à droite. Buffet contre la coulisse de gauche.


 ISIDORE, son neveu.


Décor :


UNE CHAMBRE. Table à droite. Buffet contre la coulisse de gauche.



SCÈNE PREMIÈRE


FRANÇOISE


 

FRANÇOISE. - Non ! c'est pas Dieu possible que ça continue ainsi ! Quelle existence ! Toujours seule ! Voilà encore mon diable d'homme parti depuis le matin ! Si c'est permis ! Un homme établi, le père Babylas, qui a des écus, qui les fait valoir, même qu'on dit que c'est un usurier, un peu plus qu'un banquier, quoi ! Et, sous prétexte de faire des affaires, le voilà qui part dès le matin et ne rentre plus que le soir... quand il rentre ! Quand son pauvre frère est mort, il a été obligé de recueillir son fils, Isidore, qui était un bon garçon, bien travailleur, mais il a trouvé qu'il mangeait trop et il l'a renvoyé par économie. L'ivrognerie et l'avarice, voilà ce qui le mène, mon homme ! Où ça nous conduira-t-il ? Quand Isidore était ici, au moins, je n'étais pas seule, je causais avec ce pauvre petit, je l'encourageais ; mais, maintenant, je ne le vois plus, je ne sais pas ce qu'il devient... Ah ! le brave garçon, pourquoi l'avoir renvoyé ? Il était si bien ici !


SCÈNE II


FRANÇOISE, ISIDORE, entrant par la droite.



ISIDORE, au fond. - Mon oncle n'est pas là ? Non ? — Je peux entrer ? Bonjour ma tante. (Il embrasse Françoise.)

FRANÇOISE. - C'est toi ! Isidore ! Mon petit Isidore. Ah ! qu'il y a longtemps que je ne t'ai vu !

ISIDORE. - Et moi donc ! Huit jours ! Ça m'a paru un siècle !

FRANÇOISE. - Et comment que ça se fait que te voilà ?

ISIDORE. - Ah ! bien, c'est encore ma mauvaise chance !

FRANÇOISE. - Comment ça ?

ISIDORE. - Eh bien oui, ma tante, il y a ceux qu'ont pas de veine. - Quand mon oncle m'a dit d'aller manger mon pain ailleurs, j'ai trouvé tout de suite de l'ouvrage, d'autant que dans ma partie on n'est pas nombreux.

FRANÇOISE. - Qu'est-ce que tu faisais donc ?

ISIDORE. - J'étais peintre en pattes de homard !

FRANÇOISE. - En pattes de homard !

ISIDORE. - Ah ! c'est une bien curieuse industrie ! Quand les homards se font vieux, à la halle, et qu'ils ne pincent plus ceux qui les marchandent, on les fait cuire. Ça leur donne une seconde jeunesse. Alors ils deviennent tout rouges et sont très appétissants ; si on ne les achète pas tout de suite, leurs pattes blanchissent : c'est à cela que l'on reconnaît qu'ils ne sont pas frais. Alors, pour les vendre, on les maquille avec une couche de vermillon sur les pattes.

FRANÇOISE. - Ils n'en sont pas plus frais pour cela.

ISIDORE. - Justement ! Aussi a-t-on découvert le truc de mon patron, on l'a mis dedans, et moi me voilà sur le pavé. Pas de chance !

FRANÇOISE. - Et te voilà revenu ici ! Tu as bien fait. Jusqu'à ce que tu aies retrouvé une place, je te nourrirai et te logerai à l'insu de ton oncle, c'est tout ce que je puis faire pour toi ; l'important est qu'il ne te voie pas.

ISIDORE. - Il m'en veut donc bien ?

FRANÇOISE. - Il en veut à tout ce qui lui coûte de l'argent, ce qui ne l'empêche pas d'en dépenser pour boire.

ISIDORE. - Alors, comme ça, il boit, mon oncle Babylas ?

FRANÇOISE. - Ah ! s'il boit ! Comme un trou.

ISIDORE. - Et quand il a bu, il te bat peut-être ?

FRANÇOISE. - Oh ! il ne se gêne pas ! mais je lui fais peur, alors ça le calme et il s'endort.

ISIDORE. - C'est bon à savoir ! Eh bien, écoute, ma tante, je ne veux pas qu'on te batte, moi, et si tu veux me laisser faire, je te réponds qu'il ne te battra plus, et qu'il me reprendra chez lui ; alors je pourrai travailler à autre chose qu'à peindre des pattes de homard.

FRANÇOISE. - Si tu pouvais dire vrai ! Que vas-tu faire ?

ISIDORE. - D'abord, mets une nappe sur la table.

FRANÇOISE. - Justement, j'allais mettre le couvert ; je pense bien qu'il va rentrer pour dîner. (Elle va chercher une nappe et la met sur la table.)

ISIDORE. - C'est ça. Voici la nuit qui vient, n'allume pas de lumière, ça sera mieux.

FRANÇOISE. - Et puis ?

ISIDORE. - Il t'en demandera pour manger, alors tu iras en chercher, mais tu ne reviendras pas tout de suite... seulement quand il t’appellera.

FRANÇOISE. - Oui, j'ai compris ! Oh ! mon Dieu ! Je l'entends ! Il est encore gris comme d'habitude ; cache-toi vite ! Où vas-tu te mettre ?

ISIDORE. - Sous la table ! J'ai mon idée ! (Il se glisse sous la table.)

FRANÇOISE. - Il était temps !


SCÈNE III


ISIDORE, sous la table. FRANÇOISE, BABYLAS.



BABYLAS, gris. - Mille millions de milliasses ! J'ai failli me casser le cou dans l'escalier ! Tu ne pouvais donc pas m'éclairer ?

FRANÇOISE. - Je ne savais pas que c'était toi qui rentrais.

BABYLAS. - Ne raisonne pas, ou sans cela, tu vas avoir affaire à moi.

FRANÇOISE. - Voyons ! Babylas, mon homme, sois gentil.

BABYLAS. - Être gentil avec toi ! ah bien, il faudrait que j'aie du temps à perdre ! D'abord, va-moi chercher une bouteille.

FRANÇOISE. - Mais ta soupe est prête !

BABYLAS. - Je n'en veux pas ! J'ai soif. (Françoise va prendre une bouteille dans le buffet et la met sur la table.)

FRANÇOISE. - Voilà ! Es-tu content ?

BABYLAS. - Et maintenant apporte-moi une lumière ! que j'y voie clair pour boire : le vin paraît meilleur ! Et dépêche-toi !

FRANÇOISE. - J'y vais ! j'y vais. (À part.) O mon Dieu ! que va-t-il se passer ! (Elle sort.)


SCÈNE IV


BABYLAS. ISIDORE, sous la table.


BABYLAS. - Avec ces diables de femmes, on n'est jamais servi ! Hé ! hé ! voici ma bouteille de vin ! C'est drôle ! J'ai bu toute la journée et j'ai encore plus soif ce soir que ce matin ! (Il boit.) Ah ! le vin ! Il n'y a encore que ça de vrai ! (Coups répétés sous la table.) Qu'est-ce que c'est que ça ? La table craque ! Est-ce qu'il y a des esprits là dedans ? (Nouveaux coups de la table.) J'ai entendu dire que les esprits se cachaient dans les tables ; je ne crois pas aux esprits, cependant ces coups répétés ne me semblent pas naturels. (La table bascule un peu. Babylas se lève effrayé.) Holà ! mais la table se soulève... elle va renverser ma bouteille... (Il prend sa bouteille.) Doucement ! Ah, ça ! si c'est un esprit, est-ce qu'il voudrait boire mon vin ? (La table s'arrête et frappe deux coups.) Je commence à être effrayé ! Allons donc, je suis fou ! J'y vois mal, peut-être bien que j'y vois trouble ! Les esprits ! ça n'existe pas ! Si ça existait, on les verrait ! Eh parbleu ! je n'ai qu'à leur dire de se montrer, nous verrons bien ! Allons ! Esprit ! si tu existes réellement, montre-toi et réponds-moi ! (Isidore attire sur lui la nappe blanche et se dresse comme un fantôme.)

ISIDORE, changeant sa voix. - Tu m'as appelé, me voici !

BABYLAS, se jetant à terre. - Ciel ! un fantôme ! Grâce ! grâce !

ISIDORE. - Pourquoi demander grâce ? Je ne te fais pas de mal. Tu voulais me voir, je me montre.

BABYLAS. - Oui ! Oui ! Je te vois bien ! Je te vois trop, laisse-moi ! Va-t'en.

ISIDORE. - Non pas ! Si tu m'as appelé c'est que tu as quelque chose à me dire.

BABYLAS. - Non ! Rien ! c'était par curiosité, monsieur l'Esprit.

ISIDORE. - Seulement par curiosité ? Mais on ne me dérange pas pour rien et puisque je me suis montré à toi, il faut aussi que tu saches qui je suis.

BABYLAS. - Parbleu ! Vous êtes le Diable !

ISIDORE. - Le Diable ne se dérange pas pour un homme tel que toi. Il n'a pas besoin de venir te chercher ; quand ton heure sera venue, tu viendras à lui de toi-même. Je ne suis pas le Diable ! Mais tu trembleras tout de même en apprenant mon nom : je suis l'âme de ton frère.

BABYLAS. - Ah ! mon frère ! mon pauvre frère que j'aimais tant

ISIDORE. - Tu mens ! Tu ne l'aimais pas. Tu l'as ruiné et il est mort de chagrin.

BABYLAS. - Non ! Il est mort de maladie.

ISIDORE. - Causée par le chagrin ! - Et son fils, son neveu, qu'en as-tu fait !

BABYLAS. - Je l'ai recueilli chez moi, je l'ai logé, je l'ai nourri.

ISIDORE. - Et tu l'as renvoyé au bout de huit jours.


BABYLAS. - Dame ! il me coûtait trop cher !

ISIDORE. - Parce que tu es un avare.

BABYLAS. - Ce n'est pas défendu d'aimer l'argent.

ISIDORE. - Et ta femme ?

BABYLAS. - Ma femme ! ma bonne femme !

ISIDORE. - Nieras-tu aussi que tu la bats chaque jour quand tu rentres et que tu as trop bu ?

BABYLAS. - Oui, mais quand je n'ai pas bu, je ne la bats pas.

ISIDORE. - Tu as toujours trop bu !

BABYLAS. - Et c'est cela que vous vouliez me dire ? C'était pas la peine de vous déranger.

ISIDORE. - Tu vas voir que si, Babylas. Écoute-moi bien. Si tu ne veux pas recueillir chez toi ton neveu, lui donner un bon métier et le faire travailler, et si tu bats encore ta femme, il t'arrivera une foule de malheurs.

BABYLAS. - Quels malheurs ?

ISIDORE. - D'abord, le vin que tu boiras se changera en vinaigre.


BABYLAS. - Oh ! ça sera bien mauvais !


ISIDORE. - Tu ne trouveras plus à placer ton argent nulle part.

BABYLAS. - Ce n'est pas sûr.

ISIDORE. - Parce que tu n'auras plus d'argent ! Les voleurs te le prendront.

BABYLAS. - Qu'ils y viennent !

ISIDORE. - Ce n'est pas tout ! On te mettra en prison. On fera ton procès et tu seras condamné à être pendu.

BABYLAS. - Je ne le suis pas encore ! (Il se relève lentement.) (À part.) Voilà un esprit qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ! J'ai bien envie de lui faire voir que je n'ai pas peur de lui. (Haut.) Je serai pendu ?

ISIDORE. - Tu seras pendu ! si tu ne fais pas ce que je te dis.

BABYLAS. - Eh bien ! puisque c'est pour le même prix, je vais te renvoyer dans l'enfer d'où tu viens ! (Il lève sa bouteille et poursuit le fantôme.) - Ah ! tu ne m'échapperas pas ! Je te tiens ! (À ce moment, Isidore lui jette sa nappe sur la tête et s'enfuit.)


 




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