LA VERTU RECOMPENSÉE
d'après Louis MOURGUET
1874 - domaine public
Pochade en un acte
PERSONNAGES
GUIGNOL, entrepreneur.
MADELON, sa femme.
HARPAGON, usurier.
TARTAMPION, fermier.
BRUSCAMBILLE, voleur.
FlLOUTARD, voleur.
Un Village : à droite, la maison de Guignol : à gauche, celle
d'Harpagon.
SCÈNE PREMIÈRE
GUIGNOL, MADELON
GUIGNOL. - C'est guignolant tout de même, de devoir rater une si bonne affaire, faute de pouvoir trouver un cautionnement.
MADELON. - Dame ! c'est pas avec les huit-mille euros que t'as gagnés dans ton dernier travail que t'en peux avancer vingt-mille !...
GUIGNOL. - Nom d'un rat ! comment que faire ?... Emprunter...
MADELON. - Qui que voudra nous prêter cette somme ?... nos parents et amis sont tous plus cousus de noyaux de pêches que de billets de banque.
GUIGNOL. - À qui que tu le dis, Madelon ?
MADELON. - Il y a bien le voisin Harpagon... un m'sieur ben honnête... qui me tire son chapeau tous les jours et qu'a de ça...
GUIGNOL. - Le vieux grigou est trop avare ! T'auras chez lui des coups de chapeau et des conseils tant que tu voudras, mais d'argent, bernique !
MADELON. - Ça ne coûte rien d'essayer, en lui offrant des intérêts...
GUIGNOL. - Nous essayerons tout à l'heure ; mais à présent l'appétit me grabotte... je suis venu-t-à-pied de Lyon à Villeurbanne, et je suis trempé comme une soupe.
MADELON. - Justement, la tienne aussi est trempée... une soupe de corcenaires et de pastonnades, avec de la couenne et du pain dedans... viens, mon homme !
GUIGNOL. - Soutiens-moi, Madelon !... heu ! (Ils entrent dans leur maison.)
SCÈNE II
HARPAGON, seul, puis TARTAMPION
HARPAGON (On entend sonner midi). - Midi !... Il ne vient pas... ce Tartampion me manquerait-il de parole ! lui si exact... Son fermage est échu depuis hier !... Vingt-mille euros !... Vingt-mille euros !... il me payera ce retard... par une augmentation de bail. (On entend chanter Tartampion.) Cette voix ! lui c'est lui ! Mes vingt-mille euros arrivent... Ah ! je meurs d'aise !
TARTAMPION, un sac d'écus sur l'épaule. - Salut, la compagnie !
HARPAGON. - Ce cher Tartampion !
TARTAMPION. - Père Harpagon, voici vos vingt-mille euros !
HARPAGON, saisissant le sac. - Ils sont à moi ! merci ! le compte y est bien ?...
TARTAMPION. - Dame ! j'ai compté six fois !
HARPAGON. - J'ai confiance... (à part) je les recompterai tout à l'heure... à mon aise... (Haut) Eh bien ! cela va-t-il ?
TARTAMPION. - Oh ! Nenni ! pas du tout... tout marche de traviole... Il a gelé en avril, les vers ont mangé le reste. Notre coq s'est cassé la patte ; notre cochon n'a point profité, et notre vache a crevé pour avoir trop mangé de trèfle...
HARPAGON. - Ça tombe mal, car ton bail est à fin, et les pertes que je viens d'éprouver moi-même... me forcent à t'augmenter cette année de trois-mille euros !
TARTAMPION. - Trois-mille euros ! monsieur Harpagon, vous n'y pensez point... je viens justement vous demander une diminuance... ne faut pas écorcher le pauvre paysan... Vous êtes bien assez riche...
HARPAGON. - Riche !... tu gagnes plus que moi. Regarde, je ne suis qu'un pauvre vieux qui ne puis plus travailler.
TARTAMPION. - Non ! À ce prix je ne peux pas rester... vous chercherez un autre pour travailler vos terres.
HARPAGON, l'apaisant. - Allons, viens boire un coup, je vais préparer ton bail... Tu vois que je suis bon enfant...
TARTAMPION. - Merci bien, monsieur Harpagon ! on ne boit chez vous que de la piquette... je vais dîner chez mon cousin Tonio, qui me servira du bon vin et de la soupe au lard.
HARPAGON. - À ton aise, tu n'auras qu'à signer tout à l'heure...
TARTAMPION, sortant en fredonnant. - Sans augmentation !
HARPAGON, seul. - Oui, va ! (À part.) J'en aurai raison ce soir, quand il aura bu... Allons vite recompter mes pièces... les palper une à une, les aligner, les empiler, les remettre dans le sac, les faire sonner... tout doucement pour que les voisins n'entendent pas... Allons ! (Il rentre chez lui.)
SCÈNE III
GUIGNOL, MADELON
MADELON. - Pourquoi donc que tu abandonnes toujours d'avance ?... puisque j'ai vu Tartampion avec un gros sac plein d'écus que le voisin Harpagon a remporté chez lui...
GUIGNOL - T'as p't-être ben raison... ce n'est pas le moment de chipoter...
GUIGNOL et MADELON, frappant ensemble. - M'sieur Harpagon ! m'sieur Harpagon !
MADELON. - Il fait le sourd exprès ! si nous jetions des pierres dans ses vitres...
GUIGNOL. - Non, une idée. (criant) Au feu ! (Ensemble.) Au feu ! au feu !
SCÈNE IV
LES MÊMES, HARPAGON
HARPAGON, sortant effaré. - Au feu ! les pompiers !... Où est le feu ?
GUIGNOL, riant. - Dans ma cheminée, père Harpagon, je fais des matefains !
MADELON, faisant la révérence. - À votre service !
HARPAGON, riant jaune. - Ah ! Ah ! Ah ! Farceur ! (À part.) Animal ! (Haut.) Merci bien ! au revoir, voisins.
GUIGNOL, le retenant, avec embarras. - Attendez donc ! m'sieur... C'est que... je... nous avions comme ça quelque chose... un petit service à vous demander... •
HARPAGON. - Qu'est-ce ?
GUIGNOL. - Tout juste, il s'agit de la caisse... Vous savez que je suis devenu un gone pas flâneur... et que je ne m'amuse pas à me lentibardanner sur les quais, à reluquer les estatues... et que si je mets mon alévite pour aller, comme ça, le dimanche à la Vogue, nous ne mangeons pas tous les jours de viande à plumes, et nous ne buvons pas de liqueurs dans des bouteilles qui ont des étiquettes comme tous des étendards...
HARPAGON. - Oui, je sais que vous êtes rangé... et que vous devez avoir réalisé de belles économies... Au revoir !
GUIGNOL, insistant. - Je disais donc que... grâce à mes mérites, j'ai pu obtenir l'adjudication d'un... morceau de la route qui... doit traverser ce village avec... le pont sur le ruisseau.
HARPAGON. - Tant mieux ! tant mieux !... Vous gagnerez à cela quelques billets de mille.
GUIGNOL. - À coup sûr ! mais faut que... j'avance vingt-mille euros de caution, et... je n'ai à la maison que huit-mille. Si, en vous payant des intérêts, vous pouviez m'avancer le reste...
HARPAGON. - Des intérêts... entre voisins ! ... pour qui me prenez- vous ? c'est... douze-mille euros qu'il vous faut ?
GUIGNOL. - Ni plus, ni moins. (À Madelon.) Quel brave homme !
MADELON. - Quand je disais ! (À Harpagon.) Ainsi, vous consentez...
HARPAGON. - À vous rendre ce... petit service ?... Comment donc ? Aussitôt que j'aurai moi-même opéré mes rentrées... dans quelques mois...
GUIGNOL. - Mais c'est tout de suite !
HARPAGON. - Que voulez-vous... je n'ai pas le sou... Les fermiers ne payent pas !
MADELON. - Il me semblait que Tartampion...
HARPAGON. - Erreur ! l'argent est d'un rare...
GUIGNOL. - Ainsi, vous ne voulez pas ?...
HARPAGON. - Impossible ! Obtenez un sursis, et plus tard... nous verrons... on attendant, si mes conseils, mon influence... Bonsoir ! (Il rentre et ferme la porte.)
SCÈNE V
GUIGNON, MADELON
MADELON. - Nous voilà bien plantés !
GUIGNOL. - Viens, femme, ne te fais pas de sang mauvais ! je vais m'allonger un moment sur le lit... ça me fera pousser des idées. (Ils sortent.)
SCÈNE VI
HARPAGON seul, BRUSCAMBILLE caché.
HARPAGON. - Ils sont rentrés,... parfait !... douze-mille euros à ces pillerôts... plus souvent... l'entreprise n'aurait qu'à rater... Oui, j'en ai de l'argent... du bel argent !... Ah ! Ah ! Ah ! ce sac apporté par Tartampion, s'ils se doutaient... — Il se fait tard... le garder chez moi, dans ce pays de malfaiteurs... c'est un danger... — où le fourrer ? — Ah ! sous cette pierre... mon aïeul y cachait jadis ses épargnes... (Il entre et ressort avec le sac. — Bruscambille l'observe.) Oh ! bijou, mon trésor, mon cœur, reste là... là en sûreté... jusqu'à demain seulement. Là ! là ! (Il recouvre le sac.) Personne ne m'a vu... Ah ! Ah ! le tour est joué... Qui se douterait jamais que... sous cette pierre... Ah ! Ah ! Ah ! (Il rentre en riant.)
BRUSCAMBILLE. - Vieux farceur, va !... Ah ! tu mets ton argent en terre pour le faire pousser... À moi la récolte ! (Il soulève le sac.) Il a du poids... Bah ! je prends sans compter... Que faire ?... partager avec les camarades ! plus souvent ! la troupe est mal composée, et je veux quitter ces gens-là... — Pour qu'on ne voie pas ma capture... cachons-la... (Filoutard l'observe.) Mais où ? Ah ! Là !... ce coin est favorable. (Il le dépose au coin de la maison de Guignol.) À la nuit close, je reprends ma trouvaille, et fouette, cocher !... Il faudrait être plus filou que moi pour songer que... sous ce tas de feuilles...
SCÈNE VII
FILOUTARD seul, GUIGNOL caché.
FILOUTARD. - Plus filou que toi, Bruscambille ! Ah ! Ah ! Ah ! c'est toi qui seras volé !... ah ! tu fais des cachoteries aux camarades, ça te coûtera cher !... (Se penchant vers la cachette.) Voyons la tirelire. (Il soupèse le sac. Guignol le voit de sa fenêtre.) Bonne aubaine ! je comprends que l'ami tenait à se l'accaparer... mais pour savoir au juste ses intentions... cachons ailleurs notre magot... là... au pied de cet arbre... les plus simples cachettes sont toujours les plus sûres... (Il va l'enfouir au fond du théâtre.) Piétinons par dessus !... Là ! Là ! le tour est joué... À nous deux, Bruscambille, si tu es franc, dame, on verra ! Si tu mens, je te dénonce, et ton affaire est claire... il me semble l'apercevoir. (Il disparaît un instant.)
GUIGNOL, sortant en tapinois de chez lui. - Quels filous ! nom d'un rat ! pour les mettre d'accord, j'emporte la sacoche ! (Il déterre le sac et rentre.)
SCÈNE VIII
BRUSCAMBILLE, FILOUTARD, puis GUIGNOL
BRUSCAMBILLE. - Diable ! Diable ! on me poursuit ! j'entends des pas derrière moi... Filoutard ! que peut-il me vouloir ?
FILOUTARD. - Eh ! dis donc, Bruscambille, est-ce que la maréchaussée est à tes trousses, pour filer comme ça ? Voilà une heure que je te cherche.
BRUSCAMBILLE. - Le capitaine me demande ?
FILOUTARD. - Non, c'est moi ! je voulais causer avec toi pour te demander une explication.
BRUSCAMBILLE. - De...?
FILOUTARD. - D'un rêve qui me tracasse... Fils d'une bohémienne, on dit que tu t'y connais...
BRUSCAMBILLE. - Parle ! (À part.) Dissimulons...
FILOUTARD. - J'étais de garde cette nuit !... je rêvais, endormi près d'un chêne, que tu avals trouvé, en te promenant, un sac, ma foi, très rondelet...