THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

UN CRIME DANS LA CUISINE


COMÉDIE EN UN ACTE


Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5575143s.r=pomaluil.langFR

PERSONNAGES

DUFLANC, cuisinier.
BAPTISTE, valet de chambre.
LENGLUMÉ, leur maître.
BOKANAR, concierge.
PINSASUC, propriétaire.
LE COMMISSAIRE.
LE JUGE DE PAIX.
UN GENDARME.
MADAME LA PORTIÈRE.

La scène représente l'intérieur d'une cuisine.

 

DUFLANC. - Voilà trois ans que je suis dans cette maison comme chef de cuisine, je n'y ai jamais été tourmenté. Depuis quelque temps, monsieur Baptiste, le valet de chambre, fait tout ce qu'il peut pour me faire mettre à la porte. Il faut que j'explique cette chose à monsieur, et si monsieur ne me donne pas raison, eh bien, je m'en irai, et puis voilà ! (Il sort.)

BAPTISTE, entrant.- Ce misérable cuisinier ! Quand on pense qu'il a empêché mon cousin d'entrer comme second chef de cuisine ! Il faut absolument que je me venge ! J'ai là une petite poudre spéciale qui donne des coliques épouvantables ; je vais en mettre dans tous les plats à monsieur Duflanc. Si monsieur ne le met pas à la porte, il aura de la chance. (Il met de sa poudre dans toutes les casseroles et sort en éternuant.)

DUFLANC, entrant, il éternue plusieurs fois avant de pouvoir parler.- Ça sent un drôle de goût, ici ! Depuis quelque temps, j'ai la mauvaise habitude de mettre trop de poivre dans mes sauces. (Il sort.)

BAPTISTE, entrant.- Tout le monde est à table, c'est le moment de faire notre petite expérience. Je vais aller servir le premier plat ; nous allons voir l'effet qu'il va produire sur les invités. (Il prend un plat et sort pour servir.)

DUFLANC, entrant.- Le voilà qui sert, ce coquin ! Je n'ai pas vu monsieur quand il est rentré, mais il n'y perdra pas ; aussitôt qu'il sortira de table, je me précipite sur lui. Voyons mes crèmes. (Il sort.)

BAPTISTE. - (Il entre en se tordant de rire.) Ah ! ça a joliment bien réussi, par exemple ! Tous les invités ont des coliques épouvantables ! Si monsieur Duflanc n'est pas renvoyé, il aura de la chance. Oh ! j'entends monsieur qui l'appelle ; ça doit être pour lui donner son compte ; c'est le moment de nous sauver. (Il sort.) 

LENGLUMÉ, entrant et appelant à la cantonade. - Monsieur Duflanc !... Monsieur Duflanc !... (Il paraît en scène.) Monsieur Duflanc ! Ah çà ! dites donc, monsieur Duflanc, quand je vous appelle...

DUFLANC, accourant.- M'sieur

LENGLUMÉ. - Qu'est-ce que vous avez donc mis dans votre cuisine ?

DUFLANC, très étonné.- Moi, m'sieur ? mais rien que des choses ordinaires.

LENGLUMÉ. - Allons donc ! Vous avez voulu faire une plaisanterie, n'est-ce pas ? Comment, voilà plus d'un quart d'heure que tous mes invités éternuent ; ils ont tous des coliques épouvantables.

DUFLANC. - Mais, m'sieur, je vous assure...

LENGLUMÉ. - Dites-moi la vérité, ça vaudra mieux.

DUFLANC. - Mais, m'sieur, puisque...

LENGLUMÉ. - Vous ne voulez pas me dire la vérité, n'est-ce pas ? C'est très bien ; je vous accuse alors d'avoir commis une mauvaise action : vous ayez voulu nous empoisonner, c'est évident.

DUFLANC. - Je vous assure, m'sieur...

LENGLUMÉ. - C'est bien, c'est bien ! Je vais prévenir le commissaire de police. (Il sort.)

DUFLANC, essayant de le retenir.- Mais, m'sieur.... Mais qu'est-ce que tout ça signifie ? Je n'y comprends rien du tout. (Il sort.) 

BAPTISTE. - (Il entre en riant aux éclats.) Elle est bien bonne ! Quelle excellente idée j'ai eue là de mettre cette petite poudre dans les plats à monsieur Duflanc ! (Pendant qu'il prononce ces paroles, Duflanc se tient derrière lui et écoute ce qu'il dit.) Si monsieur Duflanc se doutait que c'est moi qui lui ai joué un tour pareil...

DUFLANC, en se sauvant.- Ah ! c'est toi qui...

BAPTISTE, se retournant vivement.- Je croyais avoir entendu parler derrière moi ! J'ai la mauvaise habitude de me faire des confidences à haute voix. Mais, après tout, comment monsieur Duflanc pourrait-il se douter que c'est moi ? (À ces mots, Duflanc paraît avec un bâton et frappe Baptiste avec acharnement.) Non, Duflanc, je vous en prie... écoutez-moi. (Duflanc frappe jusqu'à ce qu'il cesse de remuer.) Attendez donc, je vais vous expliquer...

DUFLANC, contemplant sa victime. - Ah ! c'était lui qui m'empoisonnait mes plats ! Eh bien, il n'y mettra plus rien, dans ma cuisine ! (À plusieurs reprises Baptiste lève un bras sur lequel Duflanc applique tout de suite un coup de bâton.) Scélérat, coquin ! (Il sort, Baptiste reste étendu sur la scène.)

BOKANAR, entrant et appelant.- M'sieur Lenglumé ! c'est une lettre. M'sieur Lenglumé ! prrrrouttttt ! Quelle drôle de maison ! Il n'y a jamais personne ici. Les .domestiques ne sont jamais là. M'sieur Lenglumé !... (Tournant le dos à Baptiste, il se cogne contre lui et se retourne stupéfait.) Tiens, Baptiste ! Qu'est-ce qu'il fait là ? Eh ! Baptiste ! (Il lui donne des tapes sur la figure avec sa main.) Baptiste. ! (Il lui prend la tête et la cogne sur la tablette.) Mais on dirait qu'il a été tué, je crois même qu'il en est mort. Je vais de ce pas prévenir le commissaire de police. (Il sort.) 

DUFLANC, entrant.- Ce pauvre Baptiste, quand on pense que je l'ai tué peut-être ! Je n'avais certainement pas l'intention de lui faire tant de mal. (Le secouant fortement.) Voyons, Baptiste, je vous en prie, relevez-vous. Vous êtes mort, Baptiste ?

BAPTISTE, se soulevant à peine.- Oui ! (Il retombe.)

DUFLANC,il éclate en sanglots bruyants.  - Il est mort ! (Il essaye de le mettre debout et de le faire tenir en équilibre. Baptiste tombe toujours.) Non, décidément il est bien mort. Je vais l'emporter dans sa petite, chambre. (Il le charge sur ses épaules et sort avec. — Il revient presque aussitôt avec un bâton qu'il laisse sur la tablette.)  Qu'est-ce que ça va devenir, tout ça ? Qu'est-ce que ça va devenir ? (Il sort.)

LE COMMISSAIRE, entrant et parlant à la cantonade .- Soyez tranquille, monsieur le concierge, je ne dirai pas que c'est vous ! (Au public.) Le concierge de cette maison vient de m'informer qu'un crime épouvantable vient de s'y commettre. En ma qualité de commissaire de police, je viens commencer une enquête. Ce crime a été commis, dit-on, par un cuisinier nommé Duflanc sur un valet de chambre nommé Baptiste. Il s'agit de questionner adroitement ce cuisinier. Justement le voici ! (Duflanc paraît.) Avancez, avancez ! (Duflanc s'avance jusque sur lui.) Reculez, reculez ! — Ah çà ! dites-moi, mon ami, vous êtes accusé d'avoir commis un crime épouvantable ; voyons, expliquez-moi comment vous vous y êtes pris pour commettre une action si abominable.

DUFLANC. - Oh ! c'est bien simple, m'sieur le commissaire... C'est un souvenir qui ne me quittera jamais. — Baptiste était là, tenez, où vous êtes en ce moment ; moi, j'étais ici, puis j'ai pris un bâton ; tenez, le voilà, ce bâton fatal. Alors j'ai frappé, monsieur le commissaire, tenez, comme ça. (Il frappe le commissaire qui se sauve en criant.) M'sieur le commissaire me demande comment j'ai fait ; je ne peux pourtant pas lui expliquer mieux que ça !

LE COMMISSAIRE, revenant.- Voulez-vous, je vous prie, m'expliquer ?... (Nouvelle poursuite à coups de bâton.) 

BOKANAR, entrant, à la cantonade.- Je vais voir, monsieur ! (Au public.) Le propriétaire désire connaître la cause de ce tapage. Il se fait ici un scandale, c'est incroyable ! Aussi j'apporte le congé en règle à ces locataires du troisième. (Il cherche s'il y a quelqu'un.) 

DUFLANC, sans être vu de Bokanar.-Tiens, voilà le concierge ! Je suis sûr qu'il vient pour me faire arrêter. (Il le surprend et le chasse à coups de bâton.) 

LA PORTIÈRE, arrivant.- Ça, par exemple, c'est trop fort ! Mon pauvre mari, exécutant les ordres du propriétaire, est reçu à coups de bâton. (Duflanc arrive et la poursuit à coups de bâton.) 

LA PORTIÈRE, revenant.- Ça ne se passera pas comme ça ! (Nouvelle poursuite effrénée.)

PINSASUC. - En voilà, une abomination, par exemple ! Comment ! mes pauvres concierges venant ici de ma part sont reçus à coups de bâton ! (Apparition de Duflanc ; nouvelle poursuite.) 

DUFLANC. - Est-ce que ça va durer longtemps, cette vie-là ?Allons, bon ! qu'est-ce que c'est que celui-là, encore ? (Il se sauve.) 

LE JUGE DE PAIX. - (Il entre et tourne lentement les pages d'un petit livre et tousse d'une façon comique.) En ma qualité de juge de paix, je suis chargé de continuer une enquête sur un crime qui a été commis ici tout à l'heure, monsieur le commissaire ayant été obligé de se retirer, pliant sous les coups du meurtrier. Ce crime a été commis par un cuisinier nommé Duflanc, sur un valet de chambre nommé Baptiste. (Cherchant dans son livre.) Voyons, quel est l'article de la loi qui punit ce crime ? Ah ! voilà, nous avons l'article onze-mille-neuf-cent-cinquante-deux bis du Code pénal, qui dit ceci : « L'accusé sera condamné à là peine de mort, et à dix-sept ans de surveillance. (À ce moment, Duflanc lui pousse la tête dans son livre, et se sauve.) Quelle drôle de maison ! (Il cherche d'où lui vient cette poussée. Duflanc, ne montrant que sa tête, fait le chat.) Je crois que j'ai marché sur la patte d'un chat. (Duflanc, toujours sans être vu par le juge, lui fait toutes sortes de plaisanteries. Cette scène peut se prolonger à volonté.) C'est curieux, je reçois des coups de tous les côtés, et je ne vois personne ! (Il reçoit,un formidable coup de bâton.) Décidément, j'aime mieux y renoncer ; je vais envoyer chercher la gendarmerie. (Il sort.) 


DUFLANC, paraissant tout doucement, et regardant s'il est seul. - Il n'y est plus, il a bien fait de se sauver. Oh ! qu'est-ce que c'est que ça encore ? (Il se sauve.)

LE GENDARME. - Hum ! hum ! Je suis chargé d'arrêter un nommé Duflanc, un misérable cuisinier qui a assassiné, paraît-il, au moins trois-mille-six-cent-vingt-quatre personnes. (À ce moment, Duflanc vient se poser immédiatement derrière lui, et imite tous ses gestes.) Il est plus que probable que, rien qu'en voyant mon tricorne, ce monstre n'osera jamais paraître devant moi. (Il se promène de long en large. Duflanc le suit en dansant.) Il s'agit d'être prudent. (Duflanc lui donne un coup de bâton, et se cache.) Ça m'est égal ! Mon devoir m'oblige à rester ici, j'y resterai quand même, et jusqu'au bout ! (Nouveau coup de bâton. Il s'élance après Duflanc. Duflanc revient seul, se tordant de rire sur la tablette. Le gendarme s'avance tout doucement pour le saisir, mais Duflanc l'aperçoit et se sauve. Poursuite effrénée, bataille, lutte, etc. Duflanc s'échappe encore.) — Décidément ce cuisinier est le diable en personne. — Ma foi, je suis forcé d'y renoncer ; je vais envoyer une dépêche au gouvernement. (Il se sauve.)

DUFLANC. - Le voilà parti, c'est pas malheureux. Oh ! je suis décidé à tout. Quand on a un pied dans le crime, voyez-vous, on a bien vivement fait d'y mettre celui qui nous reste. Le premier qui se présente, je ne fais ni une ni deux : vlan ! je l'assomme du premier coup pour lui apprendre à vivre. (Il frappe sur la tablette à grands coups de bâton, sans s'apercevoir que monsieur Lenglumé vient d'entrer, et le regarde avec stupéfaction.)

LENGLUMÉ. - Ah çà ! mais qu'est-ce que vous faites, monsieur Duflanc ?

DUFLANC, tout ahuri.- Ma foi. je n'en sais rien, m'sieur ! Je ne sais pas ce que je fais, je ne sais plus ce que je fais. Depuis la mort de Baptiste, voyez-vous, m'sieur, je n'ai plus ma tête à moi...

LENGLUMÉ. - Comment, la mort de Baptiste ? Qu'est-ce que vous dites, Baptiste ! Il est en train de mettre du vin en bouteilles !

DUFLANC. - Baptiste ? Oh ! pardon, monsieur ! Monsieur ignore peut-être que Baptiste a été tué. Est-ce que ce n'est pas monsieur qui a tué Baptiste ?...

LENGLUMÉ. - Mais permettez, monsieur Duflanc. je crois vraiment que vous perdez la tête, et je vous assure que si ça continue, je ne vous garderai pas longtemps à mon service. Vous m'avez compris n'est-ce pas ? Tâchez de faire attention à vous... (Il sort furieux.)

DUFLANC. - Comment, qu'est-ce qu'il dit, monsieur ? Baptiste met du vin en bouteilles ! Ah ! il n'en mettra plus, de vin en bouteilles ! Quand on pense que j'ai anéanti une si belle existence ! (Il pleure en se traînant sur la tablette. — Baptiste arrive tout doucement derrière lui, pousse un gros rire bête, et se sauve. Duflanc, effrayé, se relève et cherche d'où vient cette voix. Cette scène se renouvelle cinq ou six fois. Duflanc prend alors un bâton, et cherché à attraper Baptiste, qui recommence encore deux ou trois fois, et qui se sauve toujours à temps pour que Duflanc frappe dans le vide ou sur les bords du théâtre. Il fait tomber son bâton, et dit en pleurant :) Il me semble toujours entendre l'organe enchanteur de ce pauvre Baptiste. (Baptiste arrive encore, poussant un formidable éclat de rire ; mais, cette fois, il reste derrière Duflanc.)

DUFLANC, effrayé.- Comment, c'est vous, Baptiste !

BAPTISTE. - Mais oui, mon pauvre Duflanc ; c'est moi.

DUFLANC. - Vous n'êtes donc plus mort ?

BAPTISTE. - Jusqu'à présent, mon ami, je ne l'ai pas encore été !

DUFLANC. - Tiens ! moi qui croyais si bien vous avoir tué !

BAPTISTE. - Mais non, mon cher Duflanc, vous m'avez étourdi, tout simplement, et j'ai voulu vous faire peur, pour vous donner une petite émotion, pour vous apprendre à être un peu moins violent, un peu moins vif.

DUFLANC. - Eh bien ! tenez, Baptiste, écoutez-moi. Pour le peu de temps que nous avons à exister, allez, et puisque nous sommes destinés à vivre ensemble, vivons donc en bons camarades ; ne nous disputons plus.

BAPTISTE. - Mon cher, ami, c'est justement ce que j'allais vous proposer.

DUFLANC. - Allons, embrassons-nous, et soyons toujours bons camarades.
(Ils s'embrassent. Le rideau tombe.)



FIN.





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