THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

PIERROT. — Donne-moi vite quelques sous ! je suis pressé !

LE MARCHAND. — Tiens, prends !

PIERROT. — Adieu ! Si tu es célibataire, tu trouveras là dedans une fille à marier. (Il s'en va.)

LE MARCHAND. — Que dit-il ? que dit-il ? J'aurais dû en effet regarder l'intérieur de la malle avant de lâcher mes sous. On est si souvent trompé sur la marchandise ! (Il ouvre.) Juste ciel ! j'ai une femme par-dessus le marché ! Eh ! Seigneur ! elle ne souffle plus !... Eh ! bon Dieu ! c'est madame Berlingue ! Elle est morte ! Oh ! oh ! on a commis un crime !... Ce ne peut être cet homme : il est blanc comme la neige !... Il n'y a plus de doute, c'est Berlingue qui a tué sa femme. Il faut le dénoncer ! Oui, mais pourvu qu'on ne m'accuse pas moi-même ! La possession vaut titre ! Imprudent que je suis ! Où mettre ce corps ? Ah ! si je pouvais revendre le tout ! (Ils remet la femme dans la boîte. — Entre Arlequin.) Ah ! voici peut-être un client !



ARLEQUIN, LE MARCHAND.


ARLEQUIN. — Vous n'avez pas vu un homme blanc avec une malle ?

LE MARCHAND. — Non, mais si vous désirez une malle, j'en ai justement une à vendre !


ARLEQUIN (à part.) — Justement, elle ressemble à celle de Berlingue, je la rapporterai chez lui, et il ne soupçonnera rien. J'ai la tête bouleversée depuis ce fatal événement.

LE MARCHAND. — Eh bien, monsieur, elle est superbe, voyez ; solide : on peut y mettre tout ce qu'on veut, même une femme au besoin !

ARLEQUIN. — Que dites-vous ?

LE MARCHAND. — Une plaisanterie ! Allons, décidez-vous, on ne trouve pas tous les jours une occasion pareille. Je vois que vous en avez besoin, néanmoins je ne vous surferai pas !

ARLEQUIN. — Tenez, donnez vite ! (Il le paye.) Comme elle ressemble à la malle de Berlingue !

LE MARCHAND — Je suis rentré dans mon argent : voilà tout ce que je voulais ! Portez-la à Berlingue, il vous en donnera son pesant d'or !

ARLEQUIN (ouvrant la boîte.) — Ah ! traître, ah ! coquin, je n'en veux pas ! reprends ta marchandise. Le marché n'est pas valable ! (À part.) Oh ! fou, oh ! malheureux que je suis ! Je ne sais plus ce que je fais ! Voilà celle femme retombée sur mon dos ! (Au Marchand.) Garde-la ! garde-la ! Rends-moi mon argent, falsificateur !

LE MARCHAND. — Plaignez-vous donc !

ARLEQUIN. — Misérable ! (Ils se battent.)

LE MARCHAND. — À la garde ! à l'assassin ! (Il se sauve.)

ARLEQUIN. — La destinée me poursuit. Je ne puis me débarrasser de cette sotte créature ! Pourquoi t'es-tu laissé tuer, bourrique ? Je n'ai plus qu'une ressource, c'est de tout jeter à l'eau. (Entre le Gendarme.) Ah ! encore une autre chanson !


LE GENDARME, ARLEQUIN.

LE GENDARME. — Eh bien, mon ami, nous avons donc assassiné ?

ARLEQUIN. — N'en croyez pas un mot, mon bon monsieur ! 

LE GENDARME. — Eh ! mon garçon, tout le monde n'est point parfait !

ARLEQUIN. — Adieu, mon bon monsieur !

LE GENDARME (l'arrêtant.) — Attendez, attendez, mon cher ami ; soyons philosophe ! Là, nous avons tué quelqu'un, hein, farceur ?

ARLEQUIN. — Mais non. Laissez-moi m'en aller.

LE GENDARME. — Allons, parlez-moi comme à un ami, à cœur ouvert ! Qu'est-ce qu'il y a dans cette malle ? Confiez-moi vos petits chagrins.
 

ARLEQUIN (pleurant.) — Eh bien, c'est une dame qui est entrée là dedans et qui ne veut plus sortir.LE GENDARME (regardant.) — Mais oui, c'est la vérité. Eh bien, mon cher ami, venez avec moi, je vous consolerai ! Nous vous pendrons bien gentiment. Qu'est-ce que vous voulez ? il arrive des accidents à tout le monde !

ARLEQUIN. — Oh ! mon bon monsieur, ce n'est pas ma faute !

LE GENDARME. — Allons, mon ami, vous avez besoin de repos : venez un peu à l'ombre. Ne vous faites pas de mauvais sang. On ne peut que vous pendre ! Voyons, ne soyez pas enfant ! Quand ce sera fait, vous n'y penserez plus !

ARLEQUIN. — Eh bien, mon bon monsieur, vous qui êtes si humain, ayez donc la bienveillance de charger la malle sur votre dos. Je suis tellement fatigué...

LE GENDARME. — Volontiers, mon ami : il n'est rien que je ne fasse pour vous être agréable. Ainsi, je serai à côté de vous quand on vous pendra. Vous verrez, ce n'est rien ! (Il présente son dos.)

ARLEQUIN (le chargeant.) — Là ! allez doucement !

LE GENDARME. — Bien ! Venez, mon ami !... Diable ! que la défunte pèse !

ARLEQUIN (le pousse.) — Bon voyage !

LE GENDARME (tombant.) — Ah ! tonnerre ! c'est mal, mon ami ! Oh ! Oh !

ARLEQUIN (se sauvant.) — On ne m'y repincera plus ! Débrouillez-vous !
(Madame Berlingue revient à la vie.)

MADAME BERLINGUE. — Où suis-je ?... Comment ! dans la rue ?... Et la malle de mon mari !... Et un gendarme !... Monsieur le gendarme ?... Il est donc mort ?... Ah ! le pauvre homme, il ne faut pas le laisser là, les voitures l'écraseraient !... Il sera mieux dans la malle !... (Elle met le Gendarme dans la malle.) Je le porterai à mon mari pour lui faire une surprise ! ! ! Cette malle, sur laquelle je devais veiller ! (Entre le Marchand.) Ah ! cet homme va m'aider !

LE MARCHAND (à part.) — Oh ! comme tout change dans la vie ! Voilà la femme sortie de la malle, donc la malle est vide, donc il ne serait pas bête de se la réapproprier adroitement. Vous savez que cette malle est à moi, madame ! 

MADAME BERLINGUE. — Ah ! par exemple, monsieur, j'en sors à l'instant !

LE MARCHAND. — Allons donc ! je l'ai achetée à un homme blanc. On me l'a volée, et si vous ne me la rendez pas, je vous fais arrêter comme receleuse. Il y a peut-être encore quelqu'un dedans !

MADAME BERLINGUE (à part.) — Il est capable de croire que c'est moi qui ai tué le gendarme ! Ma foi, mon mari ira la réclamer lui-même. (Haut.) Eh bien, monsieur, reprenez-la.

LE MARCHAND. — À la bonne heure, vous êtes une personne honnête !(Madame Berlingue sort.) (Ouvrant la boîte.) — Que les cinq-cents diables l'emportent !... Il y a maintenant un gendarme là dedans... Mais c'est à s'arracher les cheveux. Ce coffre est maudit ! Quel commerce est-ce que je fais donc ? J'achète des femmes et des gendarmes morts, sans m'en douter ! C'est que ce ne sera pas toujours facile à revendre. Imbécile ! maraud ! où l'amour du gain t'a-t-il conduit ? Me voilà bien campé ! (Entre le Commissaire.) Qu'est-ce que je vais faire de ce gendarme ? Avais-je besoin de revenir sur mes pas ?

LE COMMISSAIRE (lui tapant sur l'épaule.) — Qu'est-ce que vous faites là ?

LE MARCHAND (sautant.) — Rien ! rien ! 

LE COMMISSAIRE. — Vous emballez mes gendarmes !

LE MARCHAND (très vite.) — Oh ! c'est une incroyable histoire. Figurez-vous que ce coffre est fantastique ! Suivez bien mon raisonnement. Il n'y avait d'abord rien dans cette malle, n'est-ce pas ? Un homme blanc me la vend ; je l'ouvre, voilà une femme qui se trouve dedans ! Je revends la malle, la femme sort ! Je rachète la malle, et j'y trouve un gendarme !

LE COMMISSAIRE. — Ce n'est pas clair !

LE MARCHAND (plus vite.) — Comment, pas clair ? Vous comprenez bien. Le gendarme et la femme entrent là dedans, on les y trouve. Naturellement, l'homme blanc vend sa malle, moi aussi. Je suis persuadé qu'elle est vide ; la femme sort. Je la rachète, et voilà le gendarme qui est là. Je sue à vous expliquer l'affaire !

LE COMMISSAIRE. — Cette affaire n'est pas claire !

LE MARCHAND. — Pourtant...

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous ! En l'absence de preuves, je confisque la malle et vous condamne à jeter le gendarme à l'eau, car je ne sais qu'en faire !

LE MARCHAND. — Mais, monsieur le Commissaire, vous n'êtes pas raisonnable. J'ai payé la malle, il vaut mieux me la laisser : c'est de plein droit. Quant au gendarme, je ne le connais pas. Il est logique que ce soit vous qui le jetiez à l'eau !

LE COMMISSAIRE. — Hum ! taisez-vous ! cette affaire n'est pas claire. Je commue la peine : je garde la malle !...

LE MARCHAND. — Ah mais, ce n'est pas juste !

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous, et j'emporterai le gendarme. Je le ferai empailler pour servir d'épouvantail aux malfaiteurs !

LE MARCHAND. — Vous m'ôtez mon pain.

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous et allez-vous-en.

LE MARCHAND. — Ah ! quel Commissaire ! (Il s'en va.)

LE COMMISSAIRE. — Si on écoutait tous ces coquins, on jugerait tout de travers ! (Entre Berlingue.)

BERLINGUE. — Ma malle ! ma malle ! rendez-la-moi ! 

LE COMMISSAIRE. — Ah ! ah ! vous connaissez cette malle ?

BERLINGUE. — Mais puisque c'est la mienne ! 

LE COMMISSAIRE. — Vous la reconnaissez ?

BERLINGUE. — Parbleu ! je la cherchais partout. 

LE COMMISSAIRE. — Alors, vous allez être pendu ! 

BERLINGUE. — Comment, pendu ? 

LE COMMISSAIRE. — Vous avez tué mon fidèle gendarme !

BERLINGUE. — Mais laissez-moi m'expliquer !

LE COMMISSAIRE. — Oui, oui, je connais cette histoire : un homme blanc vend la malle, la femme en sort, et on y trouve le gendarme ! On vient de me la raconter. Allons, préparez-vous à la pendaison !

BERLINGUE. — Je ne comprends pas un mot...

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous !

BERLINGUE. — Mais écoutez-moi !

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous !

BERLINGUE. — Oh !

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous ! Je vais chercher la potence !

BERLINGUE. — Il est fou ! Je vais toujours prendre ma malle ! (Le Commissaire revient.) Ah ! çà, mais...

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous ! Passez votre cou là dedans !

BERLINGUE. — Mais je ne veux pas mourir !...

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous !

BERLINGUE. — Je ne l'ai pas mérité !

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous !

BERLINGUE. — Je suis innocent !

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous ! (Il le pend.)

BERLINGUE. — Oh !... ah !...

LE COMMISSAIRE. — Taisez-vous ! (Le Gendarme revient à la vie.) Ah ! vous voilà ressuscité ? Eh bien, montez la garde près du pendu ! (Il sort.)

LE GENDARME. — Diable, on ne vous donne pas le temps de se retourner. C'est égal, il faut exécuter la consigne !... Hé ! mon cher monsieur, on n'est pas très bien là haut, n'est-ce pas ? Il ne répond pas. Pauvre cher homme ! ce que c'est que d'avoir quelques petits défauts.
(Entre madame Berlingue.)

MADAME BERLINGUE. — Où. est donc mon mari ? Vous n'avez pas vu mon mari ?

LE GENDARME. — Ne serait-ce pas ce brave homme qui gambille là ?

MADAME BERLINGUE. — Ciel ! Berlingue pendu !

LE GENDARME. — Eh ! mon Dieu ! nous sommes tous pendables. Il ne faut pas vous désoler... Après la pluie vient le beau temps !

MADAME BERLINGUE. — Il ne dit plus rien ! Il faut l'ôter de là !

BERLINGUE. — Oh ! oh ! J'étrangle.

MADAME BERLINGUE. — Ôtez-le, je vous en prie !

LE GENDARME. — La consigne est que nous devons rester là tous les deux : lui en haut, moi en bas !

MADAME BERLINGUE. — Ô monsieur, vous avez l'air si bon ! Rendez-moi un grand service, mettez-vous à sa place !

LE GENDARME. — Oh ! on ne quitte pas son poste comme cela !

MADAME BERLINGUE. — Pour un petit instant seulement. Il reviendra tout de suite !

LE GENDARME. — Oh ! pour un instant, on ne se refuse pas de ces services-là entre braves gens.
(Ils dépend Berlingue. — Madame Berlingue le pend à la place. — Berlingue se relève.)

 




Créer un site
Créer un site