LE PÂTÉ EMPOISONNÉ
GUIGNOL
1908 - domaine public
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96572275?rk=42918;4
PERSONNAGES
LE DOCTEUR PANTALON
LA MÈRE MICHEL
LE COMMISSAIRE
PIERROT
POLICHINELLE
ARLEQUIN
SCÈNE PREMIÈRE. — LE DOCTEUR PANTALON,
LA MÈRE MICHEL, LE COMMISSAIRE.
LE DOCTEUR. — Mes chers amis, j'ai voulu vous ménager ce petit régal. Vous m'en direz des nouvelles, et dès demain ! (À Pierrot, qui écoute.) Fainéant, que fais-tu ?
PIERROT. — Monsieur voit bien que je travaille !
LE DOCTEUR. — Je n'ai que faire de toi ici. Va-t'en ! (À la mère Michel et au Commissaire.) Surtout, mes amis, le plus grand secret ! Ne parlez à qui que ce soit de ce qu'on a apporté ni de l'endroit où nous l'avons caché !
LA MÈRE MICHEL ET LE COMMISSAIRE. — C'est juste !
LE DOCTEUR. — C'est que je n'ai point confiance en ce fainéant de Pierrot. Il m'a déjà joué tant de tours pendables ! Et puis il fréquente Polichinelle et Arlequin, deux mauvais drôles capables de tout. Vous serez discrets ?
LE COMMISSAIRE. — Par sentiment et par profession, je suis muet comme la tombe !
LA MÈRE MICHEL.— Et moi comme une carpe !
LE DOCTEUR. — Alors, à demain, mes amis !
PIERROT, à part. — Au diable soient-ils ! Je n'ai pas saisi un traître mot ! Il faut être rusé ! rusons !
(Le docteur Pantalon sort avec le Commissaire.)
SCÈNE II. — PIERROT, LA MÈRE MICHEL.
PIERROT. — Madame Michel, votre serviteur !
LA MÈRE MICHEL. — Monsieur, votre. Servante !
PIERROT, à part. — Je te ferai bien parler, vieille sorcière ! (Haut.) Nous avons lieu de nous réjouir !
LA MÈRE MICHEL. — À quel propos ?
PIERROT. — De cette bonne chose, parbleu !
LA MÈRE MICHEL. — Du panier ? mais qui t'a dit... ?
PIERROT. — Eh, oui, du panier ! Mais c'est un tour de la laveuse de vaisselle. Elle a ouvert le panier et...
LA MÈRE MICHEL. — A-t-elle touché au pâté ?
PIERROT, à part. — C'est un pâté ! (Haut.) Elle en est capable. Encore si elle s'était contentée de cela !
LA MÈRE MICHEL. — Ah ! mon Dieu ! Elle a cassé le goulot d'un des précieux flacons ! La pendarde !
PIERROT, à part. — Cela va bien ! (Haut.) C'est la faute au docteur Pantalon. A-t-on idée de cacher un panier de valeur en un semblable endroit !
LA MÈRE MICHEL. — Cependant, il était bien caché dans le buffet derrière la jarre aux olives.
PIERROT, à part.— Je sais tout ! (Haut.) Oui, mais la pécore a tout découvert et elle en a mangé !
LA MÈRE MICHEL. — Ah ! jour de Dieu ! C'en est trop, et je vais faire du bruit ! Où est cette péronnelle ?
PIERROT. — Calmez-vous ! Le panier est toujours à sa place ! Je voulais vous prouver qu'il ne sert à rien de me cacher les choses !
(La mère Michel sort abasourdie.)
SCÈNE III. — PIERROT, POLICHINELLE, ARLEQUIN.
PIERROT, à la fenêtre. — Eh ! Polichinelle !... Eh ! Arlequin !... Venez ça que je vous montre la chose la plus étrange, la plus fortunée, la plus joyeuse, la plus merveilleuse, la plus incomparable, la plus comique, la plus fantastique, la plus cabalistique... et qui vaut cent coups de trique !
POLICHINELLE. — Que nous veux-tu, Pierrot ?
ARLEQUIN. — Que t'arrive-t-il, cher Pierrot ?
PIERROT. — Tra, la, la, la, la, la, laire, lire lon fa. (Il danse un entrechat.)
POLICHINELLE. — Ah çà, parleras-tu ?
PIERROT. — Encore ce saut de carpe ! Tra, la, la, la, deri dera ! (Il court prendre le panier.) .
ARLEQUIN, levant le couvercle. — Ah ! un pâté !
POLICHINELLE. — Tiens ! des flacons ! Cela mérite considération. (Pierrot, Polichinelle et Arlequin dansent autour du panier.)
POLICHINELLE, revenant au pâté. — Mon avis est que ce pâté est trop épicé.
ARLEQUIN. — Je gagerais qu'il n'est pas assez cuit.
PIERROT. — Allons donc ! Au reste, on peut y goûter. Une miette seulement ! (Il goûte.) Délicieux !
POLICHINELLE ET ARLEQUIN, goûtant. - Exquis !
POLICHINELLE. — Je goûterai de ce flacon.
ARLEQUIN. — Et moi de cet autre !
PIERROT. — Doucement, messieurs, si nous continuons, nous mangerons jusqu'à la dernière miette.
ARLEQUIN. — Illusion, mon cher Pierrot.
POLICHINELLE, prenant un nouveau morceau. — Je ne veux qu'y goûter !
PIERROT, la bouche pleine. — Ce pâté est un envoi qui a été fait à mon maître ; vous concevez que je n'y dois point toucher. Il y va de mon honneur et aussi de mon échine..
ARLEQUIN, mangeant. — Il est vrai !
POLICHINELLE, dévorant. — C'est juste !
PIERROT. — Je n'aime pas les coups de trique, et vous ne voudriez point...
POLICHINELLE. — Je ne le souffrirais pas !
ARLEQUIN. — Et moi donc !
PIERROT. — Allons, grands gourmands, prenez chacun cette tranche. J'ai pitié de vous.
ARLEQUIN et POLICHINELLE. — L'excellent Pierrot !
PIERROT. — Il ne convient pas que je m'oublie. (Il se sert un autre morceau.) Mais voilà un pâté fort entamé. Il vaut autant l'achever.
ARLEQUIN. — Tu parles d'or !
PIERROT. — Ce bourgogne est exquis !
ARLEQUIN. — Et ce chambertin, donc !
POLICHINELLE. — Voici du roussillon de première marque.
PIERROT, trinquant. — À ta santé ! Polichinelle ! À ta santé, Arlequin ! Vive le docteur Pantalon !
POLICHINELLE. — À la santé de Pierrot !
ARLEQUIN. — Longue vie au signor Pierrot !
PIERROT. — Une tranche de pâté, messieurs !
POLICHINELLE. — Deux, pour te faire plaisir !
ARLEQUIN. — Trois, pour te rendre heureux !
PIERROT. — Un verre de frontignan ?
ARLEQUIN. — Demande-t-on au malade s'il désire du bouillon !
SCÈNE IV. — LES MÊMES.
POLICHINELLE. — Je me sens tout guilleret.
ARLEQUIN. — Tout chante autour de moi.
PIERROT. — J'ai une envie folle de danser.
ARLEQUIN. — Laisserons-nous une bribe de cet excellent pâté ?
POLICHINELLE. — Vidons jusqu'au dernier flacon !
PIERROT, dansant. — Eh ! Ion, lan, la, lan, derira, deri dera ! flon ! flon ! flon ! vive le rigodon ! à la Monaco, l'on chasse et l'on déchasse ! Il n'est point, ma foi, gens plus fous que moi ! Et Ion, la, tra deri dera !
ARLEQUIN, faisant la culbute. - Et une, deusse, trois ! En avant, gais compagnons ! Voici le saut du seigneur Scaramouche ! et voici celui du vieux Gilles !
POLICHINELLE, chantant :
Les canards l'ont bien passée,
Lire, lire, lire,
Pourquoi n'y passeriez-vous pas ?
Lire, lon, fa !
PIERROT, dansant. — Houp, houp, la, la ! houp, houp, la laire ! Din, din, din ! Houp, houp, la, la ! En avant, les dames ! Tra, la, la, la, la, soyons gais ! Zim, zim, zim, boum, boum, sonnez, violons !
ARLEQUIN, se promenant sur les mains. — Je saute, et je danse ; je saute et je danse ! La main par ici, la main par là !... Bravo, per Bacco !
POLICHINELLE, chantant :
On en vend plus qu'on en donne,
Lire, lire, lire,
Les marchands sont tous comme cela !
Lire, lon, fa.
PIERROT, dansant :
Tig, tig, Bamboula !
Dansez Bamboula !
Zim ! zim ! zim !
Dansez Bamboula !
TOUS. — À la Monaco, l'on chasse et l'on déchasse ! Et la farira dondaine, et gai, la farira don dé !
PIERROT. — J'achève le pâté.
ARLEQUIN. — Et moi les flacons.
POLICHINELLE. À la Monaco, l'on chasse et l'on déchasse ! Et la farira dondaine, et gai, la farira dondé !
LE DOCTEUR, se montrant dans l'entre-bâillement de la porte. (À part.) Les bandits, ils ont dévoré le pâté ! ils ont bu mes flacons ! (Haut.) 0 le cruel événement ! Quelle catastrophe ! Qui a touché à l'armoire ? Tout est pillé, bouleversé !... Serait-ce toi, Pierrot ?
SCÈNE V. — LES MÊMES, LE DOCTEUR PANTALON.
LE DOCTEUR. — Tu ne réponds point, Pierrot ?
PIERROT. - Non, en vérité, monsieur le docteur.
LE DOCTEUR. — Ouf ! je respire ! J'aurais été navré de te voir parmi les victimes de ce déplorable événement. Mais Polichinelle, Arlequin, les pauvres !
PIERROT, à part. — Qu'est-ce ?
POLICHINELLE ET ARLEQUIN. — Nous tremblons !
LE DOCTEUR. — Et dire que j'avais caché cette drogue épouvantable dans le fin fond de l'armoire !
TOUS. — Ah ! empoisonnés ! au secours !
LE DOCTEUR. — Hélas ! je devais envoyer ce pâté au Grand-Turc qui veut se débarrasser de son vizir.
PIERROT. — Monsieur le docteur, au Secours !
LE DOCTEUR. — Mais tu m'as affirmé...
PIERROT. — J'ai menti, monsieur le docteur. Au secours ! à l'aide ! je meurs ! (Il se roule sur le sol.)
LE DOCTEUR. — J'ai bien un contre-poison, mais il est si cher !... Donnez-moi beaucoup d'argent et je vous guérirai. (Les trois drôles, après beaucoup de simagrées, finissent par donner tout leur argent au docteur.)
LE DOCTEUR, à Pierrot. — Va d'abord m'acheter un pâté et des flacons en tout pareils à ceux que vous m'avez volés. Je veux les empoisonner pour les envoyer au Grand-Turc. (Pierrot sort en se tordant. Polichinelle et Arlequin se roulent sur le sol avec des contorsions épouvantables.)