CASSANDRE ET SES DOMESTIQUES
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f194.item
Duranty, Louis-Émile-Edmond
1880 - domaine public
PERSONNAGES :
CASSANDRE. MORICAUD. JEANNETTE.
UNE CHAMBRE.
CASSANDRE, JEANNETTE, MORICAUD.
CASSANDRE (entrant.) — Eh bien ! eh bien ! les coquins n'ont pas encore fait la chambre !... Jeannette !... Jeannette !... Moricaud !... Moricaud !... Moricaud ! !.... Oh ! les scélérats !... (Il secoue violemment sa sonnette et se cogne.) Oh ! ... maudits domestiques. (Appelant partout.) Jeannet-e-ette ! Moricau-au-aud ! ! ! (Appelant très vite.) Jeannette ! Jeannette ! Jeannette ! Jeannette ! (Jeannette entre et lui fourre son plumeau dans le nez.) Allons ! bon, voilà... (éternuant entre chaque mot) que... vous... commencez !...
JEANNETTE. — Dame ! monsieur est toujours si vif.
CASSANDRE. — C'est bon ! il y a énormément d'ouvrage à faire ! Allons ! vite, voyons, ne restez pas là à bayer aux corneilles. (Il la pousse par les épaules tout autour de la chambre et la fait épousseter à tort et à travers.) Allons, faites cuire mes bottes, cirez mon lit, époussetez mon déjeuner, frottez mon habit, brossez, cirez, secouez, époussetez, que diable !
JEANNETTE (se dégageant, continue à épousseter à tort et à travers, et lui nettoie la figure avec son plumeau.) — Mais, monsieur, je ne peux pas tout faire, je ne sais plus où j'en suis !
CASSANDRE (éternuant.) — Que le... diable... vous... emporte !
JEANNETTE (s'asseyant.) — Ah ! ouff !
CASSANDRE. — Eh bien ! ... c'est ainsi que vous travaillez ?
JEANNETTE (d'une voix pleurarde.) — Ah ! le service est si dur chez monsieur ! Monsieur pense bien que je ne puis faire tout l'ouvrage moi seule ! (Elle se dirige vers la porte.)
CASSANDRE. — Eh ! où allez-vous donc ?
JEANNETTE. — Je vais dire au nègre de venir travailler à ma place, parce que j'ai rendez-vous avec mon cousin le Gendarme pour nous promener au Jardin-des-Plantes, et que je ne veux pas y manquer. (Lui donnant le plumeau.) En attendant Moricaud, monsieur pourrait toujours commencer à faire la chambre !
CASSANDRE. — Ah ! bah ! (Jeannette sort.) Il n'y a pas de doute ! Parbleu, ce serait comique ! (Il va à son lit, en ôte les matelas, les apporte, les jette avec fureur sur le fauteuil, tout tombe.) Moricauau-au-aud ! (Il relève le tout, qui retombe.) Mais qu'est-ce que je vais devenir ?... Moricau-au-au-aud ! (Luttant contre le tas de matelas.) On m'attend à la noce !... higne donc !... Je n'ai pas déjeuné... Boum ! …Rien n'est prêt... Mam'zelle Jeannette va se promener... paf !... (Moricaud entre avec une bougie allumée. — Cassandre lâche tout, prend le plumeau et se précipite vers le nègre.) Te voilà, drôle ! ramoneur ! d'où viens-tu ? je m'enroue à t'appeler ! Et, en outre, tu brûles ma chandelle par les deux bouts !.... Veux-tu bien l'éteindre ! (Dès qu'il veut l'éteindre d'un coup de plumeau, Moricaud se détourne ; ce n'est qu'à la troisième fois que Gassandre réussit.) Tu vas vivement te mettre à l’œuvre ! (Moricaud relève le fauteuil.) Ah ! brave ! (Moricaud s'asseoit.) Eh bien ! ... fainéant !
MORICAUD. — Ah ! pti nègue bien fatigué, pti nègue mouri à la peine ! pti nègue n'en pouvoi' plus !
CASSANDRE. — Que dis-tu, gredin ?
MORICAUD. — Pti nègue pas assez manger ! mal nourri par bon maîte ! Avoi besoin poulet et gigot tous les jours, suque et bon vin ! pti thé, pti café ! confitures, pâté ! bon maîte donner trop d'ouvage.
CASSANDRE (prenant un bâton.) — Écoute-moi bien, Moricaud ! Toi et Jeannette, vous allez cirer mes bottes et brosser mon bel habit ; ensuite, vous ferez la chambre. Si tout n'est pas terminé dans cinq minutes, je vous paie vos gages à coups de bâton, puis je vous chasse !
MORICAUD. — Oh ! moi servi' bon maîte, pou' ête su' testament à li ! moi bosser habit tout site !
CASSANDRE. — Ah ! à la bonne heure !
(Moricaud prend l'habit dans la commode.)
MORICAUD (revient avec l'habit et danse en chantant.) — Moi bosser habit ! toujou comme ça. (Parlant.) Bon maîte ! vous teni habit, moi batte li !
CASSANDRE (prenant l'habit.) — Bien ! Dépêche-toi !
MORICAUD (lui tape sur les doigts en chantant.) — Moi li batte habit !
CASSANDRE. — Ahie ! satané maladroit.
MORICAUD. — Vous pas esprit ! mette habit su le dos, moi bien batte ! (Il lui met l'habit sur la tête et tape à tour de bras, en chantant.) Moi qu'a bien battu !
CASSANDRE. — Eh ! eh ! arrête, coquin !
MORICAUD. — Habit bien battu, bien propre !
CASSANDRE (se frottant la tête.) — Serpent, imbécile, idiot, jocrisse que tu es !
MORICAUD (au public.) — Li content !
CASSANDRE. — Entends-tu bien ? toi et Jeannette, exécutez mes ordres ou gare à vous ! Dans cinq minutes, je reviens. (Il sort.)
MORICAUD (danse en chantant.) — Quand chat n'y est pas, pti souris danser ! (Entre Jeannette.) Mam'zelle Zannette, nous bosser habit, cier bottes, faire lit ! Pti nègue, bonne idée ! nous plus avoir rien à faire ! jeter meubles pa la fenête, nous fende bottes, déchirer habit. Quand Cassande plus rien avoi, nous plus rien à faire ! Vous teni habit ! (Ils prennent l'habit chacun par un bout.) Vous secouer ! (L'habit se déchire en deux ; ils vont se cogner la tête.) Oh ! quelqu'un taper moi la tète dans le dos ! ça pas bien ! Nous mette bottes dans mamite pou faire bonne soupe à papa Cassande. (Ils y mettent les bottes.)
JEANNETTE. — Et l'habit ! (Ils y mettent l'habit.)
MORICAUD. — À présent, fanquer commode pa la fenête...
(Comme ils s'y disposent, on entend la voix de Cassandre :)
CASSANDRE. - Eh bien ! est-ce fini ?
MORICAUD. - Nous, pincés !
LA VOIX DE CASSANDRE. — Jeannet-e-ette ! Moricau-au-aud !
JEANNETTE. — Cachons-nous ! (Ils courent partout. — Jeannette entre dans l'armoire et chasse Moricaud, qui veut y entrer aussi.) Non, non, va-t'en ailleurs.
MORICAUD. — Ah ! où fourrer moi ! Oh ! moi avoir bonne idée. (Il se couche à terre. — Cassandre entre.)
CASSANDRE. — Comment ! tout est dans le même état ! Oh ! oh ! Hé là ! drôle, que fais-tu par terre ? Tu ne réponds pas ? je vais t'ouvrir les oreilles ! (Il prend un bâton, mais quand il veut frapper, Moricaud se roule et le fait tomber.) Aïe ! Animal !!! (Il se relève.)
MORICAUD. — Oh ! moi mort ; oh ! moi colique ; bon maîte avoir écrasé pauve nègue ! Oh ! moi colique !
CASSANDRE. —Dieu ! que ce nègre est bête ! Tu es donc malade ?
MORICAUD. — Oh ! colique ! bon maîte coucher moi, bon maîte sauver pti nègue !
CASSANDRE. — Que la peste t'étouffe !
MORICAUD. — Maîte pas bien servi pour traiter mal pauve domestique, bon pti domestique qui mouri pou maîte.
CASSANDRE. — Eh ! bon Dieu ! attends, je vais faire le lit. Il est écrit que je serai le domestique de mes domestiques. (Il arrange le lit ; à chacun de ses voyages et dès qu'il tourne le dos, Moricaud vient gambader derrière lui. Quand Cassandre regarde derrière, Moricaud se rejette à terre, en criant : Colique !) Allons, viens te coucher !
MORICAUD. — Oh ! moi pas pouvoi bouger ! falloir porter moi !
CASSANDRE. — Sapristi ! quel embarras ! Allons, je vais te porter ! (Il le prend ; Moricaud le fait danser malgré lui et chante :)
MORIDAUD. - Oh ! moi qu'a colique !
CASSANDRE. - Eh bien ! tu as l'audace de danser et de chanter ?
MORICAUD. — Moi pas pouvoi marcher, colique faire danser moi !
CASSANDRE (le jetant dans le lit.) — Ouf ! vas-tu rester tranquille ?
MORICAUD. — Moi soif ! moi soif !
CASSANDRE. — Toi soif ? toi soif ? que le diable t'enlève ! (Il sort.)
MORICAUD. — Mam'zelle Zannette, li parti ! vous sorti ! vite ! vite !
JEANNETTE (sortant avec effort et portant le sac.) — J'ai le magot, heureusement.
MORICAUD (riant.) — Magot ! pti magot ! Nous partager tout à l'heure. Vous décamper !
LA VOIX DE CASSANDRE. — As-tu toujours soif ?
JEANNETTE. — Oh ! je me sauve, tu me rejoindras au grenier pour compter les écus ! (Elle sort.)
MORICAUD (tombant.) — Oh ! moi tomber dans ruelle ! Oh ! pauve nègue : pas de chance. Mam'zelle Zannette ! bon maîte ! moi déguingoler dans ruelle ! moi pas à mon aise !
CASSANDRE (entrant avec la seringue.) — As-tu toujours soif ? Eh bien ! où es-tu donc ?
MORICAUD. — Oh ! moi patapouf !
CASSANDRE. — Comment, toi patapout ? Où diable es-tu passé ?
MORICAUD. — Colique faire culbute à moi. Pauve domestique, étouffer dans pti coin !
CASSANDRE. — Qu'est-ce qu'il rabâche ? (Se penchant sur le lit.) Dieu ! que ce nègre est bête ! Que fais-tu là, bêta ?
MORICAUD — Caboche avoir entraîné moi ! Bon maîte relever pti nègue !
CASSANDRE (le tirant.) — Maroufle, tu pèses un quintal ! Eh ! tu m'entraînes !
MORICAUD (retombant.) — Oh ! moi bosse à la caboche. Bon maîte pas se donner de peine pour pauve domestique !
CASSANDRE. — Non, merci ! (Il le tire plusieurs fois, l'autre l'entraîne toujours.) Saperlotte, tu crois peut-être que tu me donnes de l'agrément. (Enfin il le ramène sur le lit.)
MORICAUD. — Oh ! moi malade ! moi faim !
CASSANDRE (apportant la seringue.) — Voilà ton affaire !
MORICAUD. — Non, pas bouillon pointu, pas bouillon pointu !
CASSANDRE. — C'est pour ton bien, animal !
MORICAUD (descendant.) — Non, non, non ! moi faim.
CASSANDRE (le poursuivant.) — Je ne veux pas qu'il soit perdu ! (Ils tournent autour du lit.)
MORlCAUD. — Vous faire mouri moi ! (Lui arrachant la seringue.) Ça pas beau ! moi cacher ça ! (Il met la seringue dans le lit.) Bouillon pointu dormir ! chut !
CASSANDRE. — Dieu ! que ce nègre est bête ! Tu neveux donc pas te guérir ?
MORICAUD. — Si, moi vouloir pâté pour emplâtre sur l'estomac !
CASSANDRE. — Malheureux ! bois plutôt un vrai bouillon ! La marmite est là justement.
MORICAUD (à part.) — Oh ! moi pincé ! li trouver bottes (tirant Cassandre.) Moi guéri !
CASSANDRE (avançant.) — Mais laisse-moi donc !
MORICAUD (même jeu.) — Moi guéri.