GUIGNOL. - À la bonne heure ! Tu deviens raisonnable ! Allons ! tu as bu une bonne goutte, c'est assez ! Je veux bien te repêcher ! Tiens ! attrape ma ligne ! (Il jette sa ligne, Gnafron s'y accroche et reparaît derrière le parapet.) Nom d'un rat ! Je n'ai jamais pris un si gros poisson que ça ! Allons ! va te changer, vieux, si tu ne veux pas t'enrhumer ; et rappelle-toi bien que c'est toi, à ton tour, qui me dois quarante-neuf francs et qu'il faut me les payer.

GNAFRON. - Te payer ! Scélérat ! Toi qui m'as fait bâtonner par le pharmacien, qui m'as fait boire un coup ! Va, je me vengerai, Guignol, et pas plus tard que tout de suite. Je cours prévenir les gendarmes ! (Il sort en courant.)

GUIGNOL. - Eh bien ! Ayez donc de l'humanité ! Je lui sauve la vie et il veut me faire arrêter. Ça ne m'arrivera plus ! Bon ! voilà ma femme ! Je ne pourrai donc pas pêcher en paix ! Qu'est-ce qu'elle veut ?

SCÈNE VII

GUIGNOL, MADELON

MADELON. - Eh bien, et ces poissons ? Où sont-ils ?

GUIGNOL. - Les poissons ! Ah bien, le père Gnafron est venu me faire une scène, crier, faire du bruit ! Ça les a effrayés, je n'ai rien pris !

MADELON. - Tu n'as rien pris ! Je parie qu'au lieu de pêcher, tu as encore été au cabaret avec cet ivrogne de Gnafron !

GUIGNOL. - Voyons, ne te fâche pas ! Je n'ai pas pris de poissons, c'est vrai ! Mais regarde : voilà une savate qui ira joliment bien à ton pied ; et ce bonnet de coton sur ta tête, et cette chaussette sur ta jambe, et cette casserole et ce torchon dans ta cuisine, sans compter ce hareng saur que tu mangeras pour ton souper !

MADELON. - Tu te moques de moi ! Mais tu vas me le payer ! (Elle le bat.) Tiens, bandit ! Tiens, brigand ! Tiens, ivrogne !

GUIGNOL. - Ah ! c'est ainsi ! Tu me bats ! Prends garde ! ne me mets pas en colère !

MADELON. - Attends ! Scélérat ! Tu ne me fais pas peur. Tiens ! Prends celui-là !

GUIGNOL. - (Ils se battent.) Et toi, prends cet autre ! (Dans la lutte, Guignol jette sa femme par-dessus le parapet.) As-tu ton compte ? Tu voulais des poissons ! Va les prendre !

MADELON, criant dans la coulisse. - Au secours ! Je me noie ! Au secours !

GUIGNOL. - Oui ! crie ! Il n'y a pas de danger que je te repêche, toi ! J'ai bien retiré le papa Gnafron tout à l'heure, c'est le tort que j'ai eu ! Aussi on ne m'y reprendra plus ! Me voilà débarrassé de ma femme ; elle ne me dira plus de sottises, elle ne me donnera plus de coups ! Je serai bien tranquille et je ne serai plus obligé de la nourrir ! Quel débarras ! — Voyons ! Vais-je pouvoir pêcher en paix maintenant ? Faisons seulement bien attention de ne pas repêcher ma femme ! (Il jette sa ligne.)

SCÈNE VIII

GUIGNOL, LE GENDARME

LE GENDARME. - Ah ! ah ! voici donc le gaillard qui a jeté le père Gnafron à la rivière ! Nous allons procéder à son arrestation. Hé ! l'ami !

GUIGNOL. - Passez votre chemin, et laissez-moi tranquille ! (Il se détourne. — À part.) Ah ! nom d'un rat ! un gendarme ! c'est Gnafron qui l'a envoyé.

LE GENDARME. - C'est vous le nommé Guignol ? Eh bien, vous allez me suivre, je vous arrête.

GUIGNOL, à part. - Ne perdons pas la boule ! (Haut.) Vous m'arrêtez ? Pourquoi ?

LE GENDARME. - Parce que vous avez battu le père Gnafron et que vous l'avez jeté à l'eau.

GUIGNOL. - Il vous a dit ça, le vieux scélérat ! Mais c'est lui, au contraire, qui a jeté ma femme à la rivière. Tenez, regardez-la ; elle est là, à côté du pont.

LE GENDARME. - Comment, votre femme est dans l'eau et vous ne la retirez pas ! Mais elle va se noyer !

GUIGNOL. - Peut-être bien ! Mais ça me fait tant d'effet, que je n'ai de courage à rien !

LE GENDARME. - Voyons donc si c'est vrai ! Vous m'avez l'air encore de me conter une blague, mais je ne suis pas si naïf que cela et vous allez venir avec moi au poste.

GUIGNOL. - Si c'est vrai ! Regardez plutôt ! (À part.) M'emmener au poste ! Moi, Guignol ! Ah ! mais non ! (Le gendarme regarde par-dessus le parapet.) Tenez ! voyez-vous ! là-bas, au fond ; regardez bien !

LE GENDARME. - Où ça ?

GUIGNOL. - Au fond, là-bas ! Ah ! mais, si vous ne la voyez pas de loin, allez la voir de plus près. (Il saisit le gendarme et le jette à la rivière.)

LE GENDARME, criant dans la coulisse. - Au secours ! À moi ! Je me noie !...

GUIGNOL. - Ne criez pas comme ça ! L'eau va vous entrer dans la bouche ! Cherchez ma femme, elle est dans le fond !

SCÈNE IX

GUIGNOL, GNAFRON

GNAFRON. - Comment ! Guignol est encore là ! On ne l'a donc pas arrêté ? Je ne vois pas le gendarme ! Où peut-il être ? (Appelant.) Gendarme ! Gendarme !

GUIGNOL, se détournant. - Ah ! Gnafron ! Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Tu n'as donc pas encore assez de ton bain de tout à l'heure ? Tu cherches le gendarme que tu as envoyé pour me pincer ? Veux-tu le voir ? GNAFRON. - Où est-il donc ?

GUIGNOL. - Où il est ? Tiens, regarde, il est là-bas en train de boire un coup ! Vois comme il en avale ! Il faut qu'il ait rudement soif !

GNAFRON. - Comment ! tu as jeté le gendarme à l'eau ! Où est-il, je vais lui porter secours ! (Il se penche sur le parapet.)

GUIGNOL. - Ah ! tu veux le ramener ! Tiens ! va le retrouver ! (Il jette Gnafron à l'eau.)

GNAFRON. - Guignol ! Guignol ! A moi ! au secours ! je me noie ! je suis perdu !

SCÈNE X

GUIGNOL. - Fallait pas aller chercher le gendarme ! Ah ! tu voulais me faire mettre en prison ! Tiens ! attrape ça, et ça, et ça ! (Il jette dans l'eau tous les objets pêchés par Gnafron.) Je ne te dois plus rien, tu as ton compte ! Ouf ! (Au public.) Eh bien, j'ai fait de la belle besogne ! Voilà ce que c'est que d'être un peu vif ! Ils sont tous noyés ! Madelon, le gendarme et Gnafron ! Nom d'un rat ! Qu'est-ce que je vais devenir à présent ? Je reste tout seul ! Je n'aurai plus mon ami Gnafron pour aller au cabaret, plus de femme pour me disputer, plus de gendarme pour m'arrêter. Je reste seul, tout seul, avec mes créanciers qui vont me tomber dessus. Non ! Je m'ennuierais trop ! La vie serait trop triste ! Je n'aime pas la solitude ! Allons, Guignol, dis-toi adieu ! (Au public.) Excusez-moi si je vous quitte comme cela, mais je vais rejoindre la société. (Il se retourne et se jette à l'eau.)

RIDEAU

INDICATIONS

DÉCOR

Une forêt au fond. — Maisons aux coulisses de droite et de gauche. — Pont placé derrière ces coulisses et traversant la scène. — Ce pont sera fait avec une planche légère peinte comme un parapet en pierres ou en briques. Entie ce pont et la planchette qui borde le devant du théâtre, il doit y avoir suffisamment de place pour faire mouvoir les Guignols et autant aussi derrière le parapet, de façon à ce que les personnages puissent passer sur le pont et être rejetés au dehors.

COSTUMES

Costumes traditionnels. GUIGNOL. GNAFRON. MADELON. UN GENDARME.

ACCESSOIRES

Canne à pêche ; la ligne est faite avec une ficelle, du fouet par exemple, et doit avoir au bout un crochet. — Petite épuisette (pas indispensable). — Panier. — Une savate — Un bonnet de coton. — Une casserole. — Une chaussette. — Un torchon, ou plutôt une guenille. — Un hareng saur.

OBSERVATIONS

On fera un trou au parapet pour fixer la ligne de Guignol. Pour jouer cette pièce seul, placement des personnages.

MAIN GAUCHE MAIN DROITE

Scènes I
                 Main gauche                                      Main droite
           — II. Gnafron                                             Guignol

           — III. Madelon                                               " "

          — IV.                                                               " "

          — V. Gnafron                                                   " "

          — VI. Gnafron                                                 " "

          — VII. Madelon                                              " "

          — VIII. Le gendarme                                     " "

          — IX. Gnafron                                                " "

          — X                                                                " "

OBSERVATIONS

Guignol pose sur la planchette son attirail de pêcheur. — C'est aussi sur la planchette qu'il pose les objets pêches qu'il accrochera à sa ligne, de la main gauche.