THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE DIABLE. — Par trente millions de cornes ! tu n'as pas tué une Poule Noire ici, au carrefour des Pendus ?

POLICHINELLE. — C'est donc vous qui m'avez pris ma Poule, à la fin ?

LE DIABLE. — J'ai pris la place de la Poule.

POLICHINELLE. — Tu me prends pour un nigaud : je le crois bien que tu as pris la Poule, et, raison de plus, sa place. Ah ! tu m'as pris la Poule !
(Il repasse son bâton.)

LE DIABLE. — Qu'est-ce que tu me voulais ?

POLICHINELLE. — Te donner de mes nouvelles ; tiens (il le bat), vieux singe !

LE DIABLE. — Ah ! drôle !
(Il lui arrache son bâton et le rosse)

POLICHINELLE. — Assez ! assez ! Quel Diable !

LE DIABLE. — Tu n'es qu'un impertinent et un étourneau ! Je vais te changer en âne pour t'apprendre à réfléchir.

POLICHINELLE. — Comment, en âne ! en bourricot ?

LE DIABLE. — Je t'apprendrai à me déranger pour rien.

POLICHINELLE. — Vous êtes diablement têtu ! puisque...

LE DIABLE (lui donnant un coup de bâton.) — Crrricrrr ! (La tête de Polichinelle se change en tête d'âne rouge.) Voilà, mon camarade ! (Le Diable disparaît.)

POLICHINELLE. — Voilà ce qui peut s'appeler vous envoyer paître ! (Entre Pierrot.) Oh ! quel est cet âne ? 

PIERROT. — Bonjour, mon frère !

POLICHINELLE. — Vous êtes un âne bien singulier !

PIERROT. — Mais je vous en dirai autant.

POLICHINELLE. — Mon Dieu, Monsieur, je n'ai pas toujours été âne. C'est à la suite d'un malheureux événement... le Diable s'en est mêlé !

PIERROT. — Et moi de même.

POLICHINELLE. — Eh ! mais, il me semble que tu... que vous avez un air de famille avec un de mes anciens amis...

PIERROT. — Mais vous aussi, vous ressemblez, autant qu'âne qui vive, à mon camarade Po...

POLICHINELLE. — ...li...

PIERROT. — ...chinelle !

POLICHINELLE. — C'est donc toi, Pierrot ?... je te reconnais tout à fait. Il me semble que tu n'es pas changé !

PIERROT. — Ah ! la Poule Noire !

POLICHINELLE. — Hélas ! oui, c'est à elle que je dois ce changement de destinée.

PIERROT. — L'as-tu mangée au moins, toi ?

POLICHINELLE. — Hélas ! non.

PIERROT. — Ils m'ont fait bouillir avec des crapauds et des vipères.

POLICHINELLE. — Le Diable m'a frotté les côtes !...

PIERROT. — Qu'allons-nous devenir ?

POLICHINELLE. — J'ai perdu la tête !

(Ils s'embrassent et se frottent le museau l'un contre l'autre.) 

PIERROT. — Il faut nous venger du Magicien et aller lui donner quelques coups de pied !

POLICHINELLE. — Allons !

(Ils sortent.) 

TROISIÈME PARTIE

LA CHAMBRE MAGIQUE.


LE SORCIER. — Mes chers confrères, nous pouvons nous réjouir : j'ai perdu ma Poule Noire, mais mes ennemis l'ont payée cher, ils ne s'y frotteront plus. Que le punch flambe ! (Les Magiciens remuent le punch. — Entrent Polichinelle et Pierrot ayant leurs têtes d'ânes.) — Qui va là ?

LES MAGICIENS (effrayés et chantant :) — Quelles sont ces têtes ? Quelles sont ces bêtes ?

POLICHINELLE (tombant à grands coups de bâton sur les Magiciens.) — Hors d'ici, troupe d'imposteurs, c'est nous qui boirons le punch !

LE SORCIER.— Ne craignez rien, mes confrères, aidez-moi, nous allons seller et bâter ces deux ânes.
(Les Magiciens s'enfuient. — Pierrot et Polichinelle, armés, mettent le Sorcier entre eux deux.)

POLICHINELLE (donnant un coup de bâton au Sorcier.) — À présent, tu vas nous rendre nos têtes.

PIERROT (faisant de même.) — Et te hâter !

LE SORCIER. — Aïe ! aïe ! mes bons amis ! mes beaux petits ânes !

POLICHINELLE (le frappant.) — Pas de discours.

PIERROT (le frappant.) — Ôte-nous vite ces museaux !

LE SORCIER. — Aïe ! aïe ! écoutez-moi une minute. Vous n'êtes point laids ainsi : voulez-vous vous regarder dans un miroir ?

POLICHINELLE (le battant.) — Nous n'attendrons pas.

PIERROT (le battant.) — Nous t'assommerons.

LE SORCIER. — Aïe ! vous pourriez vous montrer pour de l'argent ou entrer dans les écuries du roi.

POLICHINELLE (le battant à outrance.) — Ah ! tu nous prends pour de véritables ânes !

LE SORCIER. — Eh ! eh ! eh ! oh ! aïe ! Mais je n'ai plus ma Poule Noire, j'ai perdu tout mon pouvoir.

PIERROT. — Scélérat, il est bien temps ! Tu n'as pas la moindre petite drogue qui puisse nous débarbouiller ?

LE SORCIER. — Rien du tout, mes pauvres baudets, rien du tout !

PIERROT (le battant de toute sa force.) — Je t'en ferai bien trouver, moi !

LE SORCIER. — Holà ! holà ! je vous dis que sans Poule Noire je ne puis rien.

POLICHINELLE. — Nous resterons donc ânes toute notre vie ?

LE SORCIER. — Hélas ! je le crois.

PIERROT. — Eh bien ! tu vas venir avec nous, nous en chercherons une autre.

LE SORCIER. — Peuh ! il n'y en a plus.

PIERROT. — Je vais inspecter tes confitures ; Polichinelle, garde-le bien ; je trouverai peut-être quelque drogue.

LE SORCIER. — Tu vas t'empoisonner.

PIERROT (apportant un petit pot.) — Qu'est-ce qu'il y a dans ce pot ? (Il l'ouvre, le flaire, et aussitôt sa tête d'homme reparaît.) Ah ! ah ! bravo ! À ton tour !
(Le Sorcier, donnant un grand coup de bâton à Pierrot, s'empare du pot et se sauve.)

POLICHINELLE (furieux.) —Comment ! stupide gobe-mouche, tu le laisses échapper ? Je reste âne, tandis que tu es redevenu Pierrot ? C'était un tour concerté entre vous.

PIERROT. — Je t'assure que...

POLICHINELLE (le battant.) — Traître ! traître ! traître !

PIERROT. — Eh ! mais, là !

POLICHINELLE (le battant toujours.) — Cours après lui ! rattrape-le, rapporte-moi la pommade ! (Pierrot sort.) Ah ! bon Dieu ! je suis la dupe de ce coquin de Pierrot. Il a su se débarrasser de sa tête à longues oreilles, et moi je garde la mienne. (Entre le Postillon.)

LE POSTILLON. — Hue ! oh ! dia ! hue ! oh ! maître bourricot ! (Il lui donne un coup de fouet.)

POLICHINELLE. — Quoi ! c'est à moi que tu parles ?

LE POSTILLON. — Ah ! bah ! le baudet qui parle. Hé ! Hé ! l'ami, viens vite à mon écurie ; les ânes ne doivent pas rester dans les chambres. Hue ! oh ! (Il lui donne des coups de fouet.)

POLICHINELLE. — Ah ! par exemple ! pour qui me prends tu donc ?

LE POSTILLON. — Pour le plus bel âne que j'aurai jamais attelé à ma carriole. Hue ! oh ! dia ! bourricot ! (Il le cingle à outrance.)

POLICHINELLE. — Attends ! c'est moi qui vais te faire marcher. (Il lui rend des coups de bâton.)

LE POSTILLON. — Eh ! tu joues trop bien de la flûte, mon ami ! eh ! eh ! engage-toi dans un orchestre, tu battras la mesure. (Il se sauve.)

POLICHINELLE. — C'est parbleu humiliant au dernier point ! il me faut ma forme naturelle à n'importe quel prix. J'essaye toutes les pommades du Sorcier, dussé-je en avoir la colique. (Il flaire un pot et sa tête d'âne se change en une tête de porc.) Ah ! j'ai senti un changement, je suis sauvé ! Enfin, me voici rentré dans mon assiette, dans ma dignité humaine. S'il y avait un miroir ici, j'aurais du plaisir à m'admirer sous mon véritable aspect. Parbleu ! je veux me mettre à la fenêtre pour montrer aux passants que Polichinelle n'est pas changé. (Il se met à la fenêtre.) Tiens ! voilà un Charcutier qui me dit bonjour, il me fait toutes sortes de signes, il entre ici ; il veut m'offrir quelque pâté. (Entre le Charcutier.)

LE CHARCUTIER. — Je ne m'étais pas trompé ; je n'ai jamais vu un... chose aussi curieux.

POLICHINELLE. — Quoi ?

LE CHARCUTIER. — Le plus beau porc qu'il y ait au monde...

POLICHINELLE. — Où ça l'as-tu vu ?

LE CHARCUTIER (stupéfait.) — Il parle ! il parle ! il parle !

POLICHINELLE. — Qui ?

LE CHARCUTIER. — Mais toi !

POLICHINELLE. — Eh bien ! cela n'a rien d'étonnant.

LE CHARCUTIER. — Rien d'étonnant ? un porc qui parle !

POLICHINELLE. — Tu es fou ! Qu'est-ce que j'ai de commun avec un porc ?

LE CHARCUTIER. — Mais la tête, mon camarade, tout au moins.

POLICHINELLE. — Quoi ! la tête ? Ah çà, tu es venu ici pour m'insulter ?

LE CHARCUTIER. — Gare à ta hure !

POLICHINELLE. — Ma hure ! ma hure ! (Il lui donne des coups de bâton.) Voilà pour ma hure, sur la tienne.

LE CHARCUTIER (luttant un instant.) — Aïe ! aïe ! il est fort comme un taureau. (Il se sauve.)

POLICHINELLE (se tâtant la tête.) — Il est de Charenton ! Voilà bien mon nez, mes yeux, mes oreilles, mes cheveux, mes favoris : un porc ! un porc ! c'est une figure insolente qu'il employait à mon égard. (Pierrot entre tout essoufflé.)

PIERROT. — Oh ! Po... (S'arrêtant stupéfait.) Po... porc !... lichinelle... oh ! oh !

POLICHINELLE. — Qu'est-ce que tu as à ton tour, imbécile ? tu ne me reconnais donc plus ?

PIERROT. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu'est-ce qui s'est donc passé pendant mon absence ?

POLICHINELLE. — Eh bien ! j'ai trouvé, moi aussi, de la pommade, je m'en suis frotté et j'ai repris ma bonne tête.

PIERROT. — Mais, malheureux, tu as une tête de porc !

POLICHINELLE. — Oh ! ! le maudit Sorcier ! nous ne le ferons donc pas brûler ! C'était le dernier outrage... un porc... Ce Charcutier avait raison.

PIERROT. — Tu es sauvé !

POLICHINELLE. — À condition de me jeter à l'eau : il ne me reste plus que cette ressource.

PIERROT. — J'ai repris le petit pot au Magicien : hâte-toi de le respirer avant que ce terrible homme revienne ; il me talonne.

POLICHINELLE (flairant le pot et rentrant en possession de sa vraie tête.) — Eh ! cette fois, en es-tu bien sûr ? n'est-ce pas une autre bête ?

PIERROT. — Oui, oui, c'est bien toi ! décampons, j'ai horreur de la sorcellerie.

POLICHINELLE. — Et moi de la volaille.
(Au moment où ils sortent, le Magicien entre. — Polichinelle lui applique un coup de bâton si heureux que le Sorcier tombe mort.)
 

FIN
 




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