POLICHINELLE RETIRÉ DU MONDE
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f334.item
Louis-Émile-Edmond Duranty
1880 - domaine public
PERSONNAGES :
POLICHINELLE.
PIERROT.
LE GENDARME.
LE CHARCUTIER.
CASSANDRE.
UNE FORÊT. — UN GRAND TONNEAU AU PIED D'UN ARBRE.
PIERROT (frappant sur le tonneau.) — Hé ! hé ! là ! Polichinelle ! hé ! hé ! là ! Polichinelle ! est-ce que tu dors ? (Cognant de toute sa force.) Polichinelle !
POLICHINELLE (sortant brusquement à mi-corps du haut du tonneau et donnant un grand coup de bâton à Pierrot.) — Eh bien ! que veux-tu ?
PIERROT (se frottant le dos.) — Tes réponses sont bien appliquées !
POLICHINELLE. — Laisse-moi en repos ! (Il replonge dans le tonneau et disparaît.)
PIERROT (frappant de nouveau.) — Hé ! hé ! je veux te parler !
POLICHINELLE (sort comme précédemment et le tape de nouveau.) — Parle donc !
PIERROT (se frottant encore.) — Parbleu ! tu m'encourages ! (Polichinelle veut se replonger au fond du tonneau, mais Pierrot le retient par la tête.) Non, non ! écoute !
POLICHINELLE. — Tu m'arraches la tête ! (Il reparaît à mi-corps.)
PIERROT. — Tu veux donc décidément rester toute ta vie dans ce tonneau ?
POLICHINELLE. — Oui !
PIERROT. — Mais pourquoi ?
POLICHINELLE. — Le monde est trop méchant, je suis retiré du monde. Vous êtes tous des coquins ! Pouah !
PIERROT. — Je venais te proposer...
POLICHINELLE. — Rien ! rien ! Rien !...
PIERROT. — Du bon vin !
POLICHINELLE. — Quoi ?
PIERROT (criant.) — Du bon vin !
POLICHINELLE. — J'aime mieux de l'eau.
PIERROT (stupéfait.) — Oh ! comme il a changé ! Je n'en suis pas fâché.
POLICHINELLE — Et puis, tu voudrais peut-être m'empoisonner ?
PIERROT. — Oh ! Polichinelle ! qu'allons-nous devenir sans toi ? C'en est fait ! plus de joie, plus de mouvement ni de bruit !
POLICHINELLE. — Je ne veux rien avoir de commun avec vous. (Il lui enlève la bouteille, lui donne un grand coup de bâton et rentre dans son tonneau.)
PIERROT. — Il m'a fendu la tête, ce diable-là ! et m'a pris ma bouteille. Il m'a pincé, je vais en faire pincer un autre ! (pleurant.) Faut-il qu'un être si indispensable à la vie de tout le monde ait pris une pareille résolution ! (Entre Cassandre.)
CASSANDRE. — Eh ! mon Dieu ! Pierrot, pourquoi pleures-tu si fort ?
PIERROT. — Hélas ! c'est à fendre le cœur !
CASSANDRE. — Et quoi donc ! quelques coups de bâton, quelque démêlé avec la justice ?
PIERROT. — Pis que tout cela.
CASSANDRE. — Ah ! mon Dieu ! tu as perdu un billet de banque ?
PIERROT. — C'est bien pis que cela.
CASSANDRE. — Oh ! oh ! cependant....
PIERROT. — Polichinelle s'est retiré du monde !
CASSANDRE. — Polichin... elle... s'est...
PIERROT. — Il est là-dedans ! ... et ne veut plus voir personne...
CASSANDRE. — Mais qu'allons-nous devenir ? qui est-ce qui nous volera, qui nous rossera, nous bernera, nous secouera et nous divertira désormais ? Où est le brrr...
PIERROT. — Il faut le faire sortir de là. Tâchez de le décider, offrez-lui quelque chose ; il ne veut pas de vin.
CASSANDRE. — Je vais lui offrir... mais je n'ai rien à...
PIERROT. — Offrez-lui de l'argent... toute votre fortune !
CASSANDRE. — Peste ! on voit bien que ça ne te coûte rien... Je vais lui offrir la main de ma fille Colombine...
PIERROT. — De l'argent, plutôt ! S'il persiste, nous périrons tous de langueur. Allez, Cassandre, soyez pressant, ne vous rebutez pas de ses rebuffades. Je vous laisse pour gémir tout mon saoul. (Il se retire.)
CASSANDRE (frappant au tonneau.) — Hé là ! mon bon Polichinelle ! mon petit Polichinelle ! il ne faut point bouder. (Il cogne plus fort.)
POLICHINELLE (sortant au haut du tonneau et frappant rudement Cassandre.) — Vous ne me laisserez donc pas dormir ?
CASSANDRE (se frottant la tête.) — Aïe ! oui, oui ! je reconnais bien là tes anciennes façons ; tu n'es point si malade qu'on le dit... Paix là, mon ami ! ne reste pas dans ce tonneau ; tu nous manques, reviens avec nous, je te donnerai ma fille Colombine en mariage.
POLICHINELLE (le tapant et rentrant dans son tonneau.) — Je n'en veux pas !
CASSANDRE. — Comme il a bien dit ça, et comme il a bien tapé ! (Cognant de nouveau au tonneau.) Voyons, sois raisonnable, reviens : nous ne pouvons pas vivre sans toi.
POLICHINELLE (reparaissant, veut le frapper, mais le manque.) — Coquin !
CASSANDRE. — Oui, oui, je te donnerai un gros sac d'argent. Sors de là. Viens.
POLICHINELLE. — Je préfère les cailloux.
CASSANDRE. — Eh ! ce n'est pas une mauvaise idée.
POLICHINELLE. — Mais approche un peu ici, je veux t'embrasser avant de me recoucher.
CASSANDRE. — Excellent Polichinelle ! (Il s'approche.)
POLICHINELLE (enlevant le sac et le tapant furieusement.) — Voilà mon baiser ! Je ne veux plus rien avoir de commun avec vous. (Il rentre dans le tonneau.)
CASSANDRE. — Aïe ! aïe ! mais qu'il y reste cet animal, dans son tonneau ; il y est très bien ! C'est encore une autre farce : avec son air désintéressé, il m'a enlevé mon argent que je ne voulais pas lui donner. Attends : si quelqu'un vient, je l'enverrai au tonneau
(Entre le Charcutier.)
LE CHARCUTIER. — Eh ! par quel hasard êtes-vous là, monsieur Cassandre ?
CASSANDRE. — Ah ! mon pauvre ami, il nous est arrivé un bien grand malheur ! Polichinelle ne veut plus frayer avec nous ; il est là, dans ce tonneau. Rien ne peut plus le ramener, il résiste à toutes les offres.
LE CHARCUTIER. — Vraiment ?
CASSANDRE. — Nous le prenions autrefois pour un scélérat, maintenant c'est l'austérité, la mortification, la macération même : aucune tentation ne le séduit. On peut se donner le plaisir d'avoir l'air d'être son ami sans que cela coûte rien, et il est doux, humble, reconnaissant à miracle !
LE CHARCUTIER. — Parbleu ! je veux être de ses amis, à mon tour, puisque cela n'a plus d'inconvénients. Je vais lui offrir mon jambon.
CASSANDRE. — Oui, oui, il refusera, vous embrassera et vous promettra de prier pour vous. Allez ! allez vite ! (Il sort.)
LE CHARCUTIER (allant au tonneau et y cognant.) — Monsieur Polichinelle !
POLICHINELLE (sortant brusquement et le tapant.) — Vous vous êtes donc donné le mot ?
LE CHARCUTIER. — Aïe ! il a encore des vivacités... Je vous dérange, peut-être ?
POLICHINELLE. — Je ne veux plus voir personne... Qu'est-ce que tu portes donc là ?
LE CHARCUTIER. — C'est un jambon que...
POLICHINELLE. — Pouah ! quelle horrible chose ! Je n'aime que le pain noir.
LE CHARCUTIER. — Il faut revenir vivre parmi nous, je vous donnerai ce jambon.
POLICHINELLE. — Je n'en veux pas.
LE CHARCUTIER. — C'est égal !
POLICHINELLE. — J'en ai horreur ! Je te donnerai une bonne poignée de main.
LE CHARCUTIER (s'approchant.) — Avec plaisir.
POLICHINELLE (enlevant prestement le jambon.) — Il faut cacher cela, la vue m'en déplaît.
LE CHARCUTIER. — Hé ! hé ! mon jambon !
POLICHINELLE (le frappant à tour de bras.) — Va-t'en avec tes pareils, coquin, je suis retiré du monde. (Il rentre dans le tonneau.)
LE CHARCUTIER. — Ah ! le scélérat ! il est retiré avec mon jambon. Il m'a dupé, mais je ne veux pas qu'on le sache et qu'on se moque de moi. Voici le Gendarme, je vais l'envoyer au tonneau.
(Entre le Gendarme.)
LE GENDARME. — Vous auriez des intentions perverses à rencontre de ce tonneau, peut-être ?
LE CHARCUTIER. — Nullement.
LE GENDARME. — Parce que je le verrais dans vos regards de travers, peut-être.
LE CHARCUTIER. — Pour qui me prenez-vous ?
LE GENDARME. — Eh ! pour ce qu'il y a longtemps que je n'ai rien empoigné, j'ai une vive perpétration d'appréhender, peut-être.
LE CHARCUTIER. — Je suis un simple Charcutier...
LE GENDARME. — Et vous ne faites pas mal assurément, sans quoi je vous aurais mis la main sur le collet, peut-être.
LE CHARCUTIER. — Chut ! Polichinelle est là-dedans.
LE GENDARME. — Oh ! oh ! c'est étonnant, peut-être.
LE CHARCUTIER. — Oui, et peut-être vous auriez raison de causer un peu avec lui : il s'est retiré du monde...
LE GENDARME. — En a-t-il un permis ?
LE CHARCUTIER. — Voilà ce qu'il faudrait savoir ! Je le soupçonne de vagabondage.
LE GENDARME. — Cela se pourrait, peut-être.
LE CHARCUTIER. — Ce tonneau indique évidemment l'intention de rouler partout.
LE GENDARME. — Eh ! eh ! seulement Polichinelle...
LE CHARCUTIER. — Eh bien !
LE GENDARME. — N'est point un homme comme un autre.
LE CHARCUTIER. — Vous pourriez dire vrai, peut-être.
LE GENDARME. — Et c'est un homme qui a un bâton !
LE CHARCUTIER. — Oh ! il est bien changé !
LE GENDARME. — Il aurait eu là une bonne perpétration en ce cas, car ce n'est point malséant.
LE CHARCUTIER. — Il se repent et ne désire qu'une chose : expier ses fautes. Il réclame la potence à grands cris, vous pouvez la lui offrir ; il a pris la vie et le monde en haine. Ne vous laissez point décourager par ses manières qui sont restées brutales ; insistez ; il fera semblant de refuser d'abord, puis il acceptera, car il accepte tout ce qu'on lui offre. (Il sort.)
LE GENDARME. — Je suis pensif sur ma conduite en cette conjonction, et je proposerais plutôt mon amitié à Polichinelle s'il est dans de bonnes observations, peut-être ! (Frappant au tonneau.) Monsieur Polichinelle ! hé là ! bourgeois !
POLICHINELLE (paraissant et le frappant.) — Es-tu le dernier de la procession ?
LE GENDARME. — Palsambleu ! mon gaillard, ma profession est d'être Gendarme, et puisque tu le prends sur ce ton-là, tu vas me rendre tes comptes.
POLICHINELLE. — Mais puisque je suis retiré du monde, je n'ai plus affaire aux Gendarmes.