THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GROSMATHOU. - Vous aurez donc, je vous prie, à verbaliser, premièrement sur les susdits ; et deuxièmement sur mon épouse, madame Grosmathou, née Désirée Brisemiche.

LE COMMISSAIRE. - Hein ? (Tombant à la renverse.) Vous avez dit Désirée Brisemiche ?

GROSMATHOU. - Parfaitement ! Tiens, est-ce que vous seriez aussi de la petite fête ?

LE COMMISSAIRE. - Malheureux ! Mais certainement ! Quand je suis revenu après la guerre je n'ai jamais pu la retrouver. Ainsi elle est là !

GROSMATHOU. - Certainement, si vous la voulez !

LE COMMISSAIRE. - Jamais ! Bonsoir ! Je ne voudrais pas vous en priver ! 

GROSMATHOU. - Oh ! mais pardon, vous ne partirez pas ! (Il se bousculent.)

LE COMMISSAIRE. - Voulez-vous me laisser !?

GROSMATHOU. - Du tout ! monsieur le Commissaire, au nom de la loi je vous arrête. (Il le pousse dans la pièce voisine.) Jusqu'aux autorités qui s'en mêlent ! Ah ! ça, ma femme a donc épousé tout l'univers ? (Appelant.) Baptiste ! allez me chercher le gouvernement ! (Il sort.)

MADAME GROSMATHOU. - Je me demande ce qu'a mon mari ! Je l'entends crier depuis un instant, il paraît furieux. C'est un si brave homme, ordinairement si calme ! Tiens j'entends du bruit ! Il y a quelqu'un de caché dans la pièce voisine ? (Elle se cache.)

DURAND. - Ah, enfin, j'ai pu m'échapper je vais tâcher maintenant de gagner la porte de sortie !

MADAME GROSMATHOU, montrant sa tête et disparaissant aussitôt. - Ah ! Aristide !

DURAND. - Tiens qui est-ce qui m'appelle ? Il m'a semblé entendre la voix de ma femme. (Madame Grosmathou paraît avec un bâton et frappe sur Durand qui tombe évanoui.) Aïe ! Aïe ! Aïe ! Au secours ! 

MADAME GROSMATHOU. - Tiens, ce misérable ! Il venait au moins faire des révélations à mon mari. Heureusement que je suis arrivée à temps. Il voulait sans doute lui apprendre qu'il m'a épousée au Chili il y a vingt-deux ans. J'entends encore du bruit ! (Elle se cache.)

LE PORTIER. - Je m'ennuyais moi la-dedans j'ai trouvé une petite porte, je me suis offert une sortie. Les autres se regardent, on dirait qu'ils vont se dévorer. En voilà une affaire !

MADAME GROSMATHOU. - C'est Frédéric. (Même scène qu'avec Durand.) 

LE PORTIER. - Ben dites-donc ! Eh la-bas, qu'est-ce que vous faites ? (Il tombe sur Durand et reste évanoui à côté de lui sur la tablette.) 


MADAME GROSMATHOU. - Comment lui aussi ? Oh c'est trop fort. Oh ! voilà Athanase ! (Elle se cache.)

LE PROPRIÉTAIRE. - C'est une infamie ! je porterai plainte ! M'enfermer ainsi, moi, Athanase Malaudant ! Aïe ! Qu'est- ce que c'est que ça ? 

     (Madame répète la même scène. Il tombe à côté des deux autres.)

MADAME GROSMATHOU. - Oh j'entends la voix d'Hippolyte ! Ah ça, c'est donc l'assemblée générale de mes anciens maris ? J'en ai épousé onze dans différentes contrées de l'Europe et jamais je n'en ai trouvé un de ma convenance. Il n'y a que le dernier, que j'ai épousé en France, monsieur Grosmathou, il paraît pouvoir me plaire, c'est pourquoi je ne voudrais pas qu'il soit tourmenté. Aussi je suis décidée à tout. (Elle se cache.)

LE COMMISSAIRE. - Où est,-il ce Monsieur, qui a eu l'audace de m'enfermer, moi ? Oh là ! Là !

     (Même scène, il tombe à la suite des autres.)

MADAME GROSMATHOU. - Que faire hélas ? Ils ne sont qu'évanouis, ils peuvent revenir à eux d'un instant à l'autre. Je veux partir d'ici avant que mon mari ne s'aperçoive de cette affaire. Voyons comment m'y prendre ? Ah ! je vais les porter dans la vieille remise qui est au fond du jardin, et je reviendrai aussitôt pour persuader monsieur Grosmathou que j'ai besoin de changer immédiatement d'air. C'est ça, allons, un peu de courage. (Elle les prend tous les quatre dans ses bras et les emporte en courant.)

GROSMATHOU. - Je viens d'envoyer une dépêche au gouvernement. En attendant je ne lâche pas mes confrères. Quant à cette misérable femme, je vais chercher un supplice pour la punir. (On sonne.) Allons bon qu'est-ce que c'est que ça encore ? Serait-ce déjà le gouvernement (Il va à la porte. Un monsieur se présente.) Vous désirez, Monsieur ? 

LE NOTAIRE. - C'est bien à monsieur Grosmathou que j'ai l'honneur de parler ?

GROSMATHOU, à part. - Allons bon, je parie qu'en voilà encore un ! (Haut.) En personne, oui, Monsieur, que me voulez-vous, je vous prie ? 

LE NOTAIRE. - Il s'agit, Monsieur, d'une affaire très importante, qui va vous causer une grande émotion !

GROSMATHOU, à part. - C'est bien ça, c'est la suite ! (Haut.) Allez-y, Monsieur, il s'agit de ma femme, n'est-ce pas ? 

LE NOTAIRE. - Tiens, oui... Cependant vous ne pouvez savoir.

GROSMATHOU. - Que vous êtes également son mari ? Mais si !

LE NOTAIRE. - Comment son mari ? Qu'est-ce que vous dites ?

GROSMATHOU. - Ah, pardon, je croyais Mais alors que venez-vous m'apprendre ?

LE NOTAIRE. - Je viens vous apprendre que madame Désirée Brisemiche, votre épouse, vient de perdre son oncle, monsieur Isidore Laphlanel, décédé à Chicago, et que le défunt a fait en sa faveur un testament que j'ai entre les mains, par lequel il lui laisse toute sa fortune : quatre-cent-treize-millions !

GROSMATHOU. - Bah !

LE NOTAIRE. - Je vous prie de passer de suite à mon étude, quinze, place de la Concorde, où je vous remettrai la dite somme.

GROSMATHOU. - Soyez persuadé, monsieur le Notaire, que je ne me ferai pas longtemps attendre ! (Il reconduit le notaire avec force salutations. Seul.) Pourvu que mes confrères n'aient pas entendu. Je vais faire tout mon possible pour décider notre femme à quitter Paris aujourd'hui même, et à venir passer, ou plutôt, terminer notre existence en Californie où à Brives-la-Gaillarde.

MADAME GROSMATHOU. - Dites-moi, cher ami ?


GROSMATOU. - Quoi donc, chère épouse ?

MADAME GROSMATHOU. - Ne trouvez-vous pas que l'air de Paris est asphyxiant pour deux nouveaux époux ?

GROSMATHOU. - C'est justement la réflexion que je me faisais lorsque vous êtes entrée.

MADAME GROSMATHOU. - Il me semble que si nous faisions un petit voyage. jusqu'à Clichy-la-Garenne...

GROSMATHOU. - Ou jusqu'à Ville d'Avray ?

MADAME GROSMATHOU. - Plus loin peut-être, si nous allions jusqu'à Castelnaudary ?

GROSMATHOU. - Ne préféreriez-vous pas l'Amérique du Sud ?


MADAME GROSMATHOU. - Oh si, je n'osais vous le proposer ! Ah, voir l'Amérique du Sud, voilà mon rêve, mais tout de suite alors.

GROSMATHOU. - Immédiatement si vous voulez ! Allez apprêter vos malles.

MADAME GROSMATHOU. - Dans cinq minutes je suis à vous. (Elle sort.)

GROSMATHOU. - Si ma femme a épousé une partie de l'Europe, il n'en sera peut-être pas de même là-bas, au moins, je pourrai jouir de cette immense fortune. Dans tous les cas, pour être sûr qu'elle ne s'échappe pas, je lui mettrai un fil à la patte.


RIDEAU.

 



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