THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

BOQUILLON  RENDANT LA JUSTICE

COMÉDIE EN UN ACTE


 

Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public
 


PERSONNAGES


BOQUILLON, soldat.
POMPONOT, juge d'instruction.
GÉROMÉ, gendarme.
BAZUTAN, assassin.
LENFLAMMÉ, assassin.
UNE NÉGRESSE, assassin.

La scène représente le cabinet du juge d'instruction.



POMPONOT. - (Il arrive avec son Code qu'il dépose sur la tablette, et tourne les pages, cherchant quelque chose. On, entend dire de tous côtés que les affaires ne marchent pas). C'est une affreuse plaisanterie, car je vous assure que jamais le crime n'a eu tant de succès. Vous ne pouvez pas ouvrir un journal sans lire : Le crime de la rue Machin, l'affaire de la rue Chose, la catastrophe de Patati, le sinistre de Patata, etc, tralala. De sorte que nous autres, pauvres magistrats, nous ne savons plus où donner de la tête, et si par malheur tous les crimes étaient découverts et les assassins arrêtés, jamais nous ne pourrions y arriver. Voyons, quelle heure est-il ? Oh ! midi moins vingt. Jamais je ne serai à midi chez Mitouflard ! — Mitouflard, c'est un de mes vieux camarades de collège. Je l'ai rencontré hier, il m'a dit : «  Pomponot, je vous en prie, faites-moi l'amitié de venir demain déjeuner avec moi. » Et comme je lui ai promis, je dois y aller ; malheureusement, j'ai trois assassins à interroger. Après tout, je suis bien bon ! Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. (Appelant.) Géromé !

GÉROMÉ. - Monsieur le juge !

POMPONOT. - Envoyez donc un prisonnier me chercher une voiture.

GÉROMÉ. - Bien, monsieur le juge. (Il sort).

POMPONOT. - Je vais d'abord aller déjeuner, et ensuite je viendrai interroger mes assassins ; ça leur apprendra à se faire arrêter. Je ne suis pas fâché de les faire poser un peu. C'est entendu, allons déjeuner. (Il prend son livre et il sort).

BOQUILLON. - (Il arrive avec le même livre. Il faut donner à ce rôle la prononciation exagérée du troupier campagnard et avoir soin de la conserver jusqu'au bout). Moi, je comprends pas des choses pareilles. Que monsieur le juge d'instruction, il en prend trop à son aise. Moi, je suis le brosseur de mon lieutenant, et mon lieutenant, c'est le neveu du juge d'instruction. Je les ai entendus qui se disaient comme ça qu'ils allaient dîner chez monsieur Mi-che-ti... Miche-tou... flard ; je sais pas au juste, mais ça fait rien. Monsieur le juge disait comme ça qu'il avait de la besogne par-dessus la tête. Alors que je me suis dit : « Boquillon, toi qui n'as rien z'à faire, y faut pas rester dans l'inoisiveté ; tu vas rendre la justice en attendant le retour du juge. » J'ai pris un bouquin... je sais pas pourquoi faire. J'en ai pas besoin, je sais pas lire ; seulement je remarque toujours que monsieur le juge, quand il interroge un assassineur, il a toujours des papiers haut comme ça devant lui : c'est pour ça que j'ai pris ce livre pour me donner une contenance... Je sais pas au juste de quel côté ça se tourne. — Voyons, soyons sérieux ; vous allez voir comme je m'occupe de ça. Il y a des gens qui se figurent que, pour rendre la justice, il faut avoir z-été t-à l'école jusqu'à trente-quatre ans ; c'est une erreur. Ainsi voyez, moi ! j'y suis jamais t-été, t-à l'école, et je vais vous rendre la justice avec plus de facilité que de la monnaie de cent sous, attendu que j'ai jamais cent sous dans ma poche, et que j'y ai toujours un peu de justice. Il y ajustement aujourd'hui plusieurs assassineurs de haute marque ; je vais les faire venir. Il est évident que ces pauvres gens, si ils ont commis des crimes, que c'est pas par distraction ; il y a tant de malheureux aujourd'hui qui n'ont rien à faire, il faut bien s'occuper à quelque chose. Et puis je trouve qu'il n'est pas prudent de priver la société de ses meilleurs assassins ; car à une époque comme la nôtre, où cette partie marche si bien, où il y a tant de crimes à commettre, ben, si on arrête les assassins, qu'est-ce qui fera la besogne alors ? Des débutants, des élèves, des étudiants criminaux qui feront de la mauvaise besogne ? Allons donc ! Voyons, faisons notre besogne en conscience. Ah ! voilà justement un assassineur ! Oh ! qu'il est vilain ! quelle drôle de tête ! (Appelant). Venez ici, assassineur.

BAZUYAN. - Que voulez-vous, militaire ?

BOQUILLON, à part et se tordant, de rire. - Oh ! qu'il est vilain ! qu'il est vilain ! (Haut). Voyons, écoutez, mon brave ! Que j'ai t-été délayé par le ministre de la justice pour vous la rendre, et que je vais vous la rendre. Dites-moi, je vous prie, comment que tu t'appelles ?

BAZUYAN. - Cyprien Nicodème Bazuyan !

BOQUILLON. - Quoi-t-est-ce que tu fais de ton état ?

BAZUYAN. - Je suis ramollisseur de pain rassis pour les restaurants à un euro quinze.

BOQUILLON, riant aux éclats. - En voilà, un professionnement ! — Voyons, mon brave, écoutez ; dites-moi ce que vous avez fait pour avoir été mis en prison ?

BAZUYAN. - C'est bien simple, militaire. Avant-hier, dans le fossé des fortifications, derrière la Villette, j'ai assassiné trois personnes.

BOQUILLON. - À toi tout seul ?

BAZUYAN. - À moi tout seul !

BOQUILLON. - En voilà, du courage ! Mais il ne s'agit pas de ça. Je te demande pourquoi-t-est-ce que c'est, que t'as t-été mis en prison.

BAZUYAN. - Ben ! Pisque j' vous l'dis !

BOQUILLON. - Que tu vas pas te moquer de moi ? Que tu vas pas me faire croire que c'est pour une chose si insignifiante qu'on va mettre un homme en prison ? Ça se faisait peut-être dans l'ancien temps ; mais aujourd'hui, avec le progrès qui nous illumine, avec la lumière électrique, nous n'en sommes plus là, et, je m'en rapporte à la société, qui est-ce qui aujourd'hui n'a pas assassiné ses deux ou trois personnes ?

BAZUYAN. - Mais je vous assure, militaire, que je n'ai pas fait autre chose.

BOQUILLON. - Sérieusement ?

BAZUYAN. - Très sérieusement !

BOQUILLON. - Mais alors, c'est toi qu'es une vicquetime. Je comprends pas une infamie pareille. Que voilà un pauvre malheureux père de famille, qu'a peut-être pas de femme ni d'enfant... Pas, que t'as peut-être pas de femme ni d'enfant ?

BAZUYAN. - Pas du tout !

BOQUILLON. - Voyez ce que je disais ! Je suis très physiolomiste, moi ! Eh bien ! ce pauvre misérable, pour une petite plaisanterie, il est traîné dessus la paille z'humide des cachots ! Vous croyez que c'est pas épouvantable ? Viens par ici, mon ami, je vais te faire sortir par une petite porte que je connais.

BAZUYAN. - Oh ! non, non !

BOQUILLON, le prenant par les épaules. - Mais si, viens donc, sauve-toi, je te ferai servir une petite pension par le gouvernement. (Bazuyan sort, Boquillon le reconduit et revient en lui criant :) Au revoir, bon courage ! — Ce pauvre homme, qu'a l'air si honnête, le mêler ainsi avec toute sorte de monde ! C'est pitoyable ! — Je vas encore en interroger un autre. Voilà justement un beau blond qui a l'air très distingué. Eh, là-bas ! jeune homme ! Prrri Touitttttt ! Avancez donc ici ; je te prie.

LENFLAMMÉ. - Voilà, militaire ! Qu'est-ce qu'il y a pour le service de Votre Excellence, mon prince ?

BOQUILLON. - Dites-moi, jeune homme ! Restez là-z-en silence, ne bougez plus, et surtout, taisez-vous en répondant à mes questions. (Lenflammé lance un formidable éclat de rire, réprimé aussitôt par un geste foudroyant de Boquillon). Que je te prie de ne pas vous moquer de la justice que je représente, et de remarquer que je suis ici pour faire loi devant vous. (Lenflammé étouffe ses éclats de rire, et dans ses contorsions, il cogne sa tête à celle de Boquillon). Racontez-moi succinctement, clairement, rapidement et promptement, le sujet qui vous a fait conduire là ousque vous êtes. Vas-y, allez, parlez, je t'écoute.

LENFLAMMÉ. - C'est bien simple, militaire.

BOQUILLON. - Un instant ! précédons par ordre. Comment que tu te nommes ?

LENFLAMMÉ. - Auguste... Félicien... Lenflammé !

BOQUILLON. - Et que fais-tu de ton métier ?

LENFLAMMÉ. - Je fabrique des muselières en baudruche, pour empêcher les escargots d'éternuer dans la salade. (Nouveaux éclats de rire et coups de tête).

BOQUILLON. - Alors, bref, ton crime ?

LENFLAMMÉ. - Oh ! bien simple, mon général ! Figurez-vous qu'il y a deux jours... Non ! je crois qu'il y en a quatre...

BOQUILLON. - Ça pas d'importance, qu'il y en ait deux, quatre-z-ou huit.

LENFLAMMÉ. - Alors, je vous disais donc que je me promenais avec un ami, quand tout à coup il nous prend l'idée de descendre dans le fossé du chemin de fer de ceinture et de mettre une pierre de taille devant un train. V'là le machin qu'a carambolé. Il y avait de quoi mourir de rire ! Il y a soixante-seize personnes qui ont été tuées d'un seul coup !

BOQUILLON riant d'une façon impossible. - Ces gamins de Paris, ils sont impayables ! Seulement tu me racontes là des plaisanteries qui sont très drôles, mais qu'a pas le moindre rapport avec la mission qui m'a-z-été confiée. Je te demande ce que t' as fait-pour z-avoir t-été mis en prison.

LENFLAMMÉ. - Mais c'est pas pour autre chose que pour ça.

BOQUILLON. - Allons, ne vous moquez pas de moi, S. V. P.

LENFLAMMÉ. - Mais je vous jure sur le grand parapluie de papa qui n'a plus que trois baleines...

BOQUILLON. - Eh ! que m'importe que ton père n'ait plus que trois baleines !

LENFLAMMÉ. - Enfin, je vous dis que je n'ai rien fait autre chose.

BOQUILLON. - C'est encore une malheureuse vicquetime du sort. S'il est possible d'attacher une importance à un petit plaisir si innocent ! Je vous demande un peu ousqu'est le mal qu'il y a à tuer soixante-seize personnes, quand on les connaît pas, et qu'on les a jamais vues ! Ainsi voyez, moi, n'est-ce pas ? j'ai t-été-z-au Tonkin. — Eh ben ! si à moi seul j'avais tué soixante-seize pauvres malheureux qui m'auraient pas fait plus de mal qu'un n'hanneton-z-à une mouche, on m'aurait donné des honneurs plein mon sac, etc. ; et que lui, parce que c'est un simple bourgeois, et qu'il s'est mis dans le même cas ousque je me suis jamais trouvé, on le poursuit comme un malfaiteur. (Le prenant par les épaules). Viens par ici, je vais te faire filer par la petite escalier de service. Au revoir ! Mes hommages à ta famille ! Je te ferai une petite position. (Il sort). Ça me fend le cœur, des choses pareilles ! Aussi je vous promets que quand j'aurai fini mon service militaire, et que je serai plus soldat, je me ferai de suite nommer député pour proposer une loi qui dira comme ça : « Quand les vicquetimes, ils auront pas été tout à fait tuées, et qu'elles seront pas mortes, elles devront servir une petite pension au pauvre assassineur qui se sera donné tant de mal pour ne pas réussir dans ces sortes d'entreprises, qui sont encore si mal récompensées. » Voyons, avant d'aller manger ma soupe à la caserne, je vais encore interroger une personne. Tiens, voilà une femme ! Oh ! c'est une mulâtresse ! Eh ! là-bas, la dame ! Écoutez donc ici ! En voilà, une figure ! Ça doit être une femme qu'est venue pour la foire au pain d'épice, et qu'aura pas été reçue à l'examen.

LA NÉGRESSE. - (Elle entre lentement et se pose immobile devant le théâtre ; Boquillon tourne autour d'elle, et, voyant qu'elle ne bouge pas, il lui tire les cheveux. Elle pousse un grand cri). Touchez pas !

BOQUILLON. - Je vous demande pardon, je croyais que t'étais empaillée ! Dites-moi, ma bonne femme, je suis chargé de te vous interroger au sujet de ta petite fredaine qui vous a fait appeler devant le tribunal. Voyons, qu'est-ce que nous avons donc sur notre petite conscience ?

LA NÉGRESSE. - Figurez-vous, militairrrrre...

BOQUILLON. - Rrrrrrrrrrrr !

LA NÉGRESSE. - Que j'étais dans la dernière des misèrrrrrrrrres !

BOQUILLON. - Oh ! rrrrrrrrrr, elle prononce les r comme un élève du concert de monsieur Vatoire.

LA NÉGRESSE. - Je disais donc que j'étais dans la dernière des misères !

BOQUILLON. - Tu l'as déjà dit tout à l'heure, je crois ; c'était peut-être l'avant-dernière des misères.

LA NÉGRESSE. - Non, c'était la même.

BOQUILLON. - Ah ! faut me le dire, pour que je le mette dans mon rapport ! Continuez, bel astre. Vous dites alors que... ?

LA NÉGRESSE. - J'avais deux petits enfants, et comme je n'avais rien à leur donner à manger, n'ayant rien à manger moi-même, j'ai pris mon courage à deux mains et je les ai dévorés !

BOQUILLON. - Tu as dévoré tes petits enfants ?

LA NÉGRESSE, avec un sifflement très prolongé. - Oui !

BOQUILLON. - Ça, c'est une affaire de goût. Mais tu me racontes des potins qui feraient peut-être le bonheur de ta concierge, et qui n'ont pas de raisons pour être écoutés par la justice que je représente. Veuillez, je te prie, pour en finir, car je n'ai pas que ça à faire, me dire quel est le véritable objet de ton enfermement.

LA NÉGRESSE. - Vous êtes donc sourd, puisque je viens de vous le dire !

BOQUILLON. - Pardon ! Que je vous prie de pas te moquer de ma figure. Que je vois parfaitement à votre physionomie couleur jus de réglisse que vous êtes pas Française, c'est pour ça que je crois t-utile de vous apprendre que chez nous il y a-t-une loi qui dit ceci : que dans la dernière des nécessités, dans la plus profonde des misères, les enfants y doivent nourrir leurs parents. Par conséquent, si tu as mangé tes enfants, ils ont fait leur devoir en te nourrissant, et t'as plus qu'à te féliciter d'avoir facilité leur tâche. Je vas te faire sortir. Tu m'enverras ton adresse, pour que je te fasse obtenir un bureau de tabac dans les grands quartiers ! (Elle sort).

BOQUILLON. - Je suis tout z'ému ! Je vas rentrer à la caserne pour manger ma soupe. (Il sort).

POMPONNOT, avec son Code, qu'il pose sur la tablette. - Ah ! que c'est ennuyeux d'être obligé de travailler, après un si bon déjeuner ! Jamais je n'ai fait un déjeuner pareil. Il y avait des vins capiteux, ça m'a monté à la tête. (Il danse et parait honteux de cette fugue). Eh bien ! voyons, et mes affaires ! (Il tourne les pages de son Code). Il y avait à côté de moi un monsieur qui était d'un drôle ! il me racontait des balivernes ! (Grand éclat de rire réprimé vivement) Allons, allons, et mes affaires ! (Il cherche toujours son Code). Je n'ai pas plus envie de travailler que d'aller me jeter à l'eau. (Il bâille. — Appelant)  Géromé !


 




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