SOUPIZOT. - Dame ! Il est de bonne venue ; mais c'est encore si jeune !
CARNAT. - Moi, j'ai ma grande truie que veut pas tarder à cocheter.
PIVERT. - C'est tout comme ma vache que va vêler la semaine que vient, je pense.
LE MAIRE. - Quand vous aurez fini de parler vaches et cochons nous pourrons peut-être continuer la séance.
SOUPIZOT. - D'accord, monsieur le maire. Et votre santé ?
LE MAIRE. - Très bien, merci, asseyez-vous.
SOUPIZOT. - Là où qu' vous en êtes de la séance ?
LE MAIRE. - À la question du chemin de fer. Messieurs, il ne s'agit nullement de voter des fonds, mais simplement d'adhérer aux vœux émis par le conseil général, afin d'obtenir le prolongement de la voie ferrée, de Fouarons à la Drillette, voie qui traverserait notre commune. Il se présente une Compagnie sérieuse à la tête de laquelle figure le nom de monsieur Lesseps.
CARNAT. - C'est-y les ceps de vigne ? ils ont le phylloxéra !
LE MAIRE. - Vous faites des calembours, il s'agît du grand Français, le grand perceur d'isthmes.
CARNAT. - J'y comprends rien.
LE MAIRE. - Vous n'êtes pas le seul... je continue : cette Compagnie égypto-suezo-panomanesque est prête à demander la concession, à la condition que le département achèterait les terrains. Au cas où l'affaire se ferait, la commune serait appelée à participer pour une somme minime aux frais généraux, et la susdite Compagnie s'engagerait, si l'affaire réussit, à la rembourser en actions de Panama avec intérêts à quinze pour cent... Qu'en pensez-vous, messieurs ?
CARNAT. - J'en pense rien. (À Soupizot.) Et vous ?
SOUPIZOT. - Faut pas de chemin de fer chez nous. Ça sert qu'à déranger les bestiaux, ça fait tout renchérir, ça amène des Parisiens que veulent tout bousculer, on a bien assez de révolutions comme ça !
LE MAIRE. - Mais les voyageurs sont une source de richesses pour le pays. Voyez la Suisse, l'Italie...
SOUPIZOT. - Je connaissons pas ces communes-là !... et je voulons pas de ceux inventions du diable. Faut être un fin dormeur, à nuitée, ça siffle.
TOUS. - Non ! pas de chemin de fer, non ! Refusé.
LE MAIRE, à part. - Quel tas de sauvages ! Je ne puis pourtant pas donner à ma commune un tel brevet d'imbécillité ; je vais mettre, accepté à l'unanimité. (Il écrit.)
FORCHAT. - Et le prix de vertu ?
LE MAIRE. - Il s'agit d'abord de signer le budget. Savez-vous écrire ?
FORCHAT. - Grâce à Dieu, non ! il y a que Carnat qui save signer son nom, ici.
LE MAIRE. - Père Carnat, à vous la plume...
CARNAT, se levant. - Où que faut que je fasse ma patarafe ? Au diable la faute ! C't' encre tient pas à la plume ; j'ai fait un pâté ; mais pas par exprès... ça sera rien en le lichant ! (Il lèche l'encre.)
LE MAIRE. - Vieux cochon ! c'est pire ! Voilà un budget gâté. Vous apportez dans tous vos actes un esprit d'opposition déplorable.
CARNAT. - Vous fâchez pas ! Voilà ! (Il signe.)
LE MAIRE. - Vieille bête ! Vous avez signé à la place du préfet. (Boquillon gémit dans son armoire.) Mais qui donc se plaint ainsi ? Est-ce vous ?
CARNAT. - Non, c'est pas moi.
SYLVINET. - C'est comme un vent.
PIVERT. - C'est quelque âme en peine.
CHIGNOLET. - Taisez-vous donc ; si faisait nuit, vous fouateriez bien la peur.
LE MAIRE. - Passons à la question de la rosière.
FORCHAT. - Ah ! c'est ça le plus intéressant.
LE MAIRE. - Les concurrentes sont Sylvaine, Mélie, Nannette et Justine. Si vous me demandez mon avis, je vous désignerai Justine, la fille de la maison.
FORCHAT. - Pourquoi celle-là plutôt qu'une autre ? on sait ce que l'on a à faire ; on se laissera pas faire la loi par les bourgeois, on est plus au temps de la dîme, on n'est électeur et on passera pas par-dessus nos droits.
LE MAIRE. - Personne ne les conteste, vos droits. (À part.) Quels
idiots !
FORCHAT. - Faut voter. (Tous se lèvent.)
TOUS. - Oui, c'est bien dit, Votons ! l'urne ! ousqu'elle est la boîte à la malice ?
LE MAIRE. - Je ne l'ai pas apportée.
CARNAT. - La boîte au sel sera bien aussi bonne.
TOUS. - C'est ça le salignier. (Un conseiller apporte la boîte.)
LE MAIRE. - Parfait pour ce que vous allez faire. (Les conseillers se lèvent, se mettent en tas au deuxième plan et se parlent à l'oreille.)
SYLVINET. - Faites-moi un bulletin pour Mélie !
CARNAT. - Tu vas bien voter pour ma fille Nannette ?
FORCHAT. - En v'là un tout préparé pour la Mélie !
LE MAIRE, à part. - Oui, oui, consultez-vous ! Tas de crétins ! je vais en profiter pour saler l'élection de Justine. (Il écrit des bulletins.) C'est peut-être un peu tricher ; mais faut savoir jouer du scrutin. Je mets une demi-douzaine de bulletins d'avance dans la salière, je pense que ça n'est pas de trop ! D'ailleurs, ma voix en vaut deux. (Il met on paquet de bulletins dans la boîte.) Messieurs les Conseillers, y êtes-vous ? Dépêchons-nous un peu !
LES CONSEILLERS, apportant leurs bulletins. - Voilà ! voilà !
LE MAIRE. - Collez ça là dedans.
TOUS. - Voilà, voilà, ça y est !
LE MAIRE. - Est-ce fini ?
TOUS. - Oui, oui ; l'affaire est dans le sac !
LE MAIRE. - Messieurs les conseillers, je vais immédiatement procéder au dépouillement. (Il tire les bulletins de la boite au sel.) — Sylvaine ! Un ! — Justine ! un. — Nannette, un. — Mélie, un.
CARNAT. - Elles se ballottent.
FORCHAT. - Elles se ballotteront pas longtemps. Ma fille l'emportera bien !
LE MAIRE. - Silence... Justine deux ! Justine trois ! Justine quatre ! Justine cinq ! Justine six ! Je crois inutile de continuer.
FORCHAT. - Y a qu' des traîtres dans ce conseil !
SYLVINET. - Le maire nous a joué le tour !
SOUPIZOT. - Une bonne farce que le prix de vertu !... (Troisième gémissement de Boquillon dans son armoire.)
LE MAIRE. - Encore ?... qu'est-ce que vous avez donc mangé, père Carnat ?
CARNAT. - C'est pas moi... ça vient de c't' armoire...
LE MAIRE, se tournant vers l'armoire. - Ouvrez, au nom de la loi !...
BOQUILLON, en dedans. - Ouvrez vous-même, je suis fermé en dehors et je m'asphyxie.
LE MAIRE, ouvrant l'armoire. - Que faites-vous là, jeune territorial ?
BOQUILLON, tombe puis se relève. -Je me promenais. — Ah ! maman Sainte-Breloque, j'aimais le fromage ; mais j'en veux plus... quel miasme ! mes enfants, quel miasme ! C'est une axphyxaison générale.
CARNAT. - C'est un amoureux de la Justine...
BOQUILLON. - Moi ! sacré malin ! je venais pour chercher quatre sous de tabac... je me suis trompé de porte, voilà tout.
FORCHAT. - En attendant, c't' élection est pas valide.
BOQUILLON. - Pourquoi qu'elle serait invalide ?
FORCHAT. - On va la faire casser !
BOQUILLON. - Tu feras rien casser, ou c'est moi que je te casse ! (Il le jette par terre, tes jambes en l'air.)
LE MAIRE, s'interposant. - Messieurs, du Calme. (Tous les conseillers s'en mêlent, le maire est renversé. Bousculade générale. Coups de poing. Le maire prend un balai et chasse les conseillers. Il est furieux.) Allez vous battre dehors ! (Les conseillers sortent.) Ouf ! j'en ai Chaud ! (Il revient.) Garde, faites entrer les concurrentes !
SCÈNE VII
SYLVAINE, NANNETTE, MÉLIE, JUSTINE.
RAGOTTE, LE GARDE, LE MAIRE, BOQUILLON.
SYLVAINE. - Quoi que mon père vient de me dire, que c'est Justine qu'est nommée ?
NANNETTE. - Ça se peut pas, elle a pas encore communié.
MÉLIE. - Elle est trop petite, c'est un trognon de chou.
JUSTINE, se rebiffant. - À cause que je serais pas élute rosière aussi bien que vous autres ? J'ai jamais fait parler de moi comme la Sylvaine, la fille d'un voleur, d'un sorcier !...
SYLVAINE. - Mouche-toi donc, t'as la meule au nez !
NANNETTE. - V'là-t'y pas une jolie rosière qu'a pas seulement de père, une champi !
JUSTINE. - J'en ai plus que toi, des pères !
LA RAGOTTE. -Taisez vos langues de vipère ! Je veux rien dire ; mais j'en sais long sur vos vertus champêtres.
LE MAIRE. - Silence, tout le monde ! apaisez-vous ! (Allocution aux concurrentes.) Jeunes concurrentes à la rose, je comprends votre dépit ; vous êtes toutes jeunes, toutes belles, toutes plus ou moins méritantes ! Que ne suis-je rosier pour offrir à chacune de vous une couronne de vertu, cueillie parmi les roses de mon jardin municipal ! Mais il n'y a pas de roses sans épines et, dans la circonstance actuelle, la majorité des suffrages, la vox populi en a décidé autrement. C'est pourquoi Justine Ragot ayant obtenu le plus de voix a été élue. C'est elle qui, cette année, portera au front les roses et les épines de la vertu. (Il la couronne.)
JUSTINE, embrassant le maire. - Ah ! merci, papa !
LE MAIRE. - Tu vas te taire, n'est-ce pas ? La recherche de la paternité est interdite.
BOQUILLON, embrasant le maire. - Puisque vous êtes un père pour elle, soyez une mère pour moi !
LE MAIRE. - Oh ! toi, tu m'embêtes ! — Garde tes baisers ! Nous verrons ça plus tard, quand elle sera mûre... dans huit ans ! En attendant, sois-lui fidèle, sers ta patrie et offre-lui ton bras, c'est-à-dire offre ton bras à Justine, pour témoigner du triomphe de l'innocence.
Rideau.