d'après
Fernand Beissier
1894
domaine public
LE DOCTEUR CORNIBUS
— GUIGNOL DOMESTIQUE —
PERSONNAGES :
LE DOCTEUR. — GUIGNOL. — Une VIEILLE DAME. —
UN APOTHICAIRE. — UN VIEUX MONSIEUR.
Un salon chez le Docteur Cornibus.
SCÈNE PREMIÈRE.
LE DOCTEUR, entrant. - Déjà dix heures et le nouveau domestique qu'on m'a annoncé n'arrive pas. C'est très ennuyeux, et cela aujourd'hui justement où j'ai besoin de sortir. Il peut m'arriver du monde pour me consulter et personne ne sera là pour recevoir mes clients. J'avais pourtant dit qu'on m'envoyât ce domestique, dès le matin. — J'en ai absolument besoin ; il faut même que je le prenne tel qu'il sera, quitte à le renvoyer demain. (On frappe.) Si c'était lui ! (Il va ouvrir.)
SCÈNE II.
GUIGNOL, LE DOCTEUR.
GUIGNOL. - Le docteur Bornibus ?
LE DOCTEUR. - Cornibus, vous voulez dire.
GUIGNOL. - Bornibus, Cornibus, ça m'est égal.
LE DOCTEUR. - C'est moi.
GUIGNOL. - Vous en êtes sûr ?
LE DOCTEUR. - Comment ? si j'en suis sûr ?
GUIGNOL. - Êtes-vous bien le docteur Barlabus ?
LE DOCTEUR. - Cornibus !
GUIGNOL. - Ça m'est égal.
LE DOCTEUR. - C'est moi.
GUIGNOL. - Vous n'êtes pas beau !
LE DOCTEUR. - Comment ! je ne suis pas beau !
GUIGNOL. - Vous êtes laid.
LE DOCTEUR. - Mais !...
GUIGNOL. - Ça c'est votre affaire. Je ne vous en veux pas. Je suis votre nouveau domestique, Jean Boniface Guignol.
LE DOCTEUR. - Vous ! (À part.) Il n'est pas poli. Mais j'en ai besoin, patientons. (Haut.) Ah ! parfait alors. Vous arrivez un peu en retard.
GUIGNOL. - Je dormais.
LE DOCTEUR. - Ah !
GUIGNOL. - Ah, quand je dors je n'aime pas qu'on me dérange. Tenez-vous pour averti, sans ça je cogne. Han ! (Il lui donne un coup de bâton.) Comme ceci.
LE DOCTEUR, à part. - Il est paresseux et brutal, mais il le faut. (Haut.) Je tâcherai donc pas te réveiller trop matin. (À part.) Je le flanquerai à la porte demain dès l'aube.
GUIGNOL. - Et les gages ?
LE DOCTEUR. - Les gages ?
GUIGNOL. - Oui, les gages ? Vous croyez peut-être que je vais vous servir à l’œil, vieille morue !
LE DOCTEUR fait un geste d'impatience, puis se contient. - Non, mon cher Guignol.
GUIGNOL. - Dites donc, "monsieur" ne vous écorcherait pas trop la bouche, ce me semble. Faut être poli, vieux mollusque !
LE DOCTEUR, même jeu. - Pardon, mon cher monsieur Guignol. (À part.) Demain tu paieras tout cela, gredin !
GUIGNOL. - Vous dites ?
LE DOCTEUR. - Je dis qu'il fera beau demain. (Reprenant.) Nous disions que ces gages seraient de...
GUIGNOL. - Attendez, laissez-moi les fixer moi-même, j'aime mieux ça.
LE DOCTEUR. - Ah !
GUIGNOL. - Oui. Il vaut mieux que ce soient les domestiques qui fixent eux-mêmes leurs conditions, puisque ce sont eux qui ont le plus de mal. Je veux deux-mille euros.
LE DOCTEUR. - Par an ?
GUIGNOL. - Par an ? Han ! (Il lui donne un coup de bâton.) Non, par mois. Est-il bête !
LE DOCTEUR, se contenant toujours. - Tu les auras.
GUIGNOL. - Le matin, le chocolat.
LE DOCTEUR, même jeu. - Tu l'auras.
GUIGNOL. - Dans le lit.
LE DOCTEUR. - Dans le lit. (À part.) Tu verras le chocolat, celui que je te servirai demain matin.
GUIGNOL. - À déjeuner trois plats, deux desserts, vin et pain à volonté. À quatre heures, un petit goûter. Oh ! un rien, une aile de poulet, une cuisse de dindon, quelques gâteaux, une assiettée de soupe et une salade d’œufs durs. À dîner, potage, hors-d’œuvre variés, entrée, rôti, entremets sucré, dessert, vin et pain, comme à déjeuner. Et Voilà !
LE DOCTEUR. - Et c'est tout ?
GUIGNOL. - Pour le moment. Si j’oublie quelque chose, je vous le dirai.
LE DOCTEUR - Et vous avez servi souvent ?
GUIGNOL. - Jamais. C'est la première fois que je me présente chez quelqu'un. La dame du bureau de placement, en me donnant votre adresse, m'a dit : "Guignol, tu peux y aller sans crainte. Le docteur Cornibus est vieux, riche, ladre comme un rat. Ainsi ne te gêne pas." Vous voyez qu'elle vous connaît. Aussi je n'ai fait ni une ni deux. J'ai dit, puisque le monsieur a le sac, j'y vais ; s'il résiste, je cognerai. Et me voilà. Maintenant avancez-moi six mois de gages.
LE DOCTEUR. - Comment ! que je t'avance six mois de gages ?
GUIGNOL. - Parfaitement. Je ne vous connais pas, vous ; vous pouvez filer, me planter là. Ce sera toujours autant de pris.
LE DOCTEUR. - Ah ! mais non ; (À part.) il va trop loin.
GUIGNOL. - Vous ne voulez pas ?
LE DOCTEUR. - Non, mille fois non. Et tu peux t'en aller de suite si tu veux. Six mois de gages !
GUIGNOL. - Alors vous m'avez fait venir, pour rien, dérangé pour rien, causer, pour rien. Attends un peu. Et vlan ! et vlan !
(Il cogne avec son bâton.)
LE DOCTEUR, criant. - Mais il m'assomme ! au secours !
GUIGNOL, même jeu. - Veux-tu ne pas crier comme ça. Ah ! tu demandes un domestique et puis tu n'en veux plus. Et aïe donc ! aïe donc !
LE DOCTEUR. - J'accepte. J'accepte tout ce que tu voudras. Tiens, (Il va chercher de l'argent.) voici tes six mois de gages. (À part.) Pendard ! (Haut.) Tu feras tout ce que tu voudras. Le chocolat, le dîner, le goûter, le déjeuner, tu auras tout.
GUIGNOL. - À la bonne heure ! Vous voyez bien qu'il n'y a qu'à s'expliquer pour s'entendre.
LE DOCTEUR, à part. - Et me voilà obligé de le garder maintenant six mois, puisque je lui ai payé ses gages.
GUIGNOL. - Qu'est-ce que vous dites ?
LE DOCTEUR. - Je dis que je suis très heureux de ton explication. Tes arguments sont...
GUIGNOL. - Très sensibles, je le sais. Maintenant, vous verrez, je ne suis pas mauvais garçon. Dites-moi ce qu'il y a à faire et pourvu que ce ne soit pas trop difficile, pourvu qu'il n'y ait pas trop à se fatiguer, je vais me mettre à l'ouvrage.
LE DOCTEUR. - (À part.) Il pourra peut-être faire mon affaire, avec de la patience. (Haut.) Voici ton occupation. Je vais sortir ; il viendra probablement des personnes, des clients, pour me consulter. Tu leur répondras que je les recevrai demain, que j'ai été obligé de m'absenter aujourd'hui. Tu les recevras poliment, tu leur parleras respectueusement.
GUIGNOL. - C'est bon ! C'est bon ! On sait son métier, que diable ! J'ai été deux ans à l'école. Je sais compter jusqu'à dix.
LE DOCTEUR. - Tu leur demanderas leurs noms. Tu tâcheras de ne pas les oublier, et tu me les diras à mon retour pour que j'en prenne note. Tu as compris ?
GUIGNOL. - Mais parfaitement. Tu peux filer, maintenant, vieux singe !
LE DOCTEUR, à part. - Il est trop familier. Enfin — il se corrigera peut être ! (Haut.) Allons ! à ce soir.
GUIGNOL. - À ce soir.
LE DOCTEUR. - Et n'oublie aucune de mes recommandations.
GUIGNOL, le poussant dehors. - Mais oui ! Mais oui l En voilà une montre à répétition !...
(Le docteur sort.)
SCÈNE III.
GUIGNOL, seul.
GUIGNOL. - Maintenant si j'allais faire un tour à la cuisine. (Il regarde.) Un joli pâté sur la table, un reste de poulet, mais c'est tout ce qu'il me faut. Et je vais de ce pas dire quelques mots à toutes ces bonnes choses.
(Il sort.)
SCÈNE IV.
GUIGNOL puis UNE DAME.
(On entend sonner, une fois, deux fois, trois fois, puis la sonnerie carillonne sans s'arrêter.)
GUIGNOL. - On y va ! on y va ! (Il paraît, la serviette nouée autour du cou.) Il n'y a donc pas moyen de rester tranquille une minute. On y va ! on y va ! C'est-il, Dieu possible, de déranger ainsi les gens ! On y va ! (Criant.) J'y vais, on finirait par démolir la maison. (Il va ouvrir, puis il entre suivi d'une dame.) Entrez, madame, entrez !
LA DAME. - Je croyais qu'on ne viendrait pas.
GUIGNOL - Dites donc, vous ! Est ce que je vais vous déranger quand vous êtes à table ?
LA DAME. - Insolent !
GUIGNOL. - Insolent l Ah ! tu sais, toi, ne recommence pas, ou ça va se gâter.
LA DAME, furieuse. - Où est le docteur ?
GUIGNOL. - Je ne sais pas. Qu'est-ce que vous lui voulez ?