THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GUIGNOL ENTRE DEUX AIRS

Pochade en un acte.
d'après Louis MOURGUET,

1874
domaine public



PERSONNAGES
GUIGNOL,
cherchant fortune.
BOIT-SANS-SOIF, sergent.
GROSMINET,
docteur.
SERINGARD, rentier.
TRINQUEFORT,
cabaretier.
LAFLEUR, domestique.

Un carrefour : à gauche, un cabaret ; à droite, maison bourgeoise.



SCÈNE  PREMIÈRE

GROSMINET,  SERINGARD


 

GROSMINET. - Bonjour, Seringard, mon cher docteur. Tu ne nous rassures pas beaucoup ! Mon épouse est au lit et tu ne viens même pas la voir...

SERINGARD. - Sois tranquille, Grosminet. Elle n'est pas malade, elle attend un enfant, c'est naturel. Et puis, le bébé n'arrivera que cette nuit, et je cours lui prendre un lapin pour nous régaler au baptême.

GROSMINET. - Te mettre en chasse dans un moment pareil !

SERINGARD. - J'ai promis à Saignolet, mon confrère... D'ailleurs, suis bien mes ordonnances... Il n'y a pas de danger, tout se présente bien... Surtout pas de bruit, ton épouse a besoin de repos.

 



GROSMINET. – Eh ! Comment avoir la paix dans ce carrefour !... Le matin : des marchands qui beuglent ; à midi : des chanteurs qui braillent ; toute la nuit : des cris d'ivrognes.


SERINGARD. - Bah ! Paye un verre à l'ivrogne, jette vingt centimes au chanteur, achète un bibelot au marchand... Tu seras vite débarrassé de tous ces casse-pieds.


GROSMINET. - C'est facile pour toi, Seringard... Je ne suis pas aussi riche que toi. (Il rit.)


SERINGARD, avec suffisance. - Mon cher, quand on est docteur, bachelier, licencié, et qu'on s'appelle Seringard ! ! !... on a les moyens... Au revoir.


GROSMINET. - Pense au lapin... {Se reprenant.) N'oublie pas ma femme !


SERINGARD. - N'aie crainte, mon ami. À tout à l'heure ! (Il sort.)



SCÈNE  II


GROSMINET, seul. - Pas moyen de se fâcher avec ce cher docteur ! Il fait croquer à ses malades plus de gibier que de pilules... Quant à ses prescriptions, allons donner mes ordres en conséquence. (Il rentre chez lui.)



SCÈNE  III


LE SERGENT BOIT-SANS-SOIF, à la cantonade. - Demi-tour à gauche, arrche !... Entrez là, les enfants... (Appelant.) Holà, père Trinquefort, cabaretier du diable ! Holà !


TRINQUEFORT, accent alsacien. - Qu'y a-t-il, serchant ?


LE SERGENT. - Cinq couverts ! et soigne le liquide ! Nous arrosons quatre galons ce soir ! C'est un festin suporbificochicococandard et lucullien qu'il nous faut...
 

TRINQUEFORT - Ya ! serchant, fous fous sen lécherez la parpe... Ah ! Ah ! (Il rit.)


LE  SERGENT. - Je vous suis... (Ils entrent au cabaret.)



SCÈNE  IV

GUIGNOL seul, puis LE SERGENT


GUIGNOL. - (Guignol pourra dire bonjour au public et le mettre dans la confidence de l'histoire.) En voilà une histoire !... Ce matin, vers les sept heures, je dormais dans mon grenier, quand voilà le patron qui tambourine : pan ! Pan ! — «Guignol ! veux-tu descendre ?» — « Eh ! J' suis pas marchand de cendres ! ». Là-dessus, le voilà qui monte et qui m'étiripille, et qui me dessempille, et qui m'empogne par le fond de ma culotte, et qui me fait dévaler les escaliers que je m'en suis cogné la tête sur toutes les marches... Moi, vous m' connaissez, j' suis pas du genre à me laisser faire. Je me rebiffe... il me donne mon compte en deux temps, vlan ! à coups de pieds dans le derrière, que c'est une manière peu règlementaire de payer un domestique... si bien que depuis je me traîne, les mains ballantes, avec les six euros d'économie que je conserve là, dans un mouchoir. — Ah ! bah ! comme dit le cousin Gnafron : « Vive la joie et les bons repas !...» (Chantant à tue-tête sur l'air de la Mère Michel.)

 « Allons de ce pas
faire un tour au marché,
pour voir ce qu'on verra,
ce qu'on peut y trouver :
du bon vin, de la bière

des bonn's choses à manger
Et surtout des copains
Qui pourront tout payer. »

LE SERGENT, lui mettant la main sur la bouche... - Eh ! L'ami !


GUIGNOL. - Quoi qu'y nia, la Croûte ?

LE SERGENT. - Pourquoi m'appelles-tu la Croûte ? 


GUIGNOL. - Vous m'appelez bien la Mie. (Ils rient.)


LE SERGENT. - Ce farceur-là me botte ! (À Guignol.) Tu as un gosier de merle... continue... chante... voilà trente euros pour ta séance.

GUIGNOL. - Trente euros ! nom d'un rat ! C'est bien payé, tout de même. Oh ! oui, je chanterai...


LE SERGENT. - Et si ta gorge, elle s'enrouille, tu viendras boire un coup avec les camarades... Allons, chaud ! Chaud ! Chante-nous quelque chose de bellicochonoquénosof. (Il rentre.)

GUIGNOL. - Tout ce que vous voudrez, sergent... Trente euros ! qu'est-ce que je vais leur roucouler ? (Fredonnant.) «Trempe ton pain, Marie, trempe ton pain (bis).» Non : «Au clair de la lune...» Nom d'un rat ! C'est pas ça ! (Guignol pourra demander des idées au public et chanter avec lui.) Ah ! j'y suis... (Il chante à gorge déployée.)


AIR : Si Napoléon revenait.
Debout à côté son métier
Que pincetait sa façure,
Ça qu'il dit la chose est bien dure
De travailler à si bas prix...
(criant)
Ce n'est pas... qu'y oye à remonder
Les bou bou bou...

 


SCÈNE  V

GUIGNOL,  LAFLEUR

 

LAFLEUR, Lui clouant la bouche avec la main. - Dites-donc, vous ! si vous nous faisiez le plaisir d'aller brailler plus loin. (Il le pousse.)


GUIGNOL, se rebiffant. - Quoi qui me veut, ce gone-là ?


LAFLEUR. - Gone toi-même !... Ma bourgeoise est malade, et tu vas te taire.

GUIGNOL. - On me paye pour chanter, je chante.


LAFLEUR. - Et combien te paye-t-on ?


GUIGNOL. - Cinquante euros ! C'est pour rien.


LAFLEUR. - Tiens, voilà cent euros ! que je ne t'entende plus. (Il rentre.)

GUIGNOL. - Après tout, puisqu'il paye... et que sa bourgeoise est malade... je vas me coller une sourdine.

(Se dodinant sur la bande.)
« Do, do, dormez, poulette,
Do, do, dormez, poulot ! »



SCÈNE  VI

GUIGNOL,  LE  SERGENT

 

LE  SERGENT. - Mille millions de milliards ! te moques-tu de moi ?

GUIGNOL. - Du tout, sergent, j'étais en train de fredonner :

« Do, do, dormez, poulette,
Do, do, dormez, poulot... »


SERGENT. - Tu me prends pour une poule d'eau ! Ah ! çà, mais, as-tu reçu trente euros pour roucouler ?


GUIGNOL. - Oui, mais on m'en donne cent-cinquante pour ronfler.


SERGENT. - Cent-cinquante euros ! Quelque farceur qui se moque de moi, mille milliards !... Voilà deux-cents euros ! vas-y à tire larigot (portant la main à son sabre), sinon !... (Il le menace.)


GUIGNOL. - Permettez... ne badinons pas avec le machin qui coupe. part.) Deux-cents euros !... on va vous dégoiser ça, sergent.
 

LE SERGENT. - Et en mesure, soldat. (Il sort en solfiant.) Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do...
 

SCÈNE VII

GUIGNOL,  LAFLEUR

 

GUIGNOL, répétant. - Zut !... (chantant).

« La Pernelle se lève,
La Ira. la déra la, la Irala la, la dura la !...
La Fernelle se lève
Trois heures avant le jour (bis)
...our !... »

     (Lafleur paraît ; il lui frappe un coup sur le dos à chaque mesure.)


LAFLEUR. - En voilà un ours !... assommant... (Il lui prend son bâton et le frappe), tiens !


GUIGNOL, même jeu. - Attrape !...


LAFLEUR. - Cessons ce jeu... vous êtes, à ce que je vois, un troubadour qui tient mieux une trique que ses promesses. Il me semble pourtant que j'ai payé votre silence...


GUIGNOL. - Cent euros ! Benoni ! mais l'autre m'en a redonné trois-cents pour bêler !... bèèè !...

LAFLEUR. - Voilà cinq-cents euros, va te coucher, ou je te... (Il le menace et sort un instant.)


GUIGNOL. - Sufficit ! je ferme l'œil... (Il se couche sur la bande et ronfle bruyamment. Le sergent, qui le guette, arrive armé d'un bâton.)



SCÈNE  VIII

LES  MÊMES, puis GROSMINET


Pour jouer cette scène à un seul manipulant, il faudra faire sortir LE SERGENT
et LAFLEUR et les faire entrer en fonction du texte...


LE  SERGENT. - Peloton ! garde à vous !


GUIGNOL, se réveillant. - Je vais t'en flanquer, moi, du peloton.


LE  SERGENT. - Apprêtez vos... armes !... en joue !


GUIGNOL, fredonnant sans bouger.

Il vont se percer le flanc,
Vli vlan rataplan tirelire en plan...

 

LE SERGENT, le frappant. - Pan, pan, pan ! Chanteras-tu ?... z-une....


GUIGNOL, se débattant. - Oui, sergent.

À peine au sortir de l'enfance...
 

LAFLEUR, avec un bâton. il le frappe. - Te tairas-tu...? deux.


GUIGNOL. - Aïe ! je me tue...


LE SERGENT, même jeu. - Chante ! (Il le frappe.)


LAFLEUR. - Dors !


GUIGNOL. - Aïe !... Est-ce que vous prenez mon dos pour une enclume ?





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