THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

UN  ÉLÈVE  DENTISTE

COMÉDIE EN UN ACTE


 

Darthenay,

1890

domaine public


PERSONNAGES
BEAUGRILLÉ, dentiste.
BENJAMIN, son élève.
LE CONCIERGE.
SOUKADJI, ambassadeur de Madagascar.
BOUDADJA, ambassadeur de Madagascar.
FRIPONI. idem.
Clients, clientes, etc.



La scène se passe dans un salon. 


BEAUGRILLÉ, il arrive, tenant un papier à la main. - Allons bon, il ne manquait plus que ça. Je viens de recevoir une assignation pour aller comparaître au Palais de Justice, en qualité de témoin à dix heures. Je vous demande un peu ! C'est justement à cette heure que je reçois ma clientèle, et elle est forte ma clientèle, car depuis trois ans que je suis établi dans cette maison, jamais la foule n'a mis un empressement semblable : elle accourt de tous les côtés. Et justement aujourd'hui, c'est, comme un fait exprès, j'attends les ambassadeurs de Madagascar, une clientèle superbe que j'ai su me faire. Enfin, cet ordre est formel, je suis obligé de m'y conformer. Je vais confier ma maison à mon premier élève, le petit Benjamin, c'est un petit bonhomme un peu léger, un peu distrait, mais il est si intelligent qu'il saura probablement me remplacer. (Appelant.) Benjamin !

BENJAMIN. - Monsieur.



BEAUGRILLÉ. - Dites-moi, Benjamin ? Il faut que je m'absente, pendant une grande partie de la journée peut-être. Par conséquent je vais vous confier ma maison.

BENJAMIN. - Bien, M'sieur !

BEAUGRILLÉ. - S'il vient quelques clients, tâchez de les recevoir très convenablement, n'est-ce pas ?

BENJAMIN. - Oui, M'sieur.

BEAUGRILLÉ. - Et s'il y a quelques opérations à faire, ne soyez pas brutal. Faites-les avec un peu de douleur naturellement, mais enfin le moins possible.

BENJAMIN. - C'est entendu, M'sieur !

BEAUGRILLÉ. - Si ce soir je suis content de vous je récompenserai ce service. (Il sort.)

BENJAMIN, il se roule sur la tablette. - Par exemple, je me demande comment je m'y prendrai, moi qui n'ai jamais essayé d'arracher une dent. (Appelant.) Ah, dites donc, monsieur. P'sit ! Il est bien temps, il est loin parbleu ; ainsi Monsieur est parti, il a emporté la clef de l'armoire où sont enfermés les instruments ! Comment faire ? Je ne peux pourtant pas arracher des dents avec les pincettes ! Oh ! après tout, j'ai bien tort de tant me tourmenter, je suis bien sûr qu'il ne viendra personne. Nous passons des journées entières sans recevoir un seul client. Par conséquent j'espère bien qu'aujourd'hui il en sera de même. De cette façon je pourrai aller m'amuser un peu avec mes amis !

UN CLIENT. - Ah ! Oh ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! (Il s'étale sur la banquette.)

BENJAMIN. - Allons bon, voilà un client, il ne manquait plus que ça ! (Au malade.) Monsieur souffre ?

LE CLIENT. - Ah ! Oh ! Ah ! Oh !

BENJAMIN. - Monsieur paraît se trouver dans un état qui n'a rien d'attrayant !

LE CLIENT. - Ah ! Monsieur le dentiste, si vous saviez comme je souffre. J'ai une dent qui me fait un mal. Oh là ! là ! là ! Là !

BENJAMIN. - Attendez une minute, Monsieur, je suis à vous tout de suite, je vais chercher un instrument. (Le malade s'étale, Benjamin sort et revient aussitôt avec un bâton. À part.) Voilà tout ce que j'ai trouvé à la cuisine. (Haut.) Voyons, Monsieur ! (Le malade se lève.) Je vais vous guérir ! Seulement, pour que la douleur soit moins forte, je vais vous hypnotiser.

LE CLIENT. - Comment ? M'hypnotiser ?

BENJAMIN. - Oui, Monsieur, mettez votre tête là-dessus ! (Il le force à s'étendre sur la tablette, le client se relève plusieurs fois et Benjamin le tenant par la tête lui dit :) Ne bougez donc pas, Monsieur ! (Le client finit par rester tranquille et Benjamin exécute sur lui des passes magnétiques exagérées.) Je crois qu'il dort ce Monsieur. (Il s'approche, le client ronfle d'une façon épouvantable, Benjamin se recule avec effroi.) Il dort même joliment bien. Il s'agit maintenant de lui appliquer mon remède. Vous allez voir, du reste comme c'est simple, c'est moi qui ai inventé ça. C'est à la portée de toutes les bourses. Lorsque vous avez mal aux dents, vous prenez une trique comme celle-ci, vous présentez la joue malade, et vous tapez sur la trique. non, pardon, c'est avec la trique que vous tapez sur la joue malade ! De cette façon, la circulation du sang se trouvant rétablie par la violence du remède, le mal cesse comme par enchantement, la douleur disparaît entièrement, et ne se reproduit jamais avant la prochaine crise. Je commence, attention ! (Il frappe à coups redoublés sur la tête du client qui reste insensible.) Ce Monsieur doit être guéri, il s'agit maintenant de le réveiller. (Il dépose son bâton et il exécute de nouvelles passes magnétiques en soufflant dessus. Le client va se cogner sur le côté du théâtre, Benjamin le rattrape au vol. Le client se ranime enfin, et se relève tout doucement il paraît ahuri et cherche où il se trouve.)  Eh bien Monsieur, comment vous trouvez-vous ?

LE CLIENT. - Ah ! Monsieur le dentiste, c'est juste, pardon, je n'y étais plus. Mais je vous remercie, je me trouve beaucoup mieux. Seulement, je me sens la joue un peu engourdie.

BENJAMIN. - Ça, Monsieur, ce n'est rien du tout, je sais ce que c'est.

LE CLIENT. - Ah, du moment que vous savez ce que c'est, c'est le principal. Monsieur le dentiste, il me reste à vous remercier, au plaisir de vous revoir. (Il sort.)

BENJAMIN. - Ben ! et de l'argent ? (Il sort pour courir après lui.) Hé ! Monsieur, p'sit, ohé ! Dites donc, et la monnaie que vous oubliez ! (Il rentre presque aussitôt.) A-t-on jamais vu ça, ce Monsieur qui s'en allait sans me payer ! Merci alors, et bien, et le commerce ? Enfin, j'espère qu'il ne va plus venir personne, je devrais déjà être descendu pour jouer avec mes camarades. Profitons de ce moment de calme et filons vite. (Une dame entre en criant et se précipite sur la tablette en se tordant.) Allons, bon, encore une malade, il ne manquait plus que ça !

LA PREMIÈRE CLIENTE. - Ah ! Monsieur le dentiste, sauvez-moi guérissez- moi, soulagez-moi ! (Elle se roule encore en jetant de grands cris.)

BENJAMIN. - Calmez-vous, Madame, attendez-moi, je vais chercher quelque chose ! (Il sort.)

LA PREMIÈRE CLIENTE. - Il y a longtemps que je voulais venir chez ce dentiste, mais je suis tellement douillette, tellement sensible, que je remettais toujours cette visite. Enfin m'y voici, c'est le principal ! Ah ! Ah ! (Elle tombe en jetant de grands cris. Une autre cliente entre du côté opposé en criant également. Elles se roulent toutes les deux sans se voir et criant toujours.)

LA DEUXIÈME CLIENTE, elle se soulève pour dire : - Ah ! que je souffre ! que je souffre. (Elle retombe.)

LA PREMIÈRE CLIENTE, se soulevant également. - Tiens, cette dame, moi qui me croyais seule à faire ce tapage.

LA DEUXIÈME CLIENTE, même jeu. - Tiens, cette personne, moi qui me croyais seule à faire tout ce bruit !

LA PREMIÈRE CLIENTE, même jeu. - Quelle souffrance ! Quelle souffrance !

LA DEUXIÈME CLIENTE, même jeu. - Oh ! madame, vous ne souffrez pas tant que moi !

LA PREMIÈRE CLIENTE, même jeu. - Je vous demande pardon, Madame, je souffre davantage.

LA DEUXIÈME CLIENTE, même jeu.  - Madame, c'est impossible.

LA PREMIÈRE CLIENTE, même jeu. - Cependant Madame, je le soutiens ! 

LA DEUXIÈME CLIENTE, même jeu. - Eh bien ! moi Madame, je le maintiens !

LA PREMIÈRE CLIENTE, même jeu. - Après tout, ça m'est bien égal, pourvu que je passe la première et que je parte.

LA DEUXIÈME CLIENTE, même jeu. - Je vous demande pardon Madame, je passerai avant vous.

LA PREMIÈRE CLIENTE, même jeu. - Jamais de la vie, je suis arrivée avant vous.

LA DEUXIÈME CLIENTE. - C'est possible, mais je suis plus âgée, et votre devoir vous oblige à me céder la place.

LA PREMIÈRE CLIENTE. - Ça, par exemple, je m'en moque un peu.

LA DEUXIÈME CLIENTE. - Qu'est-ce que vous dites, Madame ?
(Elle lui donne un soufflet, une lutte terrible s'engage et n'est interrompue que par l'entrée subite de Benjamin, qui avec son bâton frappe à coups redoublés sur les deux clientes qui se sauvent en criant.)

BENJAMIN, revient seul, il pose son bâton. - En voilà une clientèle ! qu'est-ce que c'est que ce monde-là ? A-t-on jamais vu un scandale pareil, dans une maison comme la nôtre ? Enfin elles sont parties, c'est le principal, moi je vais en faire autant. Allons bon ! voilà le concierge, décidément je ne pourrai pas m'absenter. Il vient pour se faire soigner, peut-être, il n'y a pas de danger que je m'occupe de lui, il est trop méchant : chaque fois que je vais faire une niche à quelqu'un dans la maison, il s'empresse d'aller dire que c'est moi.

LE CONCIERGE, il entre en se tenant la figure et en gémissant. - Oh, mon petit Benjamin, mon ami, ayez donc la bonté de me donner quelque chose pour calmer ma douleur !

BENJAMIN. - Bien, monsieur le Concierge ! Attendez-moi un peu, nous allons voir ça ; je vais vous chercher un matelas. (Il sort.)

LE CONCIERGE. - Il n'est pas méchant, ce petit, il est jeune voilà tout.

BENJAMIN, il apporte un matelas qu'il étale sur la tablette. - Tenez, monsieur, le matelas, voilà un petit concierge, non, je veux dire monsieur le Concierge, voilà un petit matelas. Mettez votre jolie physionomie la-dessus, je suis à vous tout de suite. (Il sort.)

LE CONCIERGE. - En effet, ça sera plus doux. (Il examine le matelas qui se recule tout seul. En faisant ainsi aller le matelas avec la main, on obtient un effet très comique du côté du public.) Mais qu'est-ce qu'il a donc, ce matelas ? On dirait un matelas à vapeur ! (Au moment où il va reposer sa tête dessus le matelas s'éloigne et il cogne sa tête sur le bois.) Oh ! Aïe ! Aïe ! (Cette scène peut se répéter deux ou trois fois. Il finit par s'étendre et pousse un grand soupir de satisfaction. Benjamin arrive tout doucement avec un papillon en papier au bout d'un fil de fer, et le fait voltiger sur la figure du concierge qui éternue, et se lève en bondissant. Cette scène peut encore être répétée, mais il ne faut jamais trop abuser de ces répétitions.) Décidément, je crois que c'est Benjamin qui se moque de moi. J'aime mieux attendre le retour de Monsieur, et avoir affaire lui. (Il sort furieux.)

BENJAMIN. - Ah le voilà parti ce n'est pas malheureux. Il a joliment bien fait de s'en aller ! Certes non, je n'aurais pas voulu le soigner, je n'aurais eu qu'à manquer l'opération, il aurait été dire à tout le monde dans le quartier : « Oh, le petit Benjamin, c'est un petit ceci, c'est un petit cela. » Comme ça au moins, il ne dira pas de mal de moi. Enfin voyons, j'espère bien que je vais être seul à présent, et que je vais pouvoir profiter de ça pour me sauver. Parfaitement, une, deux, allons-y. (Au moment où il va pour s'élancer il se cogne sur un ambassadeur de Madagascar, et reste stupéfait.) Oh ! qu'est-ce que c'est que ça ? 

SOUKADJI. - Krou sami bellé kafre, sinouji rosso papolo. Frimou zanda récoussif asni flimoussic.

BENJAMIN. - Ça, c'est bien possible, je ne vous dis pas le contraire.

SOUKADJI. - Fêrah briki missi silalou.

BENJAMIN se tordant de rire. - Mais qu'est-ce qu'il raconte celui-là ? En voilà une tenue, nous ne sommes pas en carnaval cependant ! Ça doit être un charbonnier en retraite ! 

SOUKADJI. - Djikoussi pifé. Capoume !

BENJAMIN. - Bifteck aux pommes ! (Il se roule en riant.) Non, je vois ce que c'est, c'est le concierge qui se venge, il aura dit au porteur d'eau tenez, montez donc chez le dentiste, vous ferez peur au petit. (À l'ambassadeur.) Ah ! mais au fait, vous avez peut-être mal aux dents.

SOUKADJI, faisant signe que oui. - Brif ! 

BENJAMIN. - Brif ! Eh bien, on dit : brif tout de suite ! Tenez, Monsieur, voilà un matelas mettez votre jolie petite tête là-dessus ! (Soukadji tape sur le matelas, Benjamin fait comme lui, et lui dit :) Soyez tranquille, Monsieur, c'est bien rembourré, il y a des pains à cacheter et des noyaux de pêches dedans. (Soukadji s'étend sur le matelas.) Il s'agit maintenant, d'opérer le monsieur, ça doit être la même chose que pour les autres ! (Il prend son bâton.) Attention au commandement une, deux. (Il donne une quantité de coups sur la tête. Soukadji traverse plusieurs fois la scène poursuivi par Benjamin qui le frappe toujours. Il le poursuit jusque dehors et revient en disant :) Il a de l'audace celui-là. Pour sûr que c'est le concierge qui se venge, aussi, je vais le dire à Monsieur ! Non, jamais je ne pourrai sortir ! Enfin je suis seul encore une fois, essayons. (Au moment de s'en aller, il se jette sur un deuxième ambassadeur de Madagascar.) Allons bon en voilà encore un, ça c'est un ramoneur en gros ! Monsieur désire ?

BOUDADJA. - Krossi bafayasse veri kram soukrophi beristampoul. Lakrissi mephabour assya !

BENJAMIN. - Ça, c'est la même histoire, je vais opérer de la même façon.

BOUDADJA. - Kribi bou fala si pif pif.


BENJAMIN, il prend l'ambassadeur par son manteau et l'entraîne, lui faisant traverser plusieurs fois la scène, criant : - Hue dada ! Hue dada !
(Ils sortent en continuant ce manège, le répétant plusieurs fois.)

BOUDADJA, rentrant seul, il parle avec fureur. - Froumi sapouja arla fene bibiaou !

BENJAMIN, entrant à ces derniers mots, et lui appliquant des coups de bâton. - Je vais vous en donner du bibianou. (L'ambassadeur se sauve, il le poursuit et revient seul.) C'est un tour du concierge comme tout à l'heure. Enfin, patientons ! En attendant, je vais fermer la porte à clef pour qu'il n'entre plus personne, et je sortirai par l'escalier de service. (Au moment où il s'élance pour sortir, il tombe sur le troisième ambassadeur.) Oh ! c'est trop fort, en voilà encore un. Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer. (Il s'incline. L'ambassadeur en fait autant d'une façon exagérée, c'est-à-dire, qu'il pose le sommet de sa tête sur la tablette, et ne bouge plus. Benjamin l'examine de tous les côtés, et finit par faire comme lui. Il se relève de temps en temps et voyant que l'ambassadeur ne bouge toujours pas, il se prosterne encore, lui faisant des niches, lui chatouillant le cou, l'autre ne bouge toujours pas. Benjamin finit par se relever complètement et dit :) En voilà une manière de dire bonjour, chez nous, ça ne se fait pas comme ça, on dit tout simplement : Monsieur, ça ne va pas mal, je vous remercie, et chez vous tout le monde va bien ? (L'ambassadeur ne bouge toujours pas.) Mais dites donc Monsieur, en avez-vous encore pour longtemps ? (Même silence.) Hé, Monsieur ! À quelle heure que ça commence ? Oh c'est trop fort ! (Il prend son bâton, et poursuit l'ambassadeur qui se sauve en poussant des cris déchirants. Il revient seul.) Maintenant, je suis tranquille, il n'en viendra certainement plus, j'ai fermé la porte à double tour ! Oh ! sans ça, voyez-vous, j'aurais fait un malheur. S'il s'en était présenté encore un, je l'assommais du premier coup. Comme ça, tenez !  Il lance son bâton pour frapper sur la tablette, Beaugrillé rentrant à ce moment reçoit le coup sur la tête.)

BEAUGRILLÉ. - Ah, ça ! Voyons qu'est-ce que vous faites ?

BENJAMIN. - Je vous demande pardon, Monsieur, je croyais que c'était un client !

BEAUGRILLÉ. - Comment, c'est comme ça que vous recevez les clients ?


 


 


 


 




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