LA ROSIÈRE DE VIREMOLLET
Pastorale d'après nature, en un acte.
Sand, Maurice.
1890 - domaine public.
PERSONNAGES
MORDORÉ, maire.
CARNAT, conseiller.
SYLVINET, conseiller.
FORCHAT, conseiller.
PIVERT, conseiller.
CHIGNOLET, conseiller.
SOUPIZOT, conseiller.
BASSINET, garde champêtre.
BOQUILLON, amoureux.
LA RAGOTTE, aubergiste.
JUSTINE, sa fille.
SYLVAINE.
NANNETTE.
MÉLIE.
Le théâtre représente un intérieur d'auberge. Cheminée à gauche du spectateur. Porte d'entrée au deuxième plan. Armoire praticable à droite. Escalier à deux paliers maniant au premier étage avec porte. Dressoir avec vaisselle, l'horloge au fond à gauche. Au premier plan, chaises et table sur laquelle est une couronne de roses.
Au lever du rideau, le théâtre est vide. Il tonne et il pleut. Dehors, on entend les miaulements d'un chat.
SCÈNE PREMIÈRE
JUSTINE, puis BOQUILLON.
JUSTINE, paraissant sur le haut de l'escalier. - Qu'est-ce qui miaule comme ça ? quelque chatte folle ? à chat ! à chat !
R0QUILL0N, du dehors. - C'est moi, Boquillon... ouvre donc, v'là l'orage ! (Tonnerre.)
JUSTINE. - Boquillon, le plus joli homme de Viremollet ! (Elle ouvre.) Quoi que vous voulez ?
BOQUILLON, un bouquet à la main. - Brouff ! Jeune Justine, c'est aujourd'hui ta fête et je te porte z'un bouquet de roses en boutons, emblème de la jeunesse et de l'innocence...
JUSTINE. - Merci, monsieur Boquillon ; mais ma mère est pas encore levée et je peux pas l'accepter sans sa présence. Elle a peur du tonnerre et elle se cache sous sa couverture.
BOQUILLON. - Elle se prélasse, tant mieux ! Puisque nous sommes seuls, z'en tête à tête, je peux t'entretenir de mes sentiments imperpétueux. Laisse-moi déposer un baiser sur tes beaux yeux bleu faïence !... tu ne veux pas ? sur ta jolie n'oreille gauche, en attendant le mariage.
JUSTINE. - Vous voudriez m'épouser ? C'est-il bien vrai ?
BOQUILLON. - J'en jure sur mon drapeau territorial. Accepte mon bouquet. (Elle prend le bouquet.)
JUSTINE. - Vous me confusionnez. J'en suis toute rouge. Je dis pas non ! mais plus tard. Je suis trop jeunette. J'aurai que douze ans aux pommes.
BOQUILLON. - Ah ! maman Sainte-Breloque, ça ne fait rien... dans une âme bien née, la valeur n'attend pas le nombre des années. Et puis, voilà le printemps qu'arrive avec des feuilles et pis des fleurs et tout le tremblement. Tout partout dans la nature on s'enroucoule. Les petits t'insectes ils se courent après comme des mâtins en berdouillant dans les herbages, les papillons farfouillent dans les fleurs, les z'hannetons grimpent deux à deux sur les arbres et les cœurs sensibles poussent des soupirs épastrouillants. (Un soupir.) Ah ! ah ! c'est vrai que le printemps ramène aussi les punaises dans les bois... de lit, et les punaises c'est des mauvaises affaires quand il y en a des gros tas. Nous sons aussi dans la saison des roses et des rosières et, d'après la couronne que je vois ici présente, m'est avis que le maire et son conseil vont procéder aujourd'hui au choix d'une postulante.
JUSTINE. - C'est malheureux tout de même que j'aie pas l'âge pour concourir !
BOQUILLON. - Pourquoi que tu ne serais pas rosière ? tu remplis toutes les conditions. La vertu fait tout ! Et puis avec des protections. Il n'y a que ça aujourd'hui. D'ailleurs monsieur le maire qu'est un père pour toi, c'est-à-dire une mère, c'est le maire de ses sujets, non ! le père... v'là que je m'embistrouille !...
LA VOIX DE LA RAGOTTE. - Justine ! Avec qui donc que tu causes en bas ?
JUSTINE, à Boquillon. - Faut t'en aller !...
BOQUILLON. - Ah ! bouffre ! Oui, je m'en Vas. (Il va à la porte, tonnerre, pluie.) Oh ! il pleut à pas mettre un chien dehors !... Et puis v'là le garde champêtre qu'arrive par ici.
JUSTINE. - Cache-toi !
BOQUILLON. - Où ça ? (Il monte la moitié de l'escalier.)
JUSTINE. - Pas par là ! c'est la chambre de ma mère. Fourre-toi là, dans l'armoire !
BOQUILLON. - C'est trop petit ! j'entrerai jamais là dedans. Et puis ça sent le fromage.
JUSTINE. - Va donc ! (Elle le pousse dans l'armoire, il entre dedans.)
BOQUILLON. - Tu m'ouvriras ; quand le garde champêtre sera parti !
JUSTINE. - Oui, oui, aie pas peur. (Elle ferme l'armoire. On entend un bruit de vaisselle cassée.) Ah ! mon Dieu ! il casse toute la vaisselle !...
SCÈNE II
LE GARDE, JUSTINE, puis LA RAGOTTE.
LE GARDE, se secouant. - En voilà une ondée !
JUSTINE. - Ça fait un cheti temps, monsieur Bassinet.
LE GARDE. - Dame ! comment qu'il serait bon, il marche comme les affaires, la politique et le reste. Bonjour, jeune ingénue. Ta mère a-t-elle préparé tout ce qui faut pour la séance du conseil municipal ?
LA RAGOTTE, descendant l'escalier. - Oui, monsieur le garde ! depuis hier.
LE GARDE. - C'est bien ! alors tout est en ordre. La table, l'écritoire, le coq civil, les papiers !... Ça vous dérange peut-être un peu que le conseil élucubre ses décisions et tienne ses séances dans votre cabaret, mais il en sera t'ainsite tant qu'on n'aura pas constructionné la mairerie ; mais les fonds manquent, c'est comme ça partout. D'ailleurs, pour la location de votre bocal, il vous est alloué cent-vingt euros par an.
LA RAGOTTE. - Oh ! ça n'est pas lourd ! mais ça ne me gêne pas... ça fait venir de la pratique.
LE GARDE. - Enlevez, s'il y a lieu, les verres, les bouteilles, toutes vos miettes... que je ne reçoive plus de reproches de monsieur le maire. La dernière fois, le conseil a siégé dans les flaques de vin. On m'a accusé d'être compréhensible à cause de vos ordures et je veux plus être compréhensible.
LA RAGOTTE. - C'est donc aujourd'hui qu'on prime la fille la plus sage de la commune ?
LE GARDE. - Oui, une couronne de roses et une action sur le canal de Panama.
LA RAGOTTE. -Les roses ça sent bon ; mais le Panama, quoi que c'est que ça ?...
JUSTINE. - Dites donc, monsieur le garde, je peux-t'y concourir pour le prix de vertu ?
LE GARDE. - Je n'y vois pas d'inconvénient, tant plus les postulantes sont jeunes, tant plus elles sont prisées. — Je vais t'immaculer sur la liste.
LA RAGOTTE. -Dame ! Pourquoi qu'elle attraperait pas ce Panama plutôt que les autres ?... Mais v'là monsieur le maire, c'est encore le plus alerte de tout le conseil !
SCÈNE III
LE MAIRE, avec un parapluie, LES PRÉCÉDENTS.
LE MAIRE. - Bonjour, Ragotte. Bonjour, Justine. Garde, tout est-il en ordre ?
LE GARDE. - Oui, monsieur le maire.
LE MAIRE. - Combien de concurrentes à la couronne de roses cette année ?
LE GARDE. - Quatre, monsieur le maire : Sylvaine Forchat, la fille du braconnier ; Nannette Carnat, la fille du conseiller ; Mélie Chignolet, la fille du conseiller, et Justine Ragot, ici présente.
LE MAIRE. - Quoi ? Justine se met sur les rangs, elle est encore bien jeune...
LA RAGOTTE. - C'est pas un défaut, je pense. D'ailleurs, je vous la recommande. Vous pouvez pas passer par-dessus. Vous le savez bien.
LE MAIRE. - Nous verrons ! nous verrons !
SCÈNE IV
CARNAT, SYLVINET, FORCHAT, PIVERT,
GUIGNOLET, LES PRÉCÉDENTS.
LE GARDE. - Voilà les conseillers !
LE MAIRE, s'asseyant. - Entrez, messieurs ! Que les personnes étrangères au conseil évacuent la salle.
LE GARDE. - Mère Ragotte, jeune postulante, évacuez ! comme l'a dit monsieur le maire. Moi-même j'évacue, un garde champêtre ne peut assister aux séances. (Les femmes et le sarde sortent par l'escalier gauche.)
SCÈNE V
LE MAIRE, LES CONSEILLERS.
LE MAIRE, à la table. - Messieurs les conseillers, prenez place ! (Les conseillers s'assoient en se faisant des politesses.)
LE MAIRE. - Je vais faire l'appel... Carnat !
CARNAT. - Je suis bien là !
LE MAIRE. - Dites : présent ! tout simplement. — Pivert.
PIVERT. - Oui, monsieur, présent tout simplement.
LE MAIRE. - Forchat !
FORCHAT. - Vous m'avez bin vu, je sons venus ensemble.
LE MAIRE. - Sylvinet !
SYLVINET. - Oui, monsieur.
LE MAIRE. - Chignolet !
CHIGNOLET. - Présent !
LE MAIRE. - Soupizot !
UNE VOIX. - Absent !
LE MAIRE. - Ou est-il ? Qu'importe ! Messieurs, la séance est ouverte. La réunion a pour objet de voter d'abord le budget et ensuite de nous entendre sur le choix d'une rosière.
F0RCHAT. - Moi, j'ai ma fille Svlvaine que je présente.
CARNAT. - Après ma nièce Nannette.
SYLVINET. - Faut pas oublier la Mélie.
LE MAIRE. - Silence ! d'abord le budget. (Il lit.) Recettes. Droits d'octroi : zéro. Biens communaux : zéro. Évaluation en argent des droits de prestation : dix euros. Intérêts des fonds placés sur le cinquante sur zéro : trois-cents euros mais, depuis la conversion, vous pouvez vous fouiller sur le quatre et le un demi.
UN CONSEILLER. - Qui donc nous a joué ce tour-là ? C'est notre député, passé ministre. Je le retiens ! De quoi qui se mêle ? On le verra aux prochaines élections.
LE MAIRE. - Silence ! Nous n'avons pas à entrer dans les vues ou bévues du gouvernement. Je continue ! Dépenses. Traitement du secrétaire de la mairie : zéro. Frais de bureau : dix euros. Loyer de la salle de mairie cent-vingt euros. Traitement du garde champêtre : douze-mille euros. Frais d'éclairage et entretien des réverbères : zéro. Frais de police : zéro. Frais de salubrité : zéro. Supplément de traitement à monsieur le curé : deux-cents euros. Traitement des instituteurs : zéro. Dépenses pour l'instruction : zéro. Travaux sur les chemins vicinaux : trois-cents euros. Fêtes publiques : zéro. Dépenses imprévues : cinquante euros. Récapitulation : Recettes. Total : trois-cent-dix euros. Dépenses. Total : douze-mille-six-cent-quatre-vingts euros.
CARNAT. - C'est bien cher ! Jamais j'arriverons à combler le déficique !
FORCHAT. - Faut diminuer quelque chose sur le budget, le traitement du garde champêtre... Il y a pas besoin de garde. C'est le domestique du maire.
GUIGNOLET. - Moi, je suis pour la supprimation du traitement du curé. Deux cents euros, c'est trop. Il a bien assez de son casuel.
LE MAIRE. - Plus de religion, selon vous ?
SYLVINET. - On en veut bien, pourvu qu'elle coûte rien !
FORCHAT. - Faut couper dans le vif ! Ça contentera les électeurs qu'ont rien et qui m'ont nommé pour soutenir leurs droits.
LE MAIRE. - Le mandat impératif !
CARNAT. - L'impératrife ! Ah ! que ça marchait bien mieux dans son temps, la bête à laine, le bestiau, la cochonnerie, ça se vendait, mon ami... Aujourd'hui, ça va pas fort !... le blé est pour rien... on en fait par habitude... Et puis, le temps s'en mêle.. Ça marchait mieux du temps de l'empereur, pas moins !
LE MAIRE. - Quand vous aurez fini de parler politique, je reprendrai. (Boquillon éternue dans l'armoire et pousse un gémissement.) À vos souhaits ! messieurs les conseillers.
CARNAT. - Merci, monsieur le maire, vous êtes bien honnête.
LE MAIRE. - Messieurs, vous devez bien comprendre que les conseils municipaux ne sont appelés qu'à émettre des vœux. Les communes sont regardées comme des mineures dont le tuteur est le ministre de l'intérieur, monsieur... je ne sais plus son nom, ça change si souvent. La loi est formelle. Vous n'avez rien à voir dans le budget de l'État, pas plus que dans celui du département. Vous êtes appelés à voter d'office les articles qui regardent l'État d'un côté, de l'autre, ceux du département, la grande voirie, les armées de terre et de mer, etc., etc.
PIVERT. - M'est avis que ces dépenses-là soit bien mal à propos. Si les gars de notre commune, au lieu de partir pour le service militaire, restaient chez eux, il y aurait pas besoin de payer des impôts pour les babiller et les nourrir. Ils seraient bien plus utiles pour travailler leurs terres que d'aller crever en Chine.
LE MAIRE. - Vous ne voulez plus d'armée ? C'est incroyable ! Où allons-nous ?
SCÈNE VI
SOUPIZOT, LES PRÉCÉDENTS.
CARNAT. - Messieurs, v'là Soupizot !
LE MAIRE. - C'est pas malheureux, arrivez donc !
SOUPIZOT. - Faites excuse, monsieur le maire, si je suis un petit peu en retard ; mais c'est à cause de ma bourrique qui vient de mettre bas. Ah ! qu'elle a souffert, la pauvre bête !...
CARNAT. - C'est-y un ânon ?
SOUPIZOT. - C'est bien une bourrique !.
CARNAT. - Est-il bien gentil ?