LE DÉMÉNAGEMENT DE GUIGNOL
d'après la pièce originale selon Laurent Mourguet
arrangée par son petit-fils Louis JOSSERAND.
mise en forme de Marie Pancrace.
SCENE COMIQUE EN UN ACTE
1876 - domaine public
personnages :
Guignol, Dulogis, Gnafron, Madelon, Gendarme.
DECOR : une rue de Lyon.
SCÈNE I
GUIGNOL, DULOGIS
DULOGIS, seul. - Voilà bien ma maison, elle est bien à moi, j'en paie les impositions et j'ai un locataire qui ne paie pas son loyer, on a beau dire mais on est bien malheureux d'être propriétaire. Cet état de choses ne peut durer plus longtemps, et si monsieur Guignol ne me paye pas aujourd'hui même les cinq termes qu'il me doit je fais vendre ses meubles sur la place publique, je vais lui faire voir que quand je me montre on voit du vilain (Il va pour frapper et s'arrête). Comme il pourrait reconnaître ma voix, et ne pas me répondre, tâchons de déguiser ma voix (Il frappe). Monsieur Guignol !
GUIGNOL, en coulisse. - Qui me demande ?
DULOGIS. - C'est le facteur pour une lettre très pressée.
GUIGNOL, en coulisse. - Gardez-la, je ne sais pas lire.
DULOGIS. - Elle est chargée, c'est de l'argent.
GUIGNOL, en coulisse. - Personne ne me doit rien, je vous en fais cadeau.
DULOGIS. - Ça ne prend pas. Oh ! je sais qu'il est très bien avec la concierge, je vais changer ma méthode : (à Guignol, il change de voix) Monsieur Guignol.
GUIGNOL, en dedans. - Qu'y a-t-il encore ?
DULOGIS. - C'est moi la concierge, Madame Pétard, j'ai fait cuire un lapin, je voudrais que vous veniez goûter la sauce.
GUIGNOL, en dedans. - J'arrive, madame.
DULOGIS. - Ma ruse a réussi, à nous deux, maître Guignol.
GUIGNOL, entrant. - Tiens, il n'y a personne C'est une vilaine farce qu'on m'a faite.
DULOGIS, se montrant. - Bonjour, mon cher monsieur Guignol, vous savez sans doute le motif qui m'amène...
GUIGNOL. - Cette bêtise, ce n'est pas un motif, c'est vos jambes, à moins que vous ne vous soyez venu en hélicoptère.
DULOGIS. - Non ça coûte trop cher. Je viens pour savoir si vous êtes décidé à me payer les cinq mois de loyer que vous me devez.
GUIGNOL, à part. - Comment vais-je pouvoir me sortir de ce piège ? (haut) Comment va votre santé, cher monsieur Dulogis ?
DULOGIS. - La santé est bonne, mais les rentrées ne se font pas !... Cinq termes à cinq-cents euros font deux-mille-cinq-cents euros.
GUIGNOL. - Et votre mamie, comment donc qu'elle va ?
DULOGIS. - Très-bien, Monsieur Guignol. Nous disons donc que cela fait deux-mille-cinq-cents euros.
GUIGNOL, à part. - Je te vois venir, vieux bandit. (haut) Et votre demoiselle, ah ! la jolie fille, sa santé est bonne ?
DULOGIS. - Elle va très bien, mais...
GUIGNOL. - Tant mieux. Et votre chienne qui s'était cassé la patte, est-elle guérie ?
DULOGIS. - Elle est morte... mes deux-mille...
GUIGNOL. - Tant mieux ! tant mieux ! en parlant de votre chienne. Et votre femme comment qu'elle se porte ?
DULOGIS. - Eh ! ma chienne, ma femme... toute ma famille se porte très bien, il n'y a que ma location qui est malade, je viens pour les deux-mille-cinq-cents euros...
GUIGNOL, étonné. - Les deux-mille-cinq-cents euros ?
DULOGIS. - Et oui...
GUIGNOL. - Il allait le dire tout de suite.
DULOGIS. - Je vous le dis depuis vingt minutes.
GUIGNOL. - Il ne fallait pas vous déranger pour ça ! vous me les donnerez quand vous pourrez !
DULOGIS. - Quand je pourrai... mais ce n'est pas moi qui vous dois quelque chose, c'est vous qui me devez.
GUIGNOL. - Moi que je vous dois, mais vous êtes malade ; et quoi donc ?
DULOGIS. - Ma location !
GUIGNOL. - Quelle location ?
DULOGIS. - Voilà cinq mois que vous habitez un appartement dans ma maison.
GUIGNOL. - Cinq mois, comme le temps passe..... et combien donc que je vous dois ?
DULOGIS. - Cinq termes à cinq-cents euros font deux-mille-cinq-cents euros.
GUIGNOL. - Deux-mille-cinq-cents euros ; mais je ne vous ai donc jamais rien donné ?
DULOGIS. - Jamais rien.
GUIGNOL. - Et bien alors, ça ne vaut pas la peine que je commence.
DULOGIS. - C'est comme cela, je vais vous montrer que j'ai du caractère ; je vais commencer par faire vendre votre mobilier en gros sur la place publique.
GUIGNOL. - Vendre mes meubles en gros, il y a longtemps qu'ils sont vendus en détail.
DULOGIS. - Taratata ! fadaises que tout cela, je sais que vous avez un très joli mobilier.
GUIGNOL. - Monsieur Dulogis, quand un locataire ne veut pas payer de loyer, il ne faut pas qu'il ait de mobilier.
DULOGIS. - Je connais votre lit à bateau, votre commode, votre table...
GUIGNOL. - J'ai tout vendu depuis longtemps... Mon lit à bateau ne naviguait plus, ma commode était incommode...
DULOGIS. - Plus de lit, plus de commode, plus de table... Je me rattraperai sur votre beau miroir antique.
GUIGNOL. - Pas de veine, il y a fait si chaud cette année, que je l'ai vendu pour boire quelques verres avec mon ami Gnafron.
DULOGIS. - Mais il ne vous reste donc rien.
GUIGNOL. - Rien, même moins que rien.
DULOGIS. - Je vois que je n'aurai jamais rien de vous, et bien arrangeons-nous, videz les lieux et je vous tiens quitte.
GUIGNOL. - Oh ! Que non, ce n'est pas dans mon intérêt d'aller à Vénissieux, mon vieux...
DULOGIS. - Ah ! c'est comme ça, je vous ferai vider les lieux par force, vous n'êtes, qu'un gueux, un scélérat. (Gnafron écoute.) Ce n'est pas étonnant de la part d'un homme qui avoue fréquenter Gnafron, cet ivrogne, ce mange tout, ce moins que rien... (Gnafron entre, chasse Dulogis en le frappant. Dulogis se sauve en criant.)
SCÈNE II
Guignol — Gnafron
GNAFRON. - Entendais-tu cet homme qui attaquait ma réputation, si je ne m'étais pas retenu, je le massacrais.
GUIGNOL. - Tu as bien fait de te retenir.
GNAFRON. - Qu'est-ce que c'est que ce type, et que te voulait-il ?
GUIGNOL. - C'est mon propriétaire, il voulait que je lui lâche de l'argent.
GNAFRON. - Tu lui dois donc quelque chose ?
GUIGNOL. - Cinq mois à ce qui dit.
GNAFRON. - Cinq mois et combien lui as-tu donné ?
GUIGNOL. - Jamais rien.
GNAFRON. - Jamais rien, et il vient te demander de l'argent. Il sait bien qu'il a affaire à un petit jeune qui n'a pas fait ses études. Heureusement que je suis là et que je connais le code. Tu sauras mon vieux que tous les cinq, c'est périmé, et si nous étions chicaneurs, je ne sais pas si nous n'aurions pas le droit d'emporter la maison.
GUIGNOL. - Laissons-lui sa maison à ce vieil avare... Gnafron, mes meubles appellent tes épaules, aide-moi à déménager vite fait, bien fait.
GNAFRON. - Guignol, tu as raison...
SCÈNE III
les mêmes, MADELON.
MADELON, arrivant, un bâton à la main. - Qu'est-ce que j'entends ? Guignol, tu veux encore nous mettre à la rue ?
GNAFRON. - Bonjour, madame Guignol...
MADELON, frappant Gnafron. - Je ne t'ai pas parlé à toi, Gnafron, ivrogne, voyou, bandit. Dégage de ma rue et que je ne te voie plus. (Elle le chasse à coups de bâton.) (à Guignol) Quant à toi, (Elle donne régulièrement des coups de bâton à Guignol tout en lui parlant.) je t'ai trouvé du travail comme déménageur chez le père Ducamion. Comme ça, on pourra payer le loyer et quelques robes dont j’ai un besoin urgent.
GUIGNOL. - Mais, Madelon, tu sais bien que j'ai mal aux coudes, au dos, aux...
MADELON, le frappant. - Tiens, je peux te faire plus mal encore. En attendant, je retourne quelques temps chez ma mère. Ne viens pas me chercher tant que ta situation ne se sera pas arrangée. Tiens, pour la route... (Elle lui donne un coup de bâton et sort.)
SCÈNE IV
GUIGNOL, GNAFRON
GNAFRON reparaissant. - Hou là là ! Elle est remontée à bloc, la Madelon.
GUIGNOL. - Ne m'en parle pas, Gnafron.
GNAFRON. - Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, maintenant, Guignol ?
GUIGNOL. - Pardi, Gnafron, il faut que je déménage et fissa. Sans ça, le père Dulogis va rappliquer avec les gendarmes et il me reprendront jusqu'à la vaisselle.
GNAFRON. - Alors, allons-y. (Ils sortent.)
SCÈNE V
GUIGNOL, GNAFRON, DULOGIS, LE GENDARME
GUIGNOL et GNAFRON, portant un meuble à deux, chantant.
Air : La mère Michel.
Aujourd'hui, c'est l'heure
Du déménagement...
(Le Gendarme et Dulogis surgissent, armés de bâtons, chacun de son côté.)
DULOGIS. - Vous êtes faits comme des rats !
GENDARME. - Au nom de la loi, on vous bastonne !
(Le Gendarme et Dulogis bastonnent vivement Guignol et Gnafron qui lâchent le meuble.)