THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LES ÉPOUX DE MADAME BRISEMICHE


COMÉDIE EN UN ACTE.


L. Darthenay,

1890

domaine public


PERSONNAGES

MONSIEUR GROSMATHOU.
BAPTISTE, domestique.
DURAND, premier époux.
BERLURON, concierge.
MALODANT, propriétaire.
LE COMMISSAIRE.
UN NOTAIRE,
MADAME GROSMATHOU (DÉSIRÉE BRISEMICHE.)

La scène représente un salon.



BAPTISTE. - Quelle idée, je vous demande un peu ! Croyez-vous franchement, que Monsieur n'a pas perdu la tête ! Se marier à soixante-trois ans Pourquoi faire ? Comme s'il n'était pas plus heureux étant célibataire et moi aussi. C'est vrai, je faisais ce que je voulais ici, j'étais plus que le maître. Monsieur n'était jamais là. J'étais toujours seul. Je me donnais des ordres auxquels je me soumettais sans murmurer. Je m'accordais des congés. J'étais rarement là dans la semaine, et je sortais toujours le dimanche ! Maintenant, tout ça est bouleversé ! Il y a ici une seule personne de plus, et c'est tout un monde. Elle crie, elle déplace, elle brise, elle casse. Oh ! non, je ne resterai pas longtemps ici, ça me fait de la peine, parce que j'aime bien Monsieur, mais je ne veux pas altérer ma petite santé avec les trop grandes émotions que je prévois, et je préfère me retirer.

GROSMATHOU. - Allons voyons, Baptiste, c'est mal ce que vous voulez faire là.

BAPTISTE. - Mais, Monsieur !

GROSMATHOU. - Très mal ! Comment, depuis dix ans que je suis habitué à vos soins, vous voulez tout à coup m'en priver. C'est de l'ingratitude ça, mon ami !

BAPTISTE, pleurant. - Ah ! si Monsieur me prend par les sentiments je suis capable de tout. Rassurez-vous, Monsieur, je ferai un nouveau sacrifice, je resterai pour n'avoir rien à me reprocher.

GROSMATHOU. - Allons, c'est bon, Baptiste, allez, mon ami.

BAPTISTE. - Je vas, Monsieur, je vas ! (Il sort en sanglotant.)

GROSMATHOU. - Ah certes, voilà qui peut s'appeler une grave erreur ! Faut-il que je sois bête tout de même, moi qui étais si heureux, vieux célibataire, rentier, sans soucis, sans tracas. Il a fallu que je me laisse entortiller par des amis, qui, sous prétexte de faire mon bonheur, viennent de m'enchaîner pour le restant de mes jours avec une personne criarde, laide, désagréable. Ah ! si c'était à refaire ! Mais hélas, je ne prévois pas de remède, mon mal est incurable ! (On entend sonner.) Si cependant, en cherchant bien, je pouvais trouver quelque chose.

BAPTISTE. - C'est un Monsieur qui demande à parler à Monsieur.

GROSMATHOU. - Bon, faites entrer ! (Baptiste sort.) Une visite à cette heure, qu'est-ce que ça peut bien être ?

DURAND. - Monsieur.

GROSMATHOU. - Monsieur.

DURAND. - Je vous demande pardon, Monsieur, de vous déranger, mais, le sujet qui m'amène est excessivement délicat, et ne peut souffrir aucun retard. Il est bon de vous dire à qui vous avez affaire. Aristide Durand, ancien fabricant de bottes à chaufferettes pour la cavalerie La nouvelle que je vous apporte, Monsieur, va sans doute vous causer une surprise telle, que peut-être éprouverez-vous le besoin de vous soutenir. Donc, tenez-vous bien, je commence.

GROSMATHOU, à part. - Quel drôle de bonhomme. (Haut.) Parlez, Monsieur, je vous en prie, vous m'intriguez.

DURAND. - Vous vous êtes marié il y a trois jours, n'est-ce pas ?

GROSMATHOU. - Parfaitement, oui, Monsieur.

DURAND. - Avec une dame.

GROSMATHOU. - Naturellement.

DURAND. - Laissez-moi donc achever ! Avec une dame nommée Désirée Brisemiche.

GROSMATHOU. - Désirée Brisemiche, oui, Monsieur !

DURAND. - Je dois donc vous apprendre que je suis également le mari de cette dame !

GROSMATHOU. - Vous ? Je ne comprends pas.

DURAND. - Je m'explique ! Il y a vingt-deux ans, j'ai épousé cette personne. Peu de temps après je suis parti pour le Sénégal ; pendant que je faisais la traversée, une tempête épouvantable a détruit notre navire et pendant vingt ans nous sommes restés, six voyageurs et moi, dans une île déserte, où nous avons vécu de fruits, de racines, de poissons et de canards sauvages. Or, en arrivant à Paris il y a deux mois, mon premier soin a été de rechercher ma femme, et j'apprends que vous l'avez épousée il y a trois jours.

GROSMATHOU. - C'est sans le faire exprès, je vous l'assure .

DURAND. - Où est-elle cette chère Désirée ?

GROSMATHOU. - Ah, vous allez l'entendre, ça ne vas pas être long.

DURAND. - Elle est un peu criarde, n'est-ce pas ?

GROSMATHOU. - Un peu est joli. C'est-à-dire que ma maison est un enfer, depuis que cette femme est ici, je suis un martyr, elle me casse tout.

DURAND. - Comme de mon temps.

GROSMATHOU. - Elle me brise mes meubles, mes bibelots, elle envoie promener tous les amis qui viennent me voir.

DURAND. - Ah ! c'est bien elle ! je la reconnais ! Ainsi, depuis le temps, elle n'a pas changé. Ah, cher Monsieur, croyez bien que je vous plains de tout mon cœur.

GROSMATHOU. - Vous me plaignez ? Vous êtes bien bon ! Au moment de votre arrivée, j'étais justement en train de chercher un moyen pour rompre avec cette bruyante compagne, et ma foi, puisque vous voilà, les choses vont s'arranger comme par enchantement.

DURAND. - Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi, cher confrère !

GROSMATHOU. - Si vous pouvez ! ? crois bien que vous pouvez Vous allez me faire le plaisir d'emporter votre femme, et tout de suite.

DURAND. - Ma femme ! Permettez, je n'en veux plus. Je ne voudrais pas vous en priver. Je croyais que son caractère serait adouci.

GROSMATHOU. - Oh, pardon, je cherchais un cas de divorce, en voilà un, je ne le lâche pas ! (Durand fait des efforts pour s'échapper, Grosmathou le retient et le pousse dans la pièce voisine.) Entrez-là, je vais envoyer chercher les autorités. (Appelant.) Baptiste allez me chercher le commissaire de police et un gendarme. (Au public.) Ça c'est une chance par exemple, trouver ainsi un cas de divorce quand on en a tant besoin.

LE CONCIERGE. - Pardon, monsieur Grosmathou, je suis envoyé par monsieur le Propriétaire, pour m'informer de la cause de ce tapage, il m'a chargé de vous exprimer son mécontentement pour le trouble que vous causez dans la maison depuis que vous êtes marié.

GROSMATHOU. - C'est vrai, monsieur le Concierge, le propriétaire a raison, mais rassurez-le, cet état de chose va cesser complétement. Je viens de trouver une excellente occasion pour rompre mon mariage. C'est une erreur que j'ai commise, je vais pouvoir la réparer.

LE CONCIERGE. - Le fait est que cette dame fait un tapage ! Elle me rappelle ma pauvre femme que je pleure depuis dix-huit ans, elle a disparu dans un accident de chemin de fer en allant voir sa tante à Courbevoie.

GROSMATHOU. - Bah !

LE CONCIERGE. - Hélas, Monsieur ! Ah ! quelle femme énergique, un vrai dragon !

GROSMATHOU. - C'est le même système, en effet. J'ai là, dans la pièce à côté, un Monsieur qui est déjà l'époux de ma femme.

LE CONCIERGE. - Comment l'époux de votre femme ?

GROSMATHOU. - Il est venu me révéler qu'il a épousée il y a vingt-deux ans madame Désirée Brisemiche.

LE CONCIERGE. - Désirée Brise. Ah ! (Il tombe à la renverse puis se soulève péniblement.) Vous avez dit Désirée Brisemiche ?

GROSMATHOU. - Ah ! ça, qu'est-ce qui vous prend, monsieur Berluron ?

LE CONCIERGE. - Mais, c'est ma femme !

GROSMATHOU. - Comment, à vous aussi ?

LE CONCIERGE. - Mais certainement, il me semblait bien aussi reconnaître le timbre désagréable de son organe. Elle a fait des progrès, Monsieur, elle est encore bien plus mauvaise. Enfin comptez sur ma discrétion, soyez persuadé que je ne dirai rien de ceci à personne.

GROSMATHOU. - Vous croyez ça, vous ? c'est-à-dire que je veux que vous le disiez à tout le monde ! Vous allez me faire le plaisir d'attendre le commissaire de police qui vous forcera probablement à reprendre votre femme.

LE CONCIERGE. - Jamais de la vie j'en ai une autre. (Il veut s'en aller, Grosmathou le retient.) Laissez-moi m'en aller !

GROSMATHOU. - Pas du tout, entrez là, dans la chambre aux pièces à conviction. (Il le pousse dans la pièce voisine.) Abondance de biens ne nuit pas, je cherchais un cas de divorce en voilà une paire, je suis sûr d'être sauvé. Et ce commissaire qui ne vient pas !

LE PROPRIÉTAIRE. - Ah ça, Monsieur, que faites-vous de mon concierge ? Je l'envoie chez vous pour faire cesser ce tapage, et je l'entends crier comme un député. Qu'est-ce que ça signifie ?

GROSMATHOU. - C'est bien simple, monsieur Malodant, vous allez comprendre la chose. Je suis obligé de garder votre concierge comme pièce a conviction.

LE PROPRIÉTAIRE. - Cette pièce là n'est pas dans votre bail. Comment ? Vous gardez mon concierge ?

GROSMATHOU. - Oui, Monsieur, en attendant le commissaire qui le forcera, j'en suis convaincu, à reprendre ma femme.

LE PROPRIÉTAIRE. - Comment votre femme ?

GROSMATHOU. - Je veux dire sa femme, ou si vous aimez mieux notre femme.

LE PROPRIÉTAIRE, à part. - Il est fou, ce pauvre homme.

GROSMATHOU. - Non, monsieur le Propriétaire, rassurez-vous, je comprends votre pensée, si je suis fou, c'est de joie, de bonheur, de plaisir, c'est que je vais enfin recouvrer ma liberté, en répudiant cette misérable qui s'est si bien moquée de moi, cette Désirée Brisemiche.

LE PROPRIÉTAIRE. Aïe ! Aïe ! Aïe ! Vous avez dit Désirée Brisemiche ? (Il tombe.)

GROSMATHOU. - Vous la connaissez ?

LE PROPRIÉTAIRE. - Si je la connais mais c'est ma première femme, je l'ai épousée en cinquante-cinq.

GROSMATHOU. - Alors vous êtes le plus vieux en date, elle vous reviendra de droit. (Lui montrant la pièce voisine.) Prenez donc la peine d'entrer.

LE PROPRIÉTAIRE. - Jamais, je me suis marié quatre fois depuis. Je vais vous raconter la chose.

GROSMATHOU. - Mais non, ça m'est bien égal, vous raconterez ça au commissaire. Allons entrez donc. (Il le bouscule en lui disant :) Je vous en prie, sans cérémonie, entrez donc ! (Il le pousse tout à fait et revient.) C'est plus qu'il ne m'en fallait ! Trois pièces justificatives ! Avec ça je suis sûr de mon affaire. (On sonne.) Ah ! ça doit être le commissaire.

LE COMMISSAIRE. - Vous m'avez fait appeler, Monsieur ?

GROSMATHOU. - Oui, monsieur le Commissaire, pour vous signaler un fait étrange, une chose qui vous paraîtra inimaginable, et qui cependant s'est produite réellement puisque vous allez avoir à la constater. Voici, Monsieur, la chose : il y a là, enfermés dans la pièce voisine, trois hommes, ces trois hommes joints à moi font quatre hommes.

LE COMMISSAIRE. - Un homme de plus, ça ferait probablement cinq hommes !

GROSMATHOU. - Ne m'interrompez pas, monsieur le Commissaire, et préparez-vous aux plus pénibles émotions. Ces quatre pièces, qui vont servir dans l'étonnant procès, qui bientôt remplira les colonnes de la presse européenne, sont comme moi, les époux de ma femme.

LE COMMISSAIRE, à part. - Allons bon, en voilà encore un en rupture de cabanon !
 




Créer un site
Créer un site