THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA  DAME. - Vous faire chasser d'abord, puis le consulter ensuite.


GUIGNOL. - Eh bien ! si j'ai un conseil à vous donner, c'est de me dire votre maladie pour que je la lui raconte, car il n'est pas là.

LA  DAME. - Ma maladie ! À un domestique ! Ouvrez-moi la porte tout de suite. Puisque le docteur n'est pas là, je reviendrai.

 

GUIGNOL. - Alors vous ne voulez pas me dire pourquoi vous veniez le consulter ?


LA  DAME. - Jamais de la vie !


GUIGNOL. - Eh bien ! je vais vous la donner tout de même votre consultation. On ne dérange pas les gens pour rien. (Il va prendre le balai et frappe.) Tenez, voici pour la migraine, pour les foulures, pour les brûlures, pour les luxures, pour la phtisie, l'hydropisie, la pulmonie, et toutes les autres maladies.


LA  DAME, se sauvant, poursuivie par Guignol. - Au secours ! au secours ! On m'assassine !


GUIGNOL, même jeu. - Non, je vous consulte. Et aïe donc !... Et aïe donc ! (Lazzis.) — (Ils s'arrachent le balai mutuellement, puis la dame s'enfuit, sans chapeau, sans perruque, appelant au secours.)


GUIGNOL, seul. - Tiens ! elle a oublié de me dire son nom. Elle reviendra... je crois que pour la première consultation, je ne m'en suis pas trop mal tiré. Maintenant, allons-nous en reprendre notre petit déjeuner. Il n'y a que le vin que je n'ai pas trouvé encore, mais en cherchant bien... (Au moment où il va pour sortir, on sonne.) Encore ! Ah ! j'en ai assez moi ! (Drelin, drelin.) On y va. Est-ce que ça durera toute la journée !  (Drelin, drelin, drelin.) On y va l... Attends ! je m'en vais te l'expédier celui-là ! Et un peu vite.

(Il va ouvrir.)


SCÈNE  V.

GUIGNOL, entrant suivi d'un vieux monsieur.


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Le docteur Cornibus, s'il vous plaît ! Je viens lui apporter de l'argent.


GUIGNOL. - De l'argent ! Bonne aubaine ! Le docteur Cornibus, c'est moi, monsieur.


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Vous ?


GUIGNOL. - Moi même. Le grand, l'illustre, le célèbre, le seul docteur Cornibus, inventeur de la poudre de ce nom, arracheur de dents du Schah de Perse, pédicure de l'Éléphant Blanc du roi de Siam, médecin breveté du grand Lama, etc, etc..


LE  VIEUX  MONSIEUR, s'inclinant. - Un de mes amis que vous avez soigné, m'a prié de vous remettre le prix de visites à lui faites, et j'ai été très heureux de me charger de cette commission, d'autant plus que j'avais moi-même une consultation à vous demander.


GUIGNOL. - Une consultation ?  part.Ça va être plus difficile.


LE VIEUX MONSIEUR. - Voici d'abord l'argent. Dix visites à trente euros, trois-cents euros. Est-ce bien votre compte ?


GUIGNOL, prenant l’argent- Parfaitement.


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Et maintenant voici ce sur quoi je voulais vous consulter. Il y a un mois environ que je ne peux plus dormir, j'ai des insomnies. J'ai beau me coucher de bonne heure, me coucher tard, rien n'y fait ! Que me conseillez-vous ?


GUIGNOL. - Je ne sais pas.


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Comment ! vous ne savez pas.


GUIGNOL. - Si, je veux dire que je sais parfaitement. Seulement c'est grave !


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Grave ?


GUIGNOL. - Très grave, encore plus grave, excessivement grave ! (À part.) Je vais lui parler latin, cela fera très bien. (Haut.) Gravus, grava, gravum, encore plus gravum. Voilà !


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Et que dois je faire ?


GUIGNOL. - Vous coucher.


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Mais je ne peux pas dormir.


GUIGNOL. - Vous essaierez.


LE  VIEUX  MONSIEUR. - C'est impossible. Il faut trouver autre chose.


GUIGNOL. - Ah ! il faut trouver autre chose. Attends. Tournez-vous.

LE  VIEUX  MONSIEUR. - Que je me tourne ?


GUIGNOL, le plaçant. - Oui, là, comme ceci. (Il va prendre le balai et frappe.Voilà le remède. (Lazzis, coups de bâton.)


LE  VIEUX  MONSIEUR. - Au secours !


GUIGNOL. - Et aïe donc ! Et aïe donc !

(Le vieux monsieur s'enfuit.)


SCÈNE  VI.

GUIGNOL, seul.


GUIGNOL. - Mais c'est très amusant d'être domestique chez un docteur. De l'argent, de bons repas. Je crois que je me trouverai très bien ici. En parlant de repas, j'ai soif et je n'aperçois pas la plus petite bouteille. Où diable met-il son vin cet homme-là ? C'est la première des choses à indiquer à un domestique, la cave... Cherchons. (On sonne.) Encore. Ah non ! cette fois. Mais il ne s'arrêtera pas. Attends ! Il va à la porte, prend son bâton, ouvre et en donne un grand coup sur apothicaire qui entre. 
 


SCÈNE  VII.

GUIGNOL,  L'APOTHICAIRE, tenant une bouteille.


L'APOTHICAIRE. - Ah ! mon Dieu !


GUIGNOL. - Oh ! pardon. (À part.Un marchand de vin.


L'APOTHICAIRE. - Vous pourriez faire un peu plus attention.


GUIGNOL. - Ça m'a échappé. Vous demandez ?


L'APOTHICAIRE. - Rien du tout. Cette bouteille à remettre au docteur dès qu'il rentrera. Vous lui direz que je l'ai préparée moi-même. Elle est délicieuse, un parfum exquis. Il la boira avec un plaisir extrême.

GUIGNOL. - Donnez.


L'APOTHICAIRE. - Et maintenant je pars, car on m'attend à la boutique, j'ai d'autres bouteilles à préparer.


GUIGNOL. - Au revoir !


L'APOTHICAIRE, le retenant. - Non, vous savez, restez là. Ne m'accompagnez pas. J'aime mieux ça.


SCÈNE  VIII.

GUIGNOL.


GUIGNOL. - Plus souvent que j'irai taper sur un individu qui apporte de si bonnes choses ! Une bouteille ! Comme cela se trouve bien, moi qui mourais de soif. Ce doit être exquis. (Il regarde la bouteille.) Limonade Rogé... Limonade !... j'adore la limonade. Voyons. (Il boit.) Oh ! c'est délicieux... Ça vous a un petit goût. Mais un goût ! Est-il heureux le docteur de pouvoir se payer des douceurs pareilles. Oh ! décidément pour une bonne place, c'est une bonne place ; je n'ai pas à me plaindre et si tous les jours se ressemblent, bravo ! Bien nourri, bien logé, bien payé... Et de la bonne limonade, (Il boit.) de l'excellente limonade... Quand le docteur reviendra, je lui dirai qu'on n'a rien apporté du tout... Ah ! ça va mieux — ...Et maintenant, voyons, que vais-je faire ?... Ma foi, tant pis, je vais me coucher un peu... Le repos après le travail, c'est nécessaire... Si on sonne, je laisserai sonner... Le docteur doit avoir sa clef... S'il ne l'a pas, il attendra que je me réveille... Ah ! que je vais bien dormir. Encore un peu de limonade ! (Il boit.) Il faudra que je lui dise de faire faire ses bouteilles plus grandes. Il n'y en a pas pour un enfant.

(Il sort.)


SCÈNE  IX.

LE  DOCTEUR, puis GUIGNOL.


LE  DOCTEUR, entrant. - J'ai eu fini mes affaires plus tôt que je ne pensais et je me suis hâté de rentrer, parce que j'ai peur que mon nouveau domestique ne soit pas encore assez bien au courant. Il m'a bien promis d'être poli... Mais je me méfie, d'autant que j'attendais aujourd'hui la vieille comtesse d'Escarlagnos, une de mes meilleures clientes, et que je suis pressé de savoir ce qu'elle a dit. Elle devait venir me consulter... Ah ça ! mais où est Guignol ! je ne le vois pas. Guignol ! (Il appelle.) Guignol ! Guignol ! Où est-il donc allé à cette heure ?... Guignol ! Guignol !


GUIGNOL apparaît, pâle, se soutenant à peine, les mains sur le ventre. - Voilà ! Voilà !


LE  DOCTEUR. - Ah ! mon Dieu ! Que t'arrive-t-il ? Tu es tout pâle, tu te soutiens à peine.


GUIGNOL. - Rien... La chaleur, le.... Ah !


LE  DOCTEUR. - Mais il se trouve mal ! Qu'as-tu, voyons ? Comment te sens-tu ?


GUIGNOL. - C'est là... dans le cœur, et puis là... dans le ventre, ça me fait... Ah ! ah ! Ah !


LE  DOCTEUR. - Aurais-tu touché à quelques-unes de ces fioles enfermées dans les armoires ?


GUIGNOL. - Oh ! non ! non ! mais ça me fait mal ! Ça me... Ah ! ah ! ah !


LE  DOCTEUR. - Tu as dû faire quelque tour de ton métier.


GUIGNOL. - Je vous jure...


LE  DOCTEUR. - Ne jure pas. Je vois ce que c'est... Tu es empoisonné !


GUIGNOL. - Empoisonné... Oh ! Ma mère...


LE  DOCTEUR. - Allons ! du courage !


GUIGNOL. - Vous êtes bon, vous... Empoisonné... Mais il n'y a donc aucun moyen de me sauver ?


LE  DOCTEUR. - Si, peut-être... Je vais t'ouvrir le ventre et regarder ce qu'il y a dedans.


GUIGNOL. - Non pas cela ! j'aime mieux...


LE  DOCTEUR. - Quoi ?


GUIGNOL. - Tout vous dire.


LE  DOCTEUR. - Eh bien ?


GUIGNOL. - J'ai...


LE  DOCTEUR. - Quoi ?


GUIGNOL. - Ah ! mon Dieu !


LE  DOCTEUR. - Dépêche-toi... Tout à l'heure il ne sera plus temps.


GUIGNOL. - J'ai bu une bouteille de limonade... qu'on avait apportée pour vous... Ah ! mon Dieu ! voilà que ça me reprend.


LE DOCTEUR. - Une limonade Rogé... (Guignol fait signe que oui.) Tu es un homme mort.


GUIGNOL. - Ah ! mon Dieu !


LE  DOCTEUR. - Le seul remède qu'il y ait à ton mal coûte très cher, et je ne sais...


GUIGNOL. - Combien... ?


LE  DOCTEUR. - Douze-mille euros.


GUIGNOL. - Les voilà... Mais donnez-moi vite quelque chose... Le cœur me manque.


LE  DOCTEUR, à part, prenant l'argent. - Je rentre dans mes fonds.


GUIGNOL. Eh bien ?


LE  DOCTEUR. - Mais il faut tout me dire... Est-ce bien tout ce que tu as fait ?...


GUIGNOL. - J'ai encore rossé une vieille dame.


LE  DOCTEUR. - Pendard !


GUIGNOL. - Ah ! ne m'accablez pas, puisque je vais mourir.


LE  DOCTEUR. - Et c'est tout ?


GUIGNOL. - Puis il est venu un vieux monsieur, qui m'a remis de l'argent. Oh ! le voilà, monsieur, je ne voulais pas le garder. Mais vite, vite un remède, je sens que je m'en vais.


LE  DOCTEUR. - Et c'est tout ?


GUIGNOL. - Je vous le jure...


LE  DOCTEUR. - Eh bien ! tu vas t'en aller, tu te coucheras... Et demain ça ira mieux.





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