LA GRAND'MAIN
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Louis-Émile-Edmond Duranty
1880 - domaine public
PERSONNAGES
POLICHINELLE. LE SORCIER. UNE VIEILLE FEMME LA MAIN.
MAISONS ET ARBRES.
LE SORCIER. — Par ce beau temps, au lieu de manger dans ma maison, je déjeunerai sur l'herbe, en humant un peu le bon air du matin. Excellente idée ! (Il sort en chantant :)
Macami, macamo !
Parafagui, parafaguo !
Une tranche de jambon !
Voilà la sorcellerie,
Un peu de vin de Mâcon,
Voilà la sorcellerie !
POLICHINELLE (entre.) — Qu'est-ce qu'il chante là, le chapeau pointu ? une tranche de jambon, beaucoup de vin de Mâcon ! Oh ! oh ! le nez m'en gonfle. Quoique chapeau pointu ne m'ait pas invité, je déjeunerai avec lui. (Il sort en chantonnant.)
Une tranche de jambon !
Beaucoup de vin de Mâcon !
(Le Sorcier rentre avec une bouteille qu'il dépose.)
LE SORCIER (chantant :)
La bonne aventure, ô gai !
La bonne aventure !
(Parlant.) Vin de velours, viande de satin ! table d'émeraude ! estomac de diamant ! Quel est l'homme qui puisse déjeuner aussi bien qu'un Sorcier ? Allons chercher le jambon. (Il sort en chantant :)
Que le jambon est bon !
POLICHINELLE (entrant de l'autre côté. — Chantant et prenant la bouteille :)
La bonne aventure, ô gai !
La bonne aventure !
(Il sort. — Le Sorcier rentre, apportant un jambon.)
LE SORCIER (posant son jambon.) — Je vais faire une de mes plus sûres prédictions : je prédis que je déjeunerai d'une façon magique ! (Chantant.) Un bon petit vin, très fin !... (Se retournant.) Eh !... eh mais !... ah !... oh ! ! n'avais-je pas mis là ce petit vin, très fin ? (Il regarde partout.) Est-ce qu'un Sorcier plus sorcier que moi... enfin, la chose est singulière ! y verrais-je déjà trouble... Cependant, ceci est une affaire de raisonnement pur : si j'avais mis cette bouteille là, elle y serait ; puisqu'elle n'y est pas, c'est que je me suis trompé et ne l'ai point apportée. Il faut retourner à la cave, par conséquent.
(Il sort. — Polichinelle rentre.)
POLICHINELLE. — Voilà chapeau pointu qui ne chante plus. Ah ! Sorcier, il ne faut jamais dire : Je déjeunerai sans Polichinelle.
(Prenant le jambon. — Il sort en dansant et en chantant :)
Chapeau pointu n'est pas content, tra la la !
LE SORCIER (rentrant avec un petit pain.) — C'était ma dernière bouteille, et puisqu'elle n'est pas à la cave, elle devrait être ici. Mais, bah ! sorcellerie et philosophie s'accordent. C'est quelque pie voleuse qui a emporté ma bouteille luisante. Je me contenterai de ce bon jambon, de ce jambon exquis, de ce jambon merveilleux, qui embaume ! (Se retournant, il jette un cri.) Oh ! ... eh bien ! ... il a disparu aussi ? (Il cherche partout et revient tomber désolé.) Ô malice fieffée ! ô pauvre moi ! pauvre Sorcier ensorcelé que je suis ! me faut-il donc déjeuner avec du pain sec ? serait-ce le diable qui me mettrait en pénitence ! Ô mon jambon satiné ! ô mon vin de velours ! (Se redressant furieux.) Du pain ! du pain sec !... (Il rejette le pain dans un coin du théâtre) comme un moineau ! Oh ! que celui qui m'a pris mon vin et mon jambon ait la colique à perpétuité, qu'il soit pendu lui et ses arrière-petits-enfants ! qu'il perde toutes ses dents, qu'il ait toujours faim et n'ait jamais rien à manger, qu'il meure de soif, et que le diable l'emporte !
POLICHINELLE (entrant avec son bâton.) — As-tu bien déjeuné, Jacquot ?
LE SORCIER (à part.) — Je saurai si c'est lui. (Haut.) Que dis-tu, coquin ?... Mais oui, très bien ; je viens de faire un véritable festin !
POLICHINELLE. — Ah bah !
LE SORCIER. — Cela t'étonne ?
POLICHINELLE. — Et qu'est-ce que tu as mangé ?
LE SORCIER. — D'excellent jambon !
POLICHINELLE. — Du jambon ? ? ?
LE SORCIER. — Eh bien ! oui.
POLICHINELLE. — Tu en avais donc un autre ?
LE SORCIER (à part.) — Ô triple brigand ! (Haut.) Comment, un autre ?
POLICHINELLE (à part.) — Ah ! si j'avais su ! j'ai encore faim. (Haut.) Oui, un autre que celui qui était là tout à l'heure !
LE SORCIER (à part.) — Ô légion de scélérats sous deux bosses ! (Haut.) Tu l'as donc vu, celui qui était là tout à l'heure ?
POLICHINELLE. — Mais non ! mais non ! mais non ! Et qu'est-ce que tu as bu ?
LE SORCIER. — Du vin de Mâcon.
POLICHINELLE. — Tu en avais donc une seconde bouteille ? (À part.) Et moi qui ai encore soif.
LE SORCIER. — Ah ! bandit, c'est toi qui as bu la première, tu viens de l'avouer.
POLICHINELLE. — Mais non ! mais non ! mais non !
LE SORCIER. — Tu viens de l'avouer, voleur maladroit !
POLICHINELLE. — Qu'est-ce que ça te fait, puisque tu en avais deux ?
LE SORCIER. — Mais non, abominable gourmand, je n'ai rien mangé, moi. Ainsi, tu m'as volé mon vin et mon jambon ?
POLICHINELLE. — Mais non ! mais non ! mais non ! je les ai trouvés : j'ai cru que tu les avais mis là pour moi : Que la main du diable me serre le nez si je mens !
LE SORCIER. — Eh bien ! il sera fait comme tu le désires. (Il prend sa baguette et commence les incantations.) Parafini ! parafino !
POLICHINELLE. — Finaud plus que tu ne penses ! Quoique tu n'aies pas mangé, je vais te faire faire ta digestion. (Il le frappe.)
LE SORCIER. — Holà, mille cornes du diable ! tu oses me toucher ?
POLICHINELLE. — Mais non ! mais non ! mais non !
LE SORCIER. — Tarabustus, jibigui, nibido !
POLICHINELLE (le tapant.) — Sur le dos !
LE SORCIER. — Oh ! mille fourches ! je ne me laisserai point marcher sur le pied, monsieur Polichinelle !
POLICHINELLE. — Tarabusto, sur le dos ! monsieur le Sorcier ; veux-tu que je te dise ta bonne aventure : tu seras rossé !
LE SORCIER. — Et toi, pendu !
POLICHINELLE (le bat en le poursuivant tout autour du théâtre et en riant à chaque coup. Le Sorcier crie avec détresse : Parafini, parafino, et finit par sortir.) — Je ne déjeunerai plus chez toi, mauvais Sorcier ; tu n'es pas aimable pour tes convives. (Il se promène en chantant ; une grande Main rouge sort derrière lui et lui gratte sa bosse. Il s'arrête.) Tiens ! (Il regarde à droite et à gauche, en l'air, la Main cesse. Il se remet à marcher, la Main recommence. Il s'arrête brusquement en riant malgré lui, la Main cesse. Il regarde de nouveau partout, excepté derrière lui.) Tiens ! tiens ! mais c'est drôle ! (Il recommence, même jeu. Parlant au public :) Mais oui, c'est très drôle ! je me gratte et ça ne me démange pas. (Il se remet à rire en se tortillant en tous sens ; la Main recommençant.) Oh ! mais, il y a quelqu'un derrière moi ! Qui est-ce qui est là ? (La Main frappe trois fois sur la bosse.) Qui est-ce qui frappe à la porte ? Entrez ! Attends, attends, si je me retourne, polisson ! (Il se retourne vivement et donne un grand coup de bâton, mais la Main a tourné en même temps que lui. Il regarde partout, espérant avoir tapé sur quelque chose.) Je crois que j'ai tué une puce ! (Il se retourne cinq ou six fois de plus en plus vite pour tâcher d'attraper ce qui est derrière lui ; mais la Grand'Main tourne aussi vite que lui et il tape toujours dans le vide.) Oh ! oh ! oh !... oh ! ! (La Main le pousse en avant, il se rejette en arrière, il s'ensuit un balancement de quelques instants pendant lequel Polichinelle répète en cadence :) Tic, tac, tic, tac ! Me voilà changé en balancier de coucou ! Celui qui me joue ce tour le payera cher ! (La Main lui fait la fourche sur la nuque avec deux doigts. Effrayé, Polichinelle s'écrie :) Ah ! mon Dieu ! ma collerette qui s'empèse. (Il se débat, se retourne, se retrouve avec la fourche par devant, jette un grand cri, fait un bond, la Main disparaît. Il tousse, éternue, tremble.) C'est un homard ! ô Polichinelle ! malheureux Polichinelle ! que t'arrive-t-il là ? (Croyant sentir quelque chose :) Eh !... encore ?...
(Il tourne sur lui-même très rapidement, puis fait volte-face aux quatre points cardinaux.) Je bats la mesure à quatre temps ! Il ou elle... la chose... est partie... ouh ! la vilaine chose !... (La Main reparaît et s'ouvre au-dessus de la tête de Polichinelle comme pour la saisir. Il recule jusqu'au coin du théâtre.) Non ! non ! non ! (Quand il est acculé, la Main le prend par le nez et le ramène à l'autre coin.) Oh ! oh ! on va croire que je n'ai pas de mouchoir. (La Main lui cogne la tête contre le mur puis le lâche et va à l'autre bout.) Coquine ! (Un grand Nez se lève et la Main fait un pied de nez à Polichinelle.) Oh ! ... oh ! ... oh ! ... quelle humiliation ! (Il se cache la figure, puis regarde.) Encore ?... oh !... (Il se met à pleurer, puis tout à coup s'élance furieusement contre le Nez et la Main, qui échappent à son bâton et reparaissent de l'autre côté. Après trois ou quatre essais infructueux, Polichinelle, épuisé, souffle et se repose. Le Nez et la Main disparaissent.) Je n'en peux plus ! Oh ! mes bosses et mon chapeau pour une idée ! Ô glorieux Polichinelle ! te voilà le jouet d'une main irrespectueuse ! La voilà partie, cependant. Oh ! j'ai besoin de me refaire le cœur : le Sorcier a laissé son pain. (Il prend le pain.) Mange, Polichinelle, la nourriture donne des forces. (La Main lui enlève le pain.) Mort, diable, cornes, fourche, ventre, canon, tonnerre, massacre ! (La Main revient et fait la menace de donner des soufflets à Polichinelle.) Tu n'as pas honte de ta conduite, madame la Grand'Main ? (La Main lui décoche une chiquenaude.) Saperteuffle ! je te trancherai en petits morceaux ! (La Main disparaît. — Polichinelle frappe à une porte.) — Ouvrez, ouvrez-moi ! pour l'amour de Dieu !
LA VIEILLE (apparaissant à une fenêtre.) — Qu'est-ce que ce vacarme ? Que voulez-vous ?
POLICHINELLE. — Ma bonne dame, laissez-moi me cacher chez vous !
LA VIEILLE. — Je n'ouvre pas à ceux que je ne connais pas ! (Elle referme sa fenêtre.)
POLICHINELLE. — La Main va revenir ; elle est par là, je n'ose m'en aller ! Si je pouvais entrer chez cette vieille impitoyable ! (Il frappe de nouveau.)
LA VIEILLE (reparaissant à la fenêtre.) — Si vous continuez à faire du tapage à ma porte, je vous jette un pot d'eau sur la tête !
P0LICHINELLE. — Mais, cruelle créature, vous ne savez pas ce qu'il m'arrive ! (La Vieille referme sa fenêtre.) Ah ! l'enragée ! elle m'ouvrira ! Le pot d'eau m'est égal, j'enfoncerai la porte ! (Il frappe de toutes ses forces.)
LA VIEILLE (reparaissant et lui vidant le contenu d'une casserole sur la tête.) — Vous l'avez voulu, tapageur ! (Elle referme la fenêtre.)
POLICHINELLE. — Aïe ! je suis échaudé ! Je te tordrai le cou, affreuse Vieille ! Quant à la Main, je vais la tuer ! (Il prend son fusil, le charge, couche en joue. — La Main reparaît avec un sac de papier gonflé.) Tiens, tiens, tiens ! qu'est-ce que c'est que ça ? C'est bon à manger, hein ? (Il écoute.) Oui, oui ! donne-le-moi. (Il cherche à ouvrir les doigts de la Main, qui les referme toujours.) Aucune complaisance ! Attends ! (Il prend son fusil et tape sur la Main ; la Main lui crève le sac sur la tête avec un bruit terrible ; il tombe, se roule en criant.) Je suis mort, je suis mort !
(Il fait des cabrioles, puis reste immobile. — Le Sorcier entre.)
LE SORCIER. — Ah ! ah ! Polichinelle, tu es donc mort, enfin.
POLICHINELLE. — Oui.
LE SORCIER. — Hein ! tu parles ?
POLICHINELLE. — Polichinelle vit encore ! (Il lui donne un grand coup de crosse de fusil.)
LE SORCIER. — Oh ! le traître ! (Il se sauve.)
POLICHINELLE. — Quant à ta Main, méchant drôle, elle ne rira pas toujours, et la Vieille pourra payer cher son inhospitalité ! (Il se recouche à terre.)
LA VIEILLE (sortant avec précaution.) — Il est mort, ce mauvais sujet ? J'ai entendu un bruit si épouvantable qu'il faut que je sache ce que c'est. Mais oui, le voilà mort ! (Elle s'approche de Polichinelle, le tourne et le retourne.) Tu es mort ?
POLICHINELLE. — Oui ! (Il se relève et lui donne un grand coup de crosse de fusil.)
LA VIEILLE (tombant.) — Oh ! le coquin !
POLICHINELLE (entrant dans la maison.) — Je suis à l'abri ! Qu'elle s'arrange avec la Main !
(La Main revient.)
LA VIEILLE (se relevant.) — Ah ! grand Dieu ! qu'est-ce que ceci, encore ? Madame la Main, ne me faites pas de mal ! Polichinelle est chez moi.
(La Main disparaît. — La Vieille frappe à sa propre porte.)
POLICHINELLE (apparaissant à la fenêtre.) — Qu'est-ce que ce vacarme ? Que voulez-vous ?
LA VIEILLE. — Mon petit Polichinelle, pour l'amour de Dieu, ouvrez-moi la porte !
POLICHINELLE (singeant la voix et les discours de la Vieille.) — Je n'ouvre pas à ceux que je ne connais pas.
LA VIEILLE. — Mon bon Polichinelle, laissez-moi rentrer !
POLICHINELLE (continuant à se moquer.) — Si vous faites du tapage à ma porte, je vous jetterai un pot d'eau sur la tête ! (Il referme la fenêtre.)
LA VIEILLE. — Je ne veux point rester près de cette grande Main rouge. Si elle allait me donner des soufflets ! (Frappant à la porte :) — Polichinelle ! Polichinelle ! je t'en prie !